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Concours de nouvelles : « Il n’y a pas d’âge pour aimer » de Sylvain Durand

Arrivée à la 17e place du concours organisé par Rue89 Bordeaux sur le thème Bordeaux en 2050, « Il n’y a pas d’âge pour aimer » de Sylvain Durand est la troisième des dix nouvelles publiées ici. Les 13 premières ont fait l’objet d’une publication aux éditions Do.

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Concours de nouvelles : « Il n’y a pas d’âge pour aimer » de Sylvain Durand

Louis arriva sur la place Fernand-Lafargue à 20h10. Il était en retard malgré les rappels incessants de son ordipock. Ce dernier lui avait concocté son programme, il s’était chargé de lui réserver un taxi et avait éteint tout ce qui pouvait le distraire dans son appartement pour le contraindre à le quitter au plus vite pour son rendez-vous. Malgré cette assistance le Bordelais était en retard, comme toujours. Le taxi autonome l’avait laissé sur le cours Victor-Hugo, les rues adjacentes n’étaient pas ouvertes aux véhicules. Il longea la ferme verticale de la place de la Ferme-Richemont d’où sortait la musique régulière de l’arrosage automatique et senti, juste avant de s’en éloigner, de légères effluves d’herbes aromatiques.

Louis traversa la place Fernand-Lafargue pour entrer au Fernandel, le restaurant dans lequel il avait rendez-vous avec Pirogue35. Son ordipock le guida vers une table près des baies vitrées où était assise une fille brune longiligne d’une vingtaine d’années. Il s’approcha en souriant et s’assis en face de l’inconnue :

– Salut, enchanté, moi c’est Paul, mentit Louis.

– Enchantée, Océane, répondit Pirogue35.

Il ne s’excusa pas pour son retard.

– Je ne connais pas ce restaurant.

– Tu vas voir, on ne mange pas mal, j’aime bien venir ici, répondit Pirogue35.

Elle fit alors son sourire le plus engageant pour lui demander l’origine de son pseudonyme :

– Dis-moi, pourquoi 2Be3 ?

Cette question faisait office d’introduction, Louis prit soin de présenter son visage le plus avenant avant de répondre. Il utilisait de nombreux compte sur CBonDAimer, avec chacun un pseudonyme original. CBonDAimer était l’application de rencontres en vogue.

– C’était un groupe de musique que ma mère écoutait quand elle était ado, répondit-il.

– C’est marrant, dit-elle en surjouant l’égaiement. Qu’est-ce qu’on mange ici ? rajouta-t-elle en portant son ordipock face à son visage pour consulter le menu.

Le repas fût assez agréable, la jeune fille était affable et avait l’habitude de ce genre de rencontre. La conversation fut si animée qu’ils trainèrent à table après avoir fini leurs desserts. En fin de soirée Louis demanda à son tour :

– Et toi, pourquoi Pirogue35 ?

Elle rigola de bon cœur puis répondit :

– Trente-cinq, c’était le numéro du département où j’ai grandi, l’Ille-et-Vilaine. Enfin, c’était avant, ça ne me rajeunit pas.

Les départements avaient été supprimés depuis près de trente ans maintenant alors que la jeune fille paraissait avoir une vingtaine d’année. Elle laissa passer quelques secondes pour laisser son interlocuteur rebondir sur ce décalage entre son âge apparent et son âge réel. Mais la réaction de celui-ci ne vint pas.

– J’ai 40 ans, Je suis bloquée à 25, lança-t-elle d’un air amusé.

Ça ne parut pas étonner Louis qui parla de lui :

– Moi j’ai 52 ans, j’ai été un pionnier, j’ai commencé à prendre des JAV en 2031, je suis bloqué à 33 ans.

JAV, l’acronyme de J’Arrête de Vieillir, était le nom générique des produits anti-vieillissement qui étaient apparus il y a bientôt vingt ans, au début des années 2030. Ceux-ci stoppaient net le vieillissement du corps, on appelait ça « rester bloqué ». La médecine manquait de recul pour assurer que les cures de JAV rendaient éternel mais ses promoteurs l’affirmaient volontiers.

– Je t’abandonne quelques minutes, annonça Louis d’un air entendu en se levant.

Il se dirigea vers les toilettes mais se retourna avant de les avoir atteints pour s’assurer que Pirogue35 ne le suivait pas des yeux. Elle était absorbée par son ordipock, alors il en profita pour se précipiter hors du restaurant. Sur la place il s’éloigna d’un pas rapide pour s’enfuir dans la première rue qui se présentait à lui, la rue des Ayres.

