1 – Les divisions de la Place de la Bourse
Gilets jaunes et Marche pour le climat avaient quasiment le même point de départ à 14h. La place de la Bourse pour les premiers, le miroir d’eau pour les seconds. Entre les deux, une route presque infranchissable. Une poignée d’écolos se sont bien mis à genoux en hommage aux jeunes de Mantes-la-jolie, interpellés de manière « choquante » comme le dit lui même le ministre de l’intérieur. Mais pas plus. D’ailleurs les deux cortèges s’élanceront dans deux sens opposés.
Présents à l’occasion de la Convention de la France insoumise, plusieurs députés de ce parti, dont le patron Jean-Luc Mélenchon et le local Loïc Prud’homme, se joignent à la marche pour la Climat. Certains dans ce rassemblement portent des Gilets jaunes et tentent de porter des revendications communes. En tout, environ 4000 personnes défilent dans une ambiance familiale jusqu’à la place Gambetta.
Les ouvriers de Ford dont l’anticapitaliste Philippe Poutou s’étaient joints au cortège des « jaunes », une fois n’est pas coutume. Ce samedi matin, devant leur usine toujours menacée de fermeture, ils se rassemblaient autour d’un feu de palette.
2 – A la Victoire, les étudiants veulent être Gilets Jaunes
« Étudiants, Gilets jaunes : même Macron, même combat ! » Réunis place de la Victoire dès 13h, les jeunes s’opposaient notamment à l’augmentation des frais d’inscription à l’université pour les étudiants étrangers. Des lycéens et des militants plus âgés étaient aussi présents. Avec, pour protéger les étudiants étrangers, un « service de protection » mis en place pour « éviter toute répression policière ».
« On est concernés car on est les adultes de demain » explique Thomas (pseudo), lycéen en seconde à Montaigne :
« Ce mouvement peut vraiment faire changer les choses : supprimer les inégalités entre le patronat qui ne devrait pas gagner autant, et les ouvriers qui n’arrivent pas à finir leur mois. »
Ils descendent le cours Pasteur avant de se faire arrêter par un barrage de police. Après négociations, ils parviennent tout de même à emprunter le cours Victor-Hugo, pour rejoindre à la porte de Bourgogne le cortège des Gilets jaunes. Noémie, étudiante en master, explique :
« Je suis là comme à chaque mouvement social pour remettre en cause le système néolibéral qui me révolte énormément. Ce mouvement est celui qui fait le plus de dégâts. La répression est tellement dure que ça signifie que c’est en train de porter ses fruits. Et puis ça fait du bien car on met des slogans de gauche dans le cortège Gilets jaunes, et pour l’instant c’est super bonne ambiance. »
« On est les futures classes moyennes. On aura les mêmes problèmes que les Gilets jaunes dans 10-20 ans » expliquent Arnaud et Leila, lycéens. Ils rejettent Parcoursup et craignent de ne plus pouvoir faire les études de leurs choix en raison de leurs lycées d’origine, mal côtés.
« Moi je ne voulais pas venir à la base car je pensais que c’était un mouvement raciste et de droite. Mais j’ai entendu Youcef Brakni [militant anti-raciste et porte-parole du Comité Vérité pour Adama, NDLR] dire qu’il ne fallait pas laisser la droite s’approprier ce mouvement. »
Pour Antoine, qui ne voulait pas défiler avec les Gilets jaunes, « on sent le vent tourner face à Macron » :
« Ce qui me plaît ici c’est que c’est complètement apolitique, y’a pas de leader, y’a différents groupes politiques et idéaux, mais c’est juste un ras-le-bol citoyen qui s’exprime. Ça m’intéresse de participer à ça, on est en train d’écrire l’histoire. »
3- Les silences de la rue Sainte-Catherine
La manifestation des gilets jaunes dessine un escargot dans le centre de Bordeaux qui a pour destination… la place Pey-Berland et son Hôtel de ville. Mais le passage rue Sainte-Catherine se remarque par le calme et le silence. La marée des gilets jaunes côtoie les badauds venus lécher les vitrines.
Sauf dans la portion de cortège occupée par les jeunes, dont les slogans sont amplifiés par l’écho : « C’est pas seulement Macron qu’il vaut virer, c’est le capitalisme qu’il faut éliminer », « Taxez les profits pétroliers, pas les salariés », « Nous ce qu’on veut, c’est la grève générale ».
La politique se dessine sur les chasubles jaunes, les banderoles ou sur les pancartes : « Évasion fiscale 100 milliards ! », « Pas moins de 2000, pas plus de 10000 euros par mois », « Le peuple Gaulois est dans la rue », « Stop taxe ».
Quelques drapeaux syndicaux de Solidaires flottent, de rares autocollants CGT sont collés sur les gilets. Bien plus à droite, l’Action Française et l’UPR n’hésitent pas aussi à s’afficher. On entend aussi « On est chez nous », signature de l’extrême droite.
Presque aucun chant ne résonne si ce n’est « Tous Ensemble ». On a même peu entendu la Marseillaise. En revanche, un mot d’ordre est repris largement en chœur : « Macron démission ! » Une phrase qui fait écho à une autre pancarte « Macron sera notre Louis XVI » où le président en habit de roi porte sa tête apeurée… sous son bras.
