Je n’ai pas pleuré ce jour-là. Avec du recul j’aurais dû, mais sur le coup, l’importance du moment m’a complètement échappé. C’est comme ça. Il ne me reste plus que les remords et leur densité de plomb. Dans la foule, jambes et pieds mêlés à nos pairs, épaules touchantes, nous les avons regardé déboulonner la fontaine, l’excaver, l’arracher au sol et son absence de racines visibles, à peine quelques tiges d’acier et de tuyaux de cuivre, m’a laissé le cœur intact. Pas à toi. Tu m’as dit, tes yeux naturellement sombres plantés dans la grue, « on vend une œuvre d’art pour construire un stade ». Que ma langue pourrisse de dire ça maintenant mais ta gravité, que tu manifestais par des saillies d’humour triste, ta gravité j’avais fini par la prendre à la légère. J’en ai honte mais c’est vrai. C’était vrai sur le moment en tout cas. J’ai rectifié le tir aujourd’hui mais ça n’a plus d’importance pour nous. Moi j’ai juste honte.
Charpentier. Debrie. Qui pour me rappeler ces noms sans toi ? Les autres ? Des ânes ! Des cochons ! Ils me parlent et je ne les crois plus. Ta gravité, elle est à moi maintenant. J’avais pourtant tant d’autres choses à garder de toi.
Moi qui n’ai aucune mémoire des dates, je me souviens du 1er octobre 2029, le jour où la fontaine s’en est allée, vendue par une ville déficitaire à un riche excédentaire, se retirant de la vie publique pour ne plus satisfaire que quelques paires d’yeux privilégiés. Que nous ayons été main dans la main ou juste enlacés, cette fontaine a tant servi d’arrière-plan à notre affection. Mais j’ai quand même fini par la traiter comme tel : juste un décor. Secondaire et interchangeable. J’ai toujours pris trop de choses pour acquis. Toi et ta présence éternelle à mes côtés, par exemple.
Je me souviens, malgré ma mémoire poreuse, de cette date du 1er octobre 2029 car un an après tu mourrais. Jour pour jour. C’est un calcul facile, même pour moi, nul en mathématiques. Je dois avoir un problème avec les chiffres. Ils m’embrouillent, je les trouve froids et cruels. Ils s’amusent sans cesse à mes dépends, me ramènent à terre dès que je cherche à m’échapper. Je ne suis pas lâche, pas plus qu’un autre mais je n’ai rien à leur opposer.
Je suis peut-être bien lâche en fin de compte. Je ne sais pas. Il me semble n’avoir jamais eu à tester mon héroïsme mais je passais peut-être trop de temps à détourner le regard du mal. Je serais mort avec toi si j’avais su mais ça ne dit pas grand chose sur mon courage. Et puis c’est facile pour moi de dire ça maintenant. Surtout vingt ans après et que je suis toujours en vie. Je peux bien rajouter la lâcheté à la honte, je ne suis plus à ça près après tout. Il n’y plus aucune gloire qui m’attende ici ou là-bas, autant arrêter de me torturer avec la vérité.
Tu es morte un an après la disparition de la fontaine et c’est à la fois une coïncidence et la suite évidente d‘une longue série d’assassinats que le monde a commandité contre toi. Cette fontaine, on te l’a arrachée comme on coupe un bras ou une jambe ou que l’on vise le cœur avec une lame trop courte. Tu en es ressortie diminuée, affaiblie jusqu’à ce que, sans force tu te laisses finalement tomber. Tu avais le choix parmi tous les ponts qui enjambent la Garonne et tu as choisi le plus vieux. Je ne le saurais jamais mais je suis certain quand même que ce n’est pas un hasard. C’est une décision romantique que tu as prise, tu voulais mourir d’une mort ancienne. Tu voulais être touchée cette dernière fois par de la vieille pierre et du fer forgé, par une présence affectueuse et rassurante. Tu préférais le passé au présent, ça a toujours été difficile pour moi, je n’ai jamais su comment m’intégrer à ta temporalité, j’ai toujours eu l’impression d’être arrivé trop tard dans ta vie.
Le futur t’aurait déçu. Tu n’y aurais pas trouvé de quoi t’accrocher ne serait-ce que quelques minutes de plus. Nous y sommes tous alignés, nos téléphones donnent tous la même heure, il n’y a plus de retard et il n’y a plus d’avance. Il n’y a plus aucune tête qui dépasse, parce que trop indisciplinée ou trop lumineuse. L’individualisme est un effet de masse ici et maintenant. Tous différemment seuls. Nous sommes alignés comme devant un peloton d’exécution, un mur dans le dos et la mort en face. L’heure n’est plus au beau, l’heure est au propre. C’est un amalgame que tu m’as appris à discerner. On ne voit plus de déchets dans cette ville que nous avions trouvé si sale, noire et sinueuse, propice au secret et au complot en y arrivant, au début des années 2000. Aujourd’hui il n’y a plus de place pour nous. Enfin, pour moi. C’est une étrange impression d’être si intimement lié au destin des ordures.
Ce pont duquel tu t’es jetée, il est toujours là lui. Personne n’a voulu l’acheter, peut-être n’est-il pas à vendre d’ailleurs. Je ne sais plus, je ne comprends plus rien. Je l’évite du mieux que je peux. Je ne peux plus le voir, même en photo. Quand je suis forcé de prendre les quais pour aller quelque part je le garde dans mon dos. Je ne peux même pas prononcer son nom à ce pont sans sentir mes tripes se tordre et que la douleur finisse par me faire pleurer. « Tu souffres car tu es vivant ! » me serinent les optimistes dans leur langue aigre-douce. J’ai envie d’utiliser mon dernier souffle pour leur cracher à la gueule… Des ânes et des cochons je te dis. Je ne veux pas les écouter mais ils me parlent quand même. Leurs mots m’atteignent parfois. Pas toujours mais forcément trop souvent. Ils me rendent malades avec leur fadeur. Ils m’écœurent.
