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Concours de nouvelles : « Le désir de Mansour » de Vincent Bordas

Arrivée à la 14e place du concours organisé par Rue89 Bordeaux sur le thème Bordeaux en 2050, « Le désir de Mansour » de Vincent Bordas inaugure la série des dix nouvelles qui seront publiées ici. Les 13 premières ont fait l’objet d’une publication aux éditions Do.

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Concours de nouvelles : « Le désir de Mansour » de Vincent Bordas

Les feuilles du chêne ont la tête basse. Peut-être ont-elles tenté de résister au début, de garder leur dignité. Mais l’orage avait été trop fort, les grêlons trop gros, elles avaient fini par courber l’échine et espèrent en ce matin de juillet, des temps meilleurs. Mansour lui, finit son café, bien content de la fraîcheur retrouvée. Par la fenêtre, il salue une dernière fois le chêne, et le Mondarrain qui s’élève derrière. Dans une heure, il sera sur le quai de la gare d’Ustaritz, deux heures plus tard de retour à Bordeaux après cette semaine de pause estivale trop courte mais tellement nécessaire.

Les au-revoirs sont emplis de sourires et plein de promesses. Samia a pleuré beaucoup, l’autre soir, en racontant à son père les raisons de sa séparation avec Beñat. Mais ses pleurs n’étaient pas de désespoir, elle sait maintenant que sa vie est ici, avec ou sans Beñat, dans son petit magasin de chaussures, à veiller sur son bébé que les vertes montagnes verront grandir, courir, apprendre… Et quelle n’était pas à cet instant la fierté de Mansour devant la maturité et la sérénité de sa fille. Evidemment, il serait inquiet. Mais Samia a les pieds sur terre et elle est ici bien entourée.

Mansour essayait surtout de ne pas penser au passé, à ce qu’ils avaient dû traverser. A quoi bon ? Il faut avancer. C’est ce qu’aurait dit la mère de Samia aussi, se dit-il, relevant la tête des quelques notes prises sur son carnet. Cette pensée l’avait distrait, c’est vrai, mais sûrement nourrit aussi pour la préparation de sa réunion de demain. A Bordeaux, il devrait d’abord passer chez lui, défaire sa valise et se changer. Et puis Mathieu l’attendrait au bar-tabac de Saint-Michel où ils s’étaient donné rendez-vous pour un verre. Après, on verrait.

Mathieu. En quelle année s’étaient-ils rencontrés ? C’était en juillet aussi mais son voyage avait commencé depuis si longtemps qu’on aurait bien pu être en décembre. Tout ce qu’ils voulaient, Fatia et lui, c’était un café, une soupe, un thé, enfin quelque chose de chaud. Mathieu, avec sa chemise à fleurs avait dit des choses simples, doucement, en regardant souvent autour de lui.

« Mais venez demain à l’appart, on sera plus tranquilles pour discuter. » La France n’accueillait plus depuis longtemps et ceux qui, comme Mansour et Fatia, étaient déjà passés, devaient poursuivre dans l’hexagone la course qu’ils avaient entrepris de l’autre côté de la Méditerranée. Il ne l’avait pas tout de suite remarqué mais le lendemain, à l’appart, Mathieu avait eu cette façon de leur parler qui faisait d’eux des égaux. Il faut dire que dans la situation de l’époque où même aider mettait en danger, ils étaient presque des égaux. C’était juste avant le Grand Rien, juste au bord du gouffre. Avant que Fatia, avant que les autres…

Mansour s’en voulait chaque fois qu’il y repensait. Penser à elle, c’était un délice et un supplice, toujours ensemble. Voilà ce que ces années avaient laissé en lui. Le train régional abordait l’agglomération bayonnaise, il lui fallait prendre une grande respiration, faire comme si la boule dans son ventre pouvait s’apaiser et continuer… Dans son sac, il piocha son agenda pour vérifier son planning du mois à venir. Voilà, revenir au quotidien, au concret. Deux semaines de matin, puis repos et enfin 10 jours de nuit. A la radio la veille, il avait entendu les comptes rendus des discussions du comité national législatif. De nombreux délégués ont approuvé le projet de passage de l’âge de la retraite à 58 ans. Bien sûr, ça n’est pas pour tout de suite mais Mansour y pense, se demandant si le comité prendra enfin des mesures spécifiques pour les métiers d’aide aux personnes âgées dont il a eu le temps de mesurer la pénibilité.

