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Les Vins de Bordeaux tirent à boulets rouges sur Valérie Murat au tribunal de Libourne

Ce jeudi 17 décembre, le CIVB et les 25 plaignants ont tenté de prouver au tribunal de Libourne le dénigrement de 19 bordeaux labellisés HVE par des analyses ayant révélé des résidus de pesticides chimiques. Leurs avocats ont attaqué la « malveillance », l’ « ignominie » et la « rage » de Valérie Murat, dont l’association Alerte aux toxiques risque plus de 150000 euros d’amende et de dommages et intérêts. Verdict le 25 février 2021. 

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Les Vins de Bordeaux tirent à boulets rouges sur Valérie Murat au tribunal de Libourne

« On ne peut pas faire pire pour un produit alimentaire que de l’associer à un risque de mort. » C’est l’argument massue de la plaidoirie d’Eve Duminy, avocate du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), qui a assigné Valérie Murat ce jeudi 17 septembre devant le tribunal de Libourne pour dénigrement des vins de Bordeaux.

En cause : la publication en septembre dernier d’analyses montrant la présence de 28 substances actives de produits sanitaires dans 22 bouteilles, dont 19 bordeaux, fustigeant une HVE (haute valeur environnementale, le label commun à ces vins) « encore gourmande en pesticides ! ».

Les laboratoires Dubernet, qui se sont ensuite désolidarisés des interprétations faites par Alerte aux toxiques, ont ainsi retrouvé 4 à 15 résidus de pesticides de synthèse par bouteille. La totalité d’entre elles contenait des perturbateurs endocriniens, 11 bouteilles au moins une molécule CMR (cancérigène, mutagène, reprotoxique) et 9 renfermaient au moins 1 Sdhis (fongicide potentiellement nocif pour la santé).

« Mais dans des teneurs entre 60 et 5000 fois en dessous » des limites maximales de résidus (LMR) autorisés, rappelle devant le palais de justice de Libourne Bernard Farges, président du CIVB.

De ce fait, « quasiment toute la viticulture bordelaise » a selon lui décidé d’aller devant le juge contre des « interprétations fausses » d’Alerte aux toxiques, après que l’association ait refusé de retirer de son site les analyses.

Baillon vert

Sur les bancs du tribunal, un aréopage de 6 avocats représente 26 plaignants, dont plusieurs propriétés visées par Alerte aux toxiques (comme le Château Vieux Cassan, de la famille du conseiller départemental d’extrême droite Grégoire de Fournas, ou le château Lamothe-Vincent), des fédérations (Coopératives de France, Grands vins de Bordeaux et Négociants de Bordeaux et Libourne), des syndicats viticoles (Graves, Margaux ou Pessac-Léognan) et des négociants, dont la Maison Sichel, dirigée par l’ancien président du CIVB.

Valérie Murat pointée du doigt par le CIVB Photo : SB/Rue89 Bordeaux

De son côté Valérie Murat reçoit le soutien de la Confédération paysannes, de nombreuses ONG et d’une centaine de manifestants venus ce jeudi à Libourne contre ce qu’elle qualifie de « procédure-bâillon ». Plus 150000 euros de dommages et intérêts sont en effet réclamés par les parties, une somme qui ne peut que viser à « empêcher qu’Alertes aux toxiques continue d’exister », prévient son avocat Eric Morain à la barre :

« C’est énormément d’argent demandé par ceux qui ont le pouvoir et sont subventionnés à ceux qui n’ont aucun pouvoir à part celui de s’exprimer. Si vous condamnez Valérie Murat solidairement avec son association, lance-t-il à la juge, il n’y aura plus d’association, plus de Valérie Murat. »

Eve Duminy affirme que ce montant « n’est pas sorti du chapeau » du CIVB, mais correspond à une partie des 400000€ d’estimation d’achats d’espaces publicitaires dans les médias qui ont repris les analyses de Valérie Murat, afin de contrer le « bad buzz ».

#tupeuxmourir

« Le droit de critiquer et d’alerter doit exister mais il ne peut pas se confondre avec le droit de diffamer. Alerter oui, dénigrer non !, martèle l’avocate. La publication avec le hashstag #tupeuxmourir n’implique-t-elle pas que les vins de Bordeaux sont dangereux pour la santé, et sont associés à risque de mort si on les consomme, on les touche ou les inhale ? (…) Il ne peut pas y avoir plus dénigrant que ça ! »

Car dans une salle trop petite pour accueillir d’autre public que les parties concernées et la presse, Maître Duminy doit d’abord répondre à l’exception en nullité avancée par Eric Morain. En effet, comme l’avocat de Valérie Murat l’expliquait à Rue89 Bordeaux, « les abus à la liberté d’expression ne peuvent être réparés que sur le fondement de la loi de 1881 », c’est-à-dire celle encadrant le droit de la presse.

L’association Alerte aux toxiques devrait alors être jugée pour diffamation et non pour dénigrement, façon pour le CIVB d’éviter le débat de fond sur le bien peu contraignant label HVE, selon Eric Morain. Avec une battle de jurisprudences contradictoires : ce dernier indique que l’auteur de « Maman Blédina, pourquoi tu m’empoisonnes ? » a été condamnée pour diffamation, et non dénigrement par la marque, ses confrères lui renvoient le cas de l’UFC Que choisir, finalement condamnée pour dénigrement après une plainte d’Unijus.