Louis n’utilisait pas les applications de rencontres pour concrétiser, il avait abandonné l’idée d’avoir des relations, amoureuses comme sexuelles. Il avait connu une seule réelle histoire d’amour, il y a trente ans, en 2018. Il avait été amoureux de Manon, elle avait 19 ans et lui en avait 21. Ils s’étaient rencontrés dans les cours du soir d’Anglais de l’université Bordeaux-Montaigne alors qu’ils habitaient tous les deux à Pessac.

Ils avaient été heureux pendant une dizaine de mois puis Louis s’était appliqué à miner leur couple dès lors que Manon avait commencé à évoquer un avenir commun. Il se montra alors plus sombre et distant puis se mit à reprocher à sa petite copine son manque de maturité. Au douzième mois ils se séparèrent, avant même de fêter leur premier anniversaire.

En vérité c’était lui l’immature, il avait provoqué la rupture avec Manon par peur de s’engager alors qu’il l’aimait toujours. Il fit d’autres rencontres qui ne durèrent jamais, ne se concrétisèrent pas. Il continua de penser à elle pendant un temps puis l’oublia, d’autant plus qu’il n’arriva plus à obtenir de nouvelles par le biais d’Internet.

En effet, dans le courant des années 2020, il était devenu impossible de trouver des données privées sur les individus par le biais du web comme c’était possible plus tôt dans le siècle. La pression de l’opinion publique sur ses dirigeants et sur l’industrie numérique avait provoqué le blocus total des données privées. Bien sûr, les sociétés et les administrations détenaient des informations inouïes sur chacun mais leurs exploitations étaient réservées aux usages internes. Les obligations imposées aux collecteurs étaient devenues drastiques et la mise à disposition ou la fuite de données les exposaient à de lourdes sanctions. Louis travaillait pour Alphabet, un des leaders mondiaux du numérique mais cela ne lui donnait pas plus d’accès aux données personnelles.

Durant les trente années qui suivirent sa séparation avec Marion, Louis se consacra corps et âme aux nouvelles technologies, il en fit sa religion. Il était au faîte des techniques numériques émergentes et des avancées de la biotechnologie, c’est comme cela qu’il devint un des premiers, dans le grand public, à suivre une cure anti-vieillissement à l’aide de prise de JAV.

Cinq jours après sa soirée avec Pirogue35 louis avait rendez-vous avec Kangou. Cette fois-ci l’algorithme de CBonDAimer avait proposé une rencontre à la Toile d’antan, un cinéma multiplexe de la rue Montesquieu convertie en restaurant. Ses douze salles proposaient chacune une ambiance et une activité différente autour d’un repas. Ce soir le couple prit plaisir à déguster, dans une salle surchauffée, un couscous au milieu d’une oasis reconstituée parcourue par des dromadaires et leurs chameliers.

Kangou s’appelait Emma, avait 46 ans et était bloquée à 38. Elle avait commencé sa cure anti-vieillissement sur le tard. Elle avait d’abord refusé ces nouvelles pratiques mais avait fini par céder en se voyant prendre de l’âge. Emma était une personne introvertie, trop timide pour Louis, qui dut mener la conversation. Cela l’épuisa tant que, cette fois-ci, il fuit avant le dessert.

Il pratiquait la fuite depuis plusieurs mois, ce jeu exprimait tout le mépris qu’il avait pour les femmes et pour l’amour. Cela consistait à les rencontrer pour mieux les abandonner, dès le premier contact, après le diner et avant d’envisager une suite dans leur rapport. Il était devenu frivole et son désintérêt pour son environnement en général et pour ses semblables en particulier s’accentua davantage dès lors que ses cures anti-vieillissement portèrent leurs fruits. C’était un jeu mais aussi une façon de se sentir vivre dans cette existence qui se présentait éternelle, grâce aux JAV, et voué aux machines, par son métier.