La France n’avait plus voulu des immigrés pendant ces années noires. Mais elle s’était accommodée de l’armée d’esclaves constituée. Mansour se dit d’ailleurs parfois que sans cette condition d’esclave, il n’en aurait pas réchappé. Aujourd’hui, il œuvrait à en faire sortir toute une profession.

Mais la reprise du travail, c’est aussi la perspective de revoir Mme Duvignau pour qui il a tant d’affection et la mamie Chung qui continue de lui confier ses meilleures recettes de cuisine pékinoise. Et, entre réflexion politico-sociale, revue d’effectif de ses petits vieux et sieste le front collé sur la fenêtre du train usée, Mansour est rendu à Bordeaux-Belcier. Le personnel de gare s’affaire à récupérer les bagages des personnes handicapées ou âgées quand Mansour a déjà atteint le pôle mobilité et récupéré sa trottinette. Sur le pont du Guit puis sur le cours de la Marne, la circulation est chargée, il a bien du mal à se frayer un chemin au milieu des vélos cargos mais, fleurtant comme d’habitude avec les limitations de vitesse, Mansour atteint assez vite son 2 pièces de la rue Elie-Gintrac.

Ranger ses affaires, constater la longue liste de messages qui attendent sur l’écran du salon, remettre leur lecture à plus tard, ouvrir le frigo et constater un grand vide… Descendre alors à l’épicerie. Remy l’y accueille avec un large sourire :

« Alors, cette escapade basquaise, mon frère, comment c’était ? Elle va comment notre chère Samia ? »

Remy parlait toujours en rangeant ses fruits, quelle que soit la saison et même si ceux-ci paraissaient déjà parfaitement en ordre. Il parlait avec un accent que Mansour avait appris à reconnaître : « l’accent de ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de traverser la place Gambetta », rigolait Rémy. A peine Mansour a-t-il le temps de répondre qu’il croit que ça va pour Samia, qu’il l’espère ; voilà qu’une odeur pénètre l’épicerie et coupe les pensées des deux hommes. Une odeur, oui, sur deux belles jambes musclées ; une odeur avec un regard dur mais bienveillant ; une odeur avec une poitrine fière comme l’étaient les dunes à une époque, face à l’Atlantique. L’odeur passe devant Mansour avec un sourire et demande :

– Est-ce que vous auriez un plan de la ville s’il vous plaît ?

– Ah non madame, on ne fait pas ça ici, dit Remy, retrouvant presque sa gouaille et se remettant donc de ses émotions. Mais on peut peut-être vous renseigner ?

– Je cherche la place Sainte-Croix mais je voudrais aussi un plan, je reste quelques jours à Bordeaux.

– Pour le plan, vous trouverez ça sur la route, dans la librairie un peu plus bas. Et la place Sainte- Croix, mon ami veut peut-être vous y accompagner ?

Remy a lancé ça avec un grand sourire, interrompant Mansour dans ses efforts pour faire mine de ne pas regarder l’odeur du coin de l’œil, pendant qu’il hésitait longuement à remplir sa boîte en carton de pâtes ou de lentilles…

– Non, ça va aller, dit-elle en souriant aux deux hommes.

Elle tourna les talons sans rancune et son merci tant que son aurevoir finirent d’emplir le petit magasin de son parfum … Mansour a toujours été nul pour reconnaître les odeurs. Alors, celle- là, d’où peut-elle bien venir pour l’avoir tant enivré ?

