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Anne Reynaud : « Le spectacle vivant a calqué son fonctionnement sur celui d’un système de consommation »

Anne Reynaud, chargée de production et diffusion, livre son témoignage et ses propositions à l’appel de Rue89 Bordeaux en vue du Forum des acteurs culturels à Bordeaux. Cette initiative indépendante vise à fournir une synthèse des contributions pour les débats et les réflexions sur la politique culturelle locale.

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Anne Reynaud : « Le spectacle vivant a calqué son fonctionnement sur celui d’un système de consommation »

Voilà 25 ans que j’accompagne des artistes dans leurs créations et actions d’éducation artistique avec une attention particulière pour le jeune et très jeune public.

Avec le temps, j’ai vu les saisons se « remplir » de plus en plus, les subventions stagner ou se réduire, la primauté donnée aux projets, avec leur parangon « l’appel à projets » qui n’a pas grand-chose à envier aux « appels d’offre » de l’économie marchande, la course aux budgets pour y répondre et créer toujours plus avec de moins en moins de moyens.

J’ai vu la difficulté de donner du temps aux échanges avec des programmatrices et programmateurs submergés par la lourdeur de leurs saisons, des actions à mener, des démarches administratives à remplir sans même pourvoir consacrer assez de place pour établir de vrais bilans sensibles, et pas seulement chiffrés, tant leurs équipes se sont réduites.

J’ai vu la multiplication des dispositifs comme autant d’occasions manquées si le projet ne correspond pas au cahier des charges à moins de s’efforcer de le « calibrer » pour correspondre aux critères.

J’ai observé la recherche systématique du nouveau, de l’innovation, le zapping permanent qui interdisent de programmer trop souvent les mêmes artistes, compagnies, le sentiment que les spectacles doivent avoir fait leur preuve avant même d’avoir réellement pu trouver leur souffle, leur rythme, leur chair dans la rencontre avec les spectateurs ; à ce titre, la priorité donnée aux créations dans les journées professionnelles, les visionnements des festivals, a desservi beaucoup d’entre eux.

Le spectacle vivant, sous couvert pourtant d’une mission de service public, a de plus en plus calqué son fonctionnement sur celui d’un système de consommation, de mise en concurrence des artistes, des projets et même des saisons. On pourrait même parler d’une obsolescence programmée qui ne dit pas son nom tant un spectacle qui tourne plus de deux saisons semble être considéré comme un « vieux » spectacle !

Enfin il n’est pas rare de constater l’épuisement au travail des femmes et des hommes qui investissent toute leur énergie dans la fabrique de ces fameuses saisons.

Et si l’après était différent ?

Et si les saisons favorisaient les séries longues de représentations, accordaient une vraie place aux temps de résidence et d’expérimentation, en s’appuyant notamment sur des compagnonnages avec des artistes en pleine confiance dans leur démarche ?

Et si, au lieu de réduire toujours plus les subventions pour finalement éparpiller les moyens, on renforçait au contraire les dotations aux artistes et aux lieux les plus solides, expérimentés, à condition qu’ils inventent de nouvelles solidarités et partages, transmissions, notamment en direction des artistes et compagnies qui débutent ? Et si les subventions étaient automatiquement pluriannuelles (3 ans minimum ?) pour laisser aux artistes et compagnies le temps de déployer leur projet, s’il n’était plus question de créer chaque année mais plutôt d’approfondir une démarche, d’imaginer des formes et espaces de présences qui ne passent pas systématiquement par le spectacle clé en mains ?

Et si la priorité était donnée, en première intention, à la proximité, aux véritables logiques de territoires, en faisant confiance aux artistes qui les habitent et les investissent, sans bien sûr s’y enfermer et s’interdire d’aller aussi chercher plus loin des propositions qui viendront forcément enrichir ce travail ? 

Et si on retrouvait la vertu des premières parties pour donner la possibilité à des spectacles plus fragiles, pas totalement rodés, d’aller à la rencontre de spectateurs sans une prise de risque autre que celle de la découverte ?

Et si on cassait le rythme systématique des saisons, de la communication avec son impérieuse sortie de plaquette, en jouant d’avantage sur la spontanéité, en laissant la possibilité de donner toute leur place à des coups de cœur, à des temps consacrés à l’écoute, à l’échange, à la construction d’une vraie complicité entre artistes et programmateurs ?

Il y aurait encore beaucoup à dire et à penser pour que nous fassions évoluer ensemble notre économie, au sens le plus large du terme, en faisant notamment le choix d’une véritable pratique écologique dans la conception et la diffusion des projets artistiques sans oublier bien entendu la mise en pratique des droits culturels, sans démagogie, en faisant confiance à l’intelligence individuelle et collective, à la capacité des publics à accepter d’être surpris et ouverts à des formes inédites et exigeantes.

Texte paru en version intégrale dans Territoires d’éveil – juin 2020


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