Je ne devrais pas dire ça. Je suis plus proche d’eux que de toi au final car je suis vivant et tu es morte.
Ne te méprends pas sur la douceur avec laquelle je te parle, je suis terriblement en colère contre toi. Je crois que je n’ai jamais décoléré en vingt ans. Tu m’as laissé. Tenu à l’écart de ton plan. Je te fais ce reproche et c’est horrible parce que c’est le seul et dernier reproche que je peux t’adresser. Parfois je rêve que l’on s’engueule, c’est aussi simple que ça. Il faut être deux pour s’engueuler. Je me fantasme des désaccords, des disputes, des discussions pleines de tempêtes, l’air jaillissant de nos gorges jusqu’à faire vibrer le corps de l’autre. Je voudrais que tu aies raison et moi tort et que j’en sois réduit à utiliser la mauvaise foi pour ne pas perdre la face. Je ne veux parler à personne d’autre que toi et je ne veux pas parler seul. Je ne suis pas fou. C’est juste que je ne m’en sors pas.
Je n’ai pas beaucoup changé malgré toutes ces années. Ça a ses bons et ses mauvais côtés. Les reproches que tu m’adressais il y a trente ans seraient toujours valables. C’est probablement parce que je n’ai plus aucune motivation pour devenir une meilleure personne. Que tu me trouves beau, que tu me trouves intéressant, que je me tire suffisamment vers le haut pour t’atteindre. Pour toi, j’aurai fait l’effort. Je ne veux être beau pour personne ici. C’est drôle pourtant ; je m’habille toujours pareil et tous les dix ans je reviens à la mode. On me dit que je suis « rétro chic ». Moi. Véridique. Et puis les modes passent comme des courants d’air et je redeviens invisible. Alors que je suis toujours à la même place. C’est bien la preuve que je ne suis pas fou mais que je suis entouré de tarés, non ? J’ai gardé toutes tes fringues. Je concède que ce n’est pas très malin. Pas très sain m’a dit ton frère Lucas, la dernière personne qui est venue dans notre vieil appartement. C’était il y a déjà sept ou huit ans. Mais c’est la seule concession que je ferai à la folie. Il n’y a pas eu de femmes dans ma vie qui te ressemblaient, qui auraient eu tes yeux, ton nez, tes cheveux. Je sais que certains hommes font ça. Pas moi. En vérité, Il n’y a pas eu d’autres femmes. Voilà. C’est dit. J’ai l’impression d’être puceau à nouveau après avoir laisser passer tout ce temps sans toucher un autre corps que le mien. Je me suis simplement écouté, avec tout ce que cela comporte de mots rationnels. Et de mots tristes aussi oui. Et jamais, ni mon cerveau, ni mon cœur, n’a formulé ni envie, ni désir de retrouver quelqu’un. C’est aussi simple que ça.
Je travaille toujours. Ça m’a fait du bien pendant longtemps après ton départ d’avoir l’esprit cintré par des horaires, par de la hiérarchie, par l’absence de soleil en hiver. L’été, par contre… Je ne savais pas quoi faire de la clarté de juillet et de l’horizon dégagé d’août, je ne savais pas quoi faire de tout cet espace qui s’offrait à moi et qu’il fallait que je remplisse avec un corps à l’aise dans son bronzage et avec un esprit ample d’insouciance. La question ne se pose plus vraiment, les saisons ont définitivement disparu aux alentours de 2045. Le temps s’est fait à notre image, tiède, sans relief, sans surprise. Les collègues continuent pourtant de discuter de la météo à la pause déjeuner, je ne sais pas ce qu’ils peuvent raconter, moi j’ai n’ai pas vu de pluie depuis 2047.
Je suis devant un trou béant. La fontaine n’a jamais été remplacée. Il n’en a été gardé que le bassin qu’on a fini par remplir d’eau au bout de plusieurs années. C’est moins pire avec de l’eau ce trou à vrai dire. À sec, avec le temps il m’évoquait une vilaine cicatrice. L’esplanade de la place des Quinconces n’a pas vraiment changée elle non plus, elle est vide, blanche et dure. Elle me ressemble. Sans la fontaine c’est un désert. Les yeux s’y assèchent, les corps s’y ennuient, on la traverse en regardant au loin, en rêvant de la laisser derrière soi.
Il y a un groupe d’adolescents en face de moi. Ils s’ennuient comme seuls les adolescents sont capables de s’ennuyer. La morgue aux lèvres, ils crachent en silence, ils ne se regardent pas. Ils n’ont pas d’autres projets plus importants tout de suite que de mépriser ce temps qui ne passe pas assez vite. L’un d’entre eux est assis sur la balustrade du bassin. Il écrase une canette fluo de soda dans sa main et la lance dans l’eau. Il se sent puissant comme seule la transgression peut vous faire gonfler le torse. Il a l’air bête. Je suis un vieux con qui trouve qu’un jeune à l’air bête. Je suis sûrement le seul à avoir l’air bête, je le sais. J’ai l’air bête car je suis vivant. Et je ne comprends pas pourquoi.
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