– La pinède, dit Remy quand l’odeur fut partie. Ce joli bout de femme sent la pinède comme je ne l’avais pas sentie depuis longtemps.

– Joli bout de femme, c’est vrai, se contente de répéter Mansour. Allez, j’y vais, tu peux me noter tout ça, questionne-t-il en pointant du doigt son panier maintenant rempli.

– C’est noté, frère, et reviens vite, tu attires les bonnes odeurs !

Suivant scrupuleusement le chemin pointé par Remy, Louise longe les fleurs de la rue qui ont eu du mal à survivre à l’été ; à moins que ce ne soit les dégâts de l’orage. Elle arrive rapidement sur la place des Capucins en souriant, repensant à cet épicier baratineur et à son client aux yeux noisette marqués d’un voile de tristesse. Seules ses fines lèvres affichaient sur son visage une touche de légèreté et elle avait adoré son sourire timide. A travers les larges vitres du marché, elle aperçu le ballet des cagettes déposées et devinait plus loin le brouhaha des conversations de la dizaine de familles regroupées devant le centre de réfugiés installé sur le fond du marché. Des Kenyans sûrement, avait pensé Louise, chassés par la montée des eaux autant que par la guerre qui, là-bas, était loin d’être terminée. Au moins les accueille-t-on dignement maintenant, espérait-elle, voyant s’afférer aussi devant le centre, quelques travailleurs sociaux flanqués de leurs gilets orange. Peut-être repasserait-elle demain, se renseigner et jeter un œil sur ce marché dont on lui avait dit qu’il était beaucoup plus grand par le passé.

Mais pour l’instant, elle devait se repérer, récupérer une carte et retrouver Lucie :

« Tu vas voir, c’est un café mignon et presque caché. Sous un vieux platane on pourra parler et se retrouver », lui avait glissé son amie d’avant.

Plusieurs fois depuis la fin du Grand Rien, Lucie avait tenté de la recontacter. C’était la seule et Louise lui en était reconnaissante. Mais elle avait mis 5 ans à lui répondre, par écrit d’abord. Dire ce qu’elle avait ressenti de vive voix lui était impossible. L’écrire avait été douloureux mais une fois qu’elle avait eu commencé… Ecrire qu’elle n’avait pas vu son mari basculer, qu’elle n’avait d’abord pas cru ce qu’il avait commencé à lui raconter, comme si de rien n’était. Ne pas avoir vu la cruauté arriver. Ne pas croire que cet être de douceur allongé de l’autre côté du lit avait pu laisser grandir une telle haine en lui… « Si on ne les éradique pas, ce sont eux qui le feront, je travaille pour sauver nos enfants », avait-il jeté sur la table de la cuisine alors que Louise s’inquiétait des rumeurs. Que faisait la police ? Elle « travaillait », pour « sauver nos enfants »… et le mari de Louise en était le chef dans la ville de Grenoble. Louise n’avait jamais oublié cette phrase ni le regard cruel mais fuyant qu’elle voyait pour la première fois mais pas pour la dernière, hélas.

– Tu as trouvé facilement, interrogea Lucie en se levant de sa chaise posée sur les pavés de la place Sainte-Croix, en face des vieux platanes. Echange de sourires d’amies, vraiment. Et gêne aussi partagée : peut-on s’enlacer, vraiment, après 15 années de silence ?

– Oui, j’ai demandé mon chemin et j’ai fait un peu au flair !

– A une époque, on aurait dégainé le Smartphone, GPS programmé, cerveau débranché !

– Oui, j’y repense aussi, parfois…

– Comment a-t-on pu à se point laisser les réseaux nous commander… ?

– Il en a fallu des horreurs, pour s’en rendre compte…

Oui, dès le départ, les vieilles amies avaient attaqué le cœur du sujet. Ce qu’avaient aussi fait Mansour et Mathieu, de l’autre côté de la rue Camille-Sauvageau. Sur la place, l’air était saturé d’avoir chauffé tout l’été à 40°C et les bénévoles du comité de quartier s’affairaient ; ce soir, c’était repas et bal de quartier !