L’été touchait à sa fin, le soleil avait déjà baissé d’intensité en cette fin d’après-midi. Louis rejoignait les berges de la Garonne par la place des Quinconces. La place était devenue un centre névralgique d’où partaient les véhicules autonomes qui desservaient toute la ville. Outre les taxis et les bus, on pouvait y emprunter le Looper, un métro aérien propulsé qui vous menait sur la rive droite par les airs. Un nouveau quartier avait poussé sur la rive opposée, à la Bastide, on avait élevé de nombreux bâtiments administratifs autour du jardin botanique au fur et à mesure que Bordeaux avait gagné en autonomie politique. La place abritait aussi le datacenter le plus important de la cité, la chaleur dégagée par les unités centrales enterrées sous la place permettait la production d’électricité de la flotte de véhicules qui partait de la surface, ainsi que du Looper.

Louis avait rendez-vous avec Coquette-Socquette pour diner à l’Endive au jambon, un restaurant qui était resté dans son jus du début du siècle. En effet, des adeptes de l’ancien monde entretenaient son esprit. Une catégorie de la population citadine était nostalgique de la société qui précédait celle du « tout numérique », on les appelait les bobous, l’acronyme de bourgeois à la bougie. Ainsi on trouvait encore en ville des restaurants avec des serveurs humains, où on choisissait ses plats à l’aide de menus cartonnés et où on aurait même pu venir sans son ordipock.

Louis eut un choc en voyant Coquette-Socquette, il reconnut Manon, son amour de jeunesse. Physiquement elle avait dix ans de plus que lorsqu’il l’avait connu en 2018 mais c’était elle. Du moins elle lui ressemblait, il reconnaissait ses cheveux, ses yeux, sa bouche, jusqu’à sa voix. Elle avait forci un peu et elle était un peu plus petite que dans ses souvenirs mais pouvait-il faire confiance à sa mémoire après trente ans dont plus de vingt à avoir réprimée cette dernière.

Il se contint et fit mine de ne pas la reconnaitre pour voir si elle réagirait. Louis perçu des regards et des silences qui la trahissait mais rien d’assez clair pour lui prouver qu’elle savait qui était devant elle. Elle ne sembla pas le reconnaitre. Ces pensées, qui l’occupèrent toute la soirée, s’ajoutant à l’émotion, le tétanisait. Coquette-Socquette tenta bien de lancer et relancer la conversation mais la soirée ne s’enclencha jamais. Au cours du repas elle se révéla être devenue une bobou, préoccupée par la place qu’avaient pris les robots dans notre société. Ce discours acheva de persuader Louis qu’il fallait laisser le passé où il l’avait laissé. Alors, pour la deuxième fois en trente ans avec Manon, il fuit. Cette fois-ci, il choisit de s’esquiver de manière classique, en prétextant d’aller aux toilettes.

Le jour suivant Louis, pour la première fois, se posa des questions sur la raison pour laquelle il n’allait pas plus loin avec les femmes. Avait-il perdu toute libido ? Prenait-il plus de plaisir à les laisser sur le carreau qu’il en prendrait à aller plus loin avec elles ? Il avait ressenti de la lassitude lors des derniers rendez-vous mais le dernier, avec Coquette-Socquette, avait fait renaitre de vieux souvenirs en lui, des souvenirs du temps où il avait eu envie d’aimer, de vivre quelque chose avec une femme. Maintenant il regrettait d’avoir quitté ce diner, ça avait été davantage un coup de sang, voir un réflexe, qu’une décision mûrie. Ce dîner-là lui laissait un goût d’inachevé parce qu’il n’avait pas obtenu la réponse à sa question : Manon, alias Coquette-Socquette l’avait-elle reconnu ou non, et si non pourquoi ? Il était clair que c’était la Manon qu’il avait connue, avec dix ans de plus, cela s’expliquait par la prise de JAV qui les avait bloqués tous les deux à l’aube de la trentaine.

Toute la semaine, les souvenirs du temps passé avec Manon, en 2018, s’installèrent dans la conscience de Louis. Ils le taraudèrent tant que le mardi suivant il décida, sur un coup de tête, d’arrêter de travailler au milieu de l’après-midi pour prendre le tramway suspendu en direction de Pessac et des quartiers où Manon et lui avaient grandi. C’est d’abord toute sa jeunesse qu’il explora en passant devant la piscine, dans le parc du château et devant la maison de la rue des Poilus dans laquelle il avait grandi. Il poussa finalement jusqu’à la cité Frugès où les parents de Manon habitaient quand il sortait avec elle. La cité bâtie par Le Corbusier et Jeanneret avait peu changé, le quartier s’était un peu embourgeoisé mais ce n’était pas devenu le quartier chic qu’était devenu Les Aubiers. Les parents de Manon habitaient une maison de type quinconce. Il la retrouva facilement parce qu’il y était venu quelque fois à l’époque. Sa balade dura deux heures.