Mais ce terrain juridique, selon le conseil d’Alerte aux toxiques, « concerne 0,07% des décisions en matière des propos tenus, et dont celui qui les tient aurait un intérêt à dénigrer. Aussi 90% des affaires de dénigrement concernent de la publicité comparative interdite ». Ce que Valérie Murat n’avait d’après son conseil « aucun intérêt » à faire.

« Le dénigrement porte ses fruits »

Les avocats des plaignants s’emploient donc au contraire à démontrer « l’intention malveillante » de l’activiste anti-pesticides, selon les termes d’Eve Duminy, et ce de façon souvent très agressive.

S’adressant directement à Valérie Murat, contrairement aux us des audiences, Maître Jean-Philippe Magret fustige ainsi l’ « ignominie » une militante « qui n’aime pas le vin » et dont l’exploitation viticole n’est « pas bio » [en fait, lorsque le père de la militante est tombé malade, ses parents ont signé un fermage avec une famille qui exploitent des vignes appartenant à Valérie Murat depuis la mort de son père, mais dont « l’usufruit revient entièrement à [sa] mère », précise-t-elle ensuite à Rue89 Bordeaux].

« L’objectif assumé c’est de dissuader tous les consommateur d’acheter ces vins dès lors qu’ils ne sont pas parfaitement bio, reprend Eve Duminy. Elle l’assume et le revendique, diffusant ses tags #toxique #tupeuxmourir avant d’avoir les résultats. Son animosité est parfaitement évidente et elle ne s’exprime pas sans parler de la rage qui l’anime. C’est un cas particulier de dénigrement collectif qui vise toute la catégorie des vins de Bordeaux, la “morticulture bordelaise”. Et elle défend bien des intérêts particuliers puisqu’elle fait la promotion de certaines exploitations de vins bio qui comptent parmi ses amis. »

Eve Duminy (qui avait défendu Monsanto contre l’agriculteur charentais Paul Franois, victime du glyphosate) rapporte que « des réputations d’exploitants ont été ruinées par ses propos » et que des consommateurs affirment se détourner de leurs vins.

« C’est donc que le dénigrement porte ses fruits, alors que les viticulteurs souffrent déjà de manière insensée de la crise économique. »

Selon Alexandre Bienvenu, avocat des ODG (organismes de gestion), le communiqué de Valérie Murat est tombé quand « tout le monde attendait les salons d’octobre, avec des effets dévastateurs : comme les vins se vendent actuellement par internet, les gens qui vont sur internet tombent sur les communications de Valérie Murat ».

« Mme Murat est une activiste qui veut nettoyer, peut-être au Kärcher, les vins de Bordeaux et aurait tous les droits, embraye Christian Blazy, avocat de trois châteaux visés. Mes clients reçoivent des mails des consommateurs pour leur dire qu’ils n’achèteront plus de leurs vins. (…) Les activistes sont en train de gagner, est-ce logique et admissible ? »

Les activistes sont ils en train de gagner ? Photo : SB/Rue89 Bordeaux

« Cela ne fera pas rire nos enfants »

Jean-Daniel Bretzner, avocat du Château Fonréaud Le Cygne, rappelle que la bouteille de ce dernier s’est, selon Alerte aux toxiques, avérée comporter quatre substances actives, notamment des perturbateurs endocriniens « mortel en cas d’ingestion, mortel par contact cutané et mortel par inhalation ».

« Si vous buvez ce vin vous décédez, résume donc tout en nuances l’avocat. Mais alors que mon client produit 15000 bouteilles par an, nous devrions avoir des dizaines de milliers de morts, par quel miracle n’est ce pas le cas ? »

Cette « malveillance » de Valérie Murat la priverait donc des excuses de bonne foi ou de recherche de l’intérêt général, susceptibles de faire obstacle à une condamnation pour dénigrement.

« Si la préservation de la biodiversité et de notre planète qui va peut-être bientôt rentrer dans la Constitution, et la préservation de notre santé, ce n’est pas un sujet d’intérêt général, je ne sais pas ce que c’est, réplique Eric Morain.

Ce dernier défend au contraire le caractère documenté et réfléchi de son travail :

« A aucun moment dans sa documentation elle ne vient dire si vous buvez ce vin vous allez mourir. En revanche, si vous ingérez trop de cette substance, oui, il y a un risque et à part Valérie Murat et quelques autres activistes, qui le dit ? L’Anses (agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement), qui démontre que ces molécule sont cancérigènes et peuvent avoir un effet X ou Y. (…) On pourrait parler des malaises d’enfants à la suite des épandages. Quand vous ironisez sur “combien de morts”, cela ne me fait pas rire et cela ne fera pas rire nos enfants et nos petits-enfants ».

Bref, l’expression mortelle désignant les substances chimiques, « bien que choquante, est mesurée », autre circonstance atténuante à un dénigrement. Celui-ci doit en outre exclusivement viser un produit, et non une personne morale ou physique. Or, Eric Morain remarque n’avoir vu passer « aucune bouteille à la barre ».

Valérie Murat « s’exprime clairement et fort avec des relais médiatiques qu’on devrait alors considérer comme complices. Ce n’est pas pour rien qu’une loi protège les lanceurs d’alerte. Ils ne sont pas dans le conventionnel, ils font juste avancer les choses ».

L’avocat rappelle ainsi que les niveaux acceptables de produits chimiques dans le vin ont constamment baissé ces dernières années, et qu’une directive européenne va bientôt imposer aux exploitants viticoles de mettre sur leurs étiquettes la composition de leurs vins, seul produit alimentaire ou animal qui en est exempté.

Le verdict est attendu le 25 février 2021.


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