– Quel que soit l’évènement qui se produit sur cette place, cela me rappellera toujours notre soirée SOS-Méditerranée, juste avant les arrestations, dit Mansour.

– Juste avant, oui. Mais regarde autour de nous, ces visages jeunes et insouciants. Ils ont toutes les couleurs du monde sur la peau et que l’avenir dans le reflet de leurs yeux !

Mansour fit un tour rapide des terrasses et des passants, Mathieu avait raison. Leur insouciance l’inquiéterait toujours ; il connaissait le refrain de cette douce France ! Et il avait beau s’être battu pour ce résultat, Mansour ne pouvait s’empêcher de leur en vouloir un peu de ne pas vivre sa même douleur et cette inquiétude qui lui restait au fond du ventre… Que la haine, la guerre et la violence ne s’emparent à nouveau du quotidien. Rien n’était acquis, il le savait. Et jamais rien, surtout, n’arriverait à apaiser cette douleur.

Mais sur la place, les jeunes et vieux bénévoles dépliaient des tables, préparaient à manger, s’entraidaient… Et cela lui plaisait bien. Cet élan citoyen, c’était le même qu’il avait suscité au sein du comité de défense des aides à domicile.

C’est en haut de la rue Camille-Sauvageau, plus tard dans la soirée, que Mansour et Louise se sont retrouvés. C’est dans cet espace perdu qu’aucune réhabilitation n’a jamais modifié, que leurs regards se sont reconnus. C’est là qu’ils ont accepté, dans un sourire, de partager une table de terrasse. Et c’est au son de la pop chinoise crachée par les enceintes, qu’ils ont observé la jeunesse danser. Sous le regard fatigué de la grande flèche, ils ont échangé leurs histoires, comparé leurs amertumes et parlé de leurs espoirs.

Mansour a souri lorsque Louise lui a parlé de l’exploitation de sylviculture qu’elle venait de reprendre, à Casteljaloux. Si Remy cherchait une reconversion, le métier de nez semblait tout indiqué, se dit Mansour. Après sa séparation, Louise était partie comme en exil, en Norvège. Et c’est là qu’elle avait appris les métiers du bois. Formation intensive dans laquelle elle a plongé, autant pour oublier que pour se reconstruire avec ses enfants. De son mari, elle su juste qu’il avait pris la fuite après le coup d’état citoyen qui mit fin à cette tragique période. Mansour écoutait et il comprenait maintenant cette fragilité au fond du regard. Il la comprenait et il percevait ce qui les liait à cet instant. Il racontait aussi à Louise son exil et ses tentatives d’oubli.

Mais tout cela, c’était du passé. Demain, Mansour endosserait pour la première fois le rôle de coordinateur du conseil local citoyen. « Avant, on appelait ça un maire », note Louise, un brin ironique. Le nom a changé, le poids de la responsabilité qui pèse sur les épaules de Mansour peut-être pas… Demain, il donnerait la parole, aiderait à travailler pour l’avenir de cette ville qui l’a rejeté, qui en a laissé mourir tant et tant, des qui lui ressemblaient. Cette ville qui lui a enlevé Fatia. Mais cette ville qui lui avait aussi offert de résister.

Demain, il ferait cela. Mais ce soir, il plonge dans les yeux de Louise, avec les siens il effleure sa poitrine et pour la première fois depuis la mort de Fatia, il désire. Au petit matin, le bruit qui agite la rue Elie-Gintrac est celui des feuilles dans les marronniers qui s’ébrouent les unes contre les autres. Dans le lit d’un petit deux-pièces, s’ouvrent les yeux d’une voyageuse et d’un bordelais. Il leur faudra bien d‘autres matins pour se reconstruire vraiment. Mais celui-ci est tellement doux, tellement inespéré. Ils sourient de cette belle journée qui verra Mansour maire et Louise amoureuse, enfin.


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