Cette visite ne combla pas Louis, au contraire, Manon était plus que jamais présente dans ses pensées, matin, midi et soir désormais. Pas la Manon de 2050 avec qui il avait diné et qui était devenue une bobou mais celle de 2018, l’écologiste, celle qui le trainait dans l’escalier au lieu de prendre l’ascenseur ou celle qui préférait le restaurant vegan au Mac Donald. Il laissa passer trois jours après sa première visite avant de retourner une nouvelle fois à Pessac. Puis il prit l’habitude d’y repasser régulièrement, sans lassitude. Ça devint vite une manie, ses visites, ses souvenirs et Manon l’obsédaient. Il renonça aux rendez-vous via les applications de rencontres et les fuites qui concluaient ces diners arrangés. Même sur le plan professionnel la révolution couvait : il songea à laisser tomber les prestations qu’il effectuait à Alphabet pour lesquelles il travaillait depuis plus de vingt ans.

Un samedi, il retourna pour la énième fois dans le quartier de son enfance et enchaina par une balade à la cité Frugès, où Manon avait grandi. Il remontait la rue le Corbusier quand il l’aperçut, celle qui ne quittait plus son esprit depuis ce diner à l’Endive au jambon. Manon sortait de la maison de son enfance, Louis n’avait pas imaginé un instant qu’elle y vivait encore. Quoi qu’il en soit le doute n’était plus permit, Manon était là, devant lui, avec dix ans de plus que lorsqu’il l’avait quitté trente ans plus tôt. La femme s’approchait de la chaussée pour attendre sa voiture autonome qui venait la prendre.

Louis se précipita sur elle pour en finir avec son obsession, il fallait qu’elle le reconnaisse. Manon prit peur quand elle identifia l’homme qui courait vers elle. Ils avaient diné ensemble trois semaines auparavant et il avait disparu après le dessert. La voiture était encore à une dizaine de mètres quand Louis atteignit Manon et lui lança :

– Je t’ai reconnu Manon, ne me dis pas que ne te souviens pas de moi ?!

La femme s’interrogea une seconde puis balbutia :

– Oui, je te reconnais, on a diné ensemble le mois dernier.

– Je ne parle pas de ça. En 2018, on sortait ensemble, dit Louis en élevant la voix et en empoignant Manon par le bras.

La femme paniqua, se dégagea et s’engouffra dans sa voiture qui était arrivée à sa hauteur. Louis resta bête sur le trottoir. Déjà la voiture s’éloignait, à l’intérieur Manon passait un appel :

– Maman, je viens de me faire agresser, un type que j’ai rencontré sur CBonDAimer, juste devant chez toi.

La femme d’une cinquantaine d’années, le téléphone à l’oreille, déboula dans la cuisine pour regarder par la fenêtre en parlant à sa fille qui venait d’échapper à Louis juste devant chez elle :

– Calme-toi, tu es dans ta voiture ? je la vois partir.

– C’est bon, je suis dans la voiture lui répondu son interlocutrice. Tu le vois ? C’est l’homme qui est sur le trottoir, devant la maison.

La mère vu tout de suite l’homme, de dos, dont parlait sa fille. Celui-ci était resté interdit et regardait la voiture autonome s’éloigner. Il se retourna, une larme coulait le long de sa joue. La mère se montra bouleversée en distinguant le visage de Louis. Elle se reprit assez pour réussir à dire à sa fille d’un ton résolu :

– Il faut qu’on parle Louise, je connais cet homme.

Elle raccrocha le téléphone et se précipita dehors à la rencontre de l’homme, sur le trottoir, qui partait déjà.

– Louis, cria-t-elle.

L’homme se retourna, sembla s’interroger et eut un choc lorsqu’il reconnut la femme qu’il avait aimé. C’était Manon, la vraie, son cœur, qui s’enhardit, ne pouvait pas le tromper. Il s’étonna d’abord qu’elle ait tant vieillit puis comprit qu’elle avait, comme lui, une cinquantaine d’années mais qu’elle ne suivait pas de cure anti-vieillissement, certainement par conviction. Contrairement à toute attente il s’en réjouit, il retrouvait cette femme libre qu’il avait quittée trente ans plus tôt. Ils se jetèrent dans les bras l’un l’autre, comme si ils ne s’étaient jamais quittés.


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