4 – Les tenaces sont dans la place… Pey-Berland
Sous un timide soleil, les gilets jaunes arrivent place Pey-Berland où l’entrée de l’Hôtel de ville est sous la protection de dizaines de camions de CRS. Dans la foule, béret vissé sur la tête et vêtu d’un Gilet jaune, l’économiste bordelais Jean-Marie Harribey donne son analyse :
« Au bout d’un an et demi de présidence, l’imposture Macron a éclaté. Son projet voulait dissoudre la société mais celle-ci se réveille. Nous avons affaire à un vrai mouvement populaire sur des bases extrêmement diffuses au début qui se sont recentrés ensuite sur l’essentiel : ne pas avoir des salaires de misère, arrêter d’enrichir les riches, d’appauvrir les pauvres et d’entamer une vraie transition sociale et écologique. »
Son propos est sèchement coupé pas une première salve de lacrymogènes. Il est 15h35. Comme les promeneurs sortent d’un même mouvement leurs parapluies en entendant les premières gouttes de l’averse, à ce moment là les milliers de gilets jaunes rassemblés sortent de manière synchronisée leurs masques à gaz et lunettes de protection. La préfecture de Gironde annoncera ensuite que tout se passait « dans le calme jusqu’à 16h ».
« Casseurs » ou pas, tout le monde savait dans le cortège que la suite des évènements se passerait ici, et avec violence. Il ne fallait donc pas grand chose (quelques œufs lancés sur les camions de police, une ou deux bouteille en verre) pour déclencher la pluie de lacrymogènes et grenades assourdissantes.
Une fois le vent des lacrymogènes passé et les larmes à peine séchées, les manifestants reprennent leurs positions avec ténacité. Des milliers de personnes vont ainsi rester sur la place malgré des jets policiers pendant plus de deux heures. Lætitia explique :
« Si on rentre chez nous maintenant, ça veut dire plier face à eux et qu’ils auront gagné. C’est pas la solution, il faut qu’on reste solidaires tous ensemble, Gilets jaunes ou pas. »
5 – Les blessés allongés, rue de Cheverus
« On est entrain de le perdre je crois » s’époumone un homme au téléphone rue de Cheverus. Derrière lui, les infirmiers bénévoles de la manifestation s’activent pour aider un homme blessé au crâne par un tir de flashball. Le camion des pompiers arrive enfin et embarque le blessé sous les applaudissements.
Les manifestants repartent en direction de la place Pey-Berland où l’air est irrespirable. Les lacrymogènes jetés sans discontinuité ont été poussés avec le vent dans les rues plus lointaines, même au-delà de la commerçante Sainte-Catherine dans laquelle les passants portent leurs achats d’une main et se couvrent le visage à l’aide de leur écharpe de l’autre.
Selon la préfecture, 26 blessés ont été pris en charge par les services de secours (Sdis et Samu). Beaucoup plus sont à déplorer et se font soigner à même la chaussée par les bénévoles. Selon nos informations, trois hommes ont été touchés au crâne par des tirs de grenades ou flashball. Un homme a eu une main arrachée, comme en témoigne cette violente vidéo, un incident confirmé par le procureur de la République adjoint de Bordeaux Olivier Étienne au quotidien Sud Ouest.
6 – Les feux d’Alsace-Lorraine, les casses de Victor-Hugo
Sous les assauts des lacrymos, les manifestants se dirigent vers les quais. Les poubelles municipales prenaient feu place Pey-Berland. Les conteneurs à ordure sont installés sur les rails du tramway du cours Alsace-Lorraine puis sont brûlés. Les planches de bois qui devaient protéger la boutique SFR sont retirées pour alimenter le feu. Les policiers continuent d’avancer à renforts de bombes lacrymogènes et de blindés.
Cours Victor-Hugo, un théâtre d’affrontements se joue encore. Des barricades ont été dressées puis sont incendiées. La violence vise des banques, symboles du capitalisme : des agences BNP Paribas et La Poste sont vandalisées. L’Apple Store au bout de la rue Sainte-Catherine accuserait également des dégâts.
Pour la préfecture, cette manifestation « non-déclarée » a rassemblé « jusqu’à 4500 manifestants » – chiffre qui selon nos estimations pourrait être deux fois plus important. L’autorité ajoute que « des violences envers les forces de l’ordre, des dégradations ainsi que des pillages sont à déplorer ».
Elle impute les dégradations de bien publics, de vitrines commerciales, de mobiliers urbains à « plusieurs centaines de casseurs » dont certains étaient porteurs d’armes par destination (pavés, boules de pétanques, fumigènes, fusées de détresse…). Elle a procédé à 44 interpellations.
Une chose est sûre : il y avait bien plus de gilets jaunes dans la rue ce samedi qu’une semaine auparavant. En début de soirée, si beaucoup se disaient déçus de la manière dont les choses ont tournées (« On s’est pris des gaz dans la gueule toute la journée »), personne ne semblait pour autant vouloir abandonner le bras de fer.
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