Au sud de l’île d’Yeu, en longeant la côte sur le chemin de la Courane, au hameau de La Croix, un buste songeur surplombe une stèle face à la mer. Inaugurée le 28 mai 2017, l’œuvre en bronze d’Arnaud Kasper rend hommage à l’un des torpillages les plus meurtriers de la Première Guerre mondiale au large des côtes françaises : celui du Sequana.
Ce paquebot, battant pavillon français et appartenant à Compagnie de navigation Sud-Atlantique CSA Bordeaux, avait quitté Dakar le 28 mai 1917 pour le port de la Lune. À son bord, 665 personnes : un contingent de 400 tirailleurs sénégalais du 90e bataillon, 166 passagers civiles dont 36 femmes et 31 enfants, et plus de 93 membres d’équipage.
Le 8 juin de la même année, peu avant 3h du matin, le Sequana se trouve à 5 milles des côtes ilaises, au sud de la pointe des Corbeaux, lorsqu’une une torpille allemande frappe le cargo, ouvrant une énorme brèche dans la coque. L’eau s’engouffre rapidement. En moins de 25 minutes, le Sequana chavire sur bâbord et s’enfonce dans les flots. Le naufrage coûte la vie à 198 tirailleurs, 3 civils et 6 membres de l’équipage.
Guerre « totale »
Construit en 1898 par les chantiers Workman Clark and Co Ltd à Belfast en Irlande du Nord, ce paquebot-mixte à vapeur avait battu pavillon britannique pour la compagnie Ellerman City Line Ltd de Glasgow, sous le nom de SS City of Corinth. En 1912, la Compagnie de navigation Sud-Atlantique en avait fait l’acquisition, le rebaptisant Sequana, en référence à une divinité celte réputée dans l’Antiquité pour accomplir des miracles. Pendant la Première Guerre mondiale, il a été réquisitionné pour le transport des troupes.
En cette année 1917, il quitte le port de Buenos Aires le 27 avril avec, dans ses cales, 2000 tonnes de blé, de laine, des haricots, du tabac, du sucre et du café, destinés à ravitailler les troupes au front. Après une escale à Montevideo et à Rio de Janeiro, il accoste à Dakar le 18 mai. Retenu pour réparation de moteur pendant 10 jours, il reprend la mer le 28 mai à 20h40, à destination de Bordeaux, armé d’un canon de 75mm marine à l’arrière et muni de la TSF. A son bord, 665 passagers.
La route proposée au capitaine Ernest Antoine Hippolyte Prudenti par le commandant de la marine à Dakar fait passer le navire à une distance d’au moins 200 milles du cap Finistère en Espagne, pour ensuite prendre une diagonale au 46e parallèle nord vers l’île d’Yeu, puis faire route à 8 milles à l’ouest du phare des Baleines de l’île de Ré, avant de prendre la direction de l’estuaire de la Gironde jusqu’à Bordeaux.
Cette année-là, l’Allemagne lance une importante offensive avec des sous-marins de la Kaiserliche Marine. Il s’agit d’une guerre « totale », c’est-à-dire sans distinction de la nationalité du navire, et sans faire de différence entre navires civils et militaires. Le Unterseeboot UC-72 est ainsi positionné au large de la Vendée. Sur la route du Sequana.
Panique
Cette nuit du mois de juin, le Sequana trace à une vitesse de 11 nœuds. Mer calme, beau temps et ciel nuageux. La lune masquée rend la visibilité mauvaise et l’horizon brumeux. Le capitaine prépare un télégramme pour donner sa position et sa route :
« Serait à 3 heures 10 (heure d’été) à 5 milles au S.S.E. vrai du feu rouge Pointe Corbeau Ile d’Yeu, route au Sud 45° E. vrai 11 nœuds. »
Le télégramme ne sera jamais envoyé. Une torpille vient de déchirer la coque dans un bruit assourdissant au niveau de la cloison séparant la chaufferie de la soute à charbon. C’est la panique générale parmi les passagers brusquement réveillés.
Le capitaine du Sequana comprend immédiatement la situation et tente de conduire le navire pour l’échouer sur la côte proche. En vain, les machines sont inondées. Il aperçoit alors l’ennemi par tribord et donne l’ordre aux canonniers de tirer. Les trois obus ratent leur cible alors que la proue s’enfonce dans la mer. Décision est prise d’abandonner le navire. Les officiers tentent d’expliquer les ordres d’évacuation aux tirailleurs, dont la plupart ne parlent pas français.
Les canots de sauvetage sont mis à l’eau et 165 personnes parviennent jusqu’à la plage des Vieilles, où ils sont recueillis par les habitants de l’île d’Yeu. Deux chalutiers, Plie et Vieille, viennent participer aux opération de sauvetage.
Une solidarité islaise
Dans un rapport, l’administrateur de l’Inscription Maritime sur l’île écrit :
« Plie et Vieille ont recueilli tous les survivants sur les lieux du sinistre. 283 survivants, les uns ayant seulement une bouée, les autres sur des épaves ou des radeaux qui coulaient déjà, furent recueillis. Les deux petits chalutiers ne pouvaient malheureusement suffire et quelques isolés coulèrent sous les yeux de leurs commandants. Ils prirent néanmoins tous les survivants au risque de chavirer. Il y a lieu de remarquer que ces petits bateaux ne peuvent prendre plus de 50 hommes sur leurs ponts. L’un d’eux en avait 172. […] Après avoir recueilli les survivants et croisé sur les lieux une demi heure, ils sont rentrés à Port Breton [l’actuel Port-Joinville, NDLR] à 11h45, mais la marée ne leur a pas permis d’entrer dans le port. Le débarquement s’est effectué par des petites embarcations de pêcheurs et s’est terminé à 13h00. Tous ont été nourris à l’hôpital et logés chez l’habitant. »
Durant l’évacuation, un officier de quart à bord de l’embarcation n°3 est arraisonné par le sous-marin allemand (qui est ensuite porté disparu en août 1917). Un rapport détaille :
« Le sous-marin a pu être observé seulement par l’une des embarcations, le canot n° 3 où se trouvaient le 1er lieutenant Baudon et l’opérateur TSF Barreau. […] Le sous-marin était gris sale, long d’environ 60 m. Il n’avait ni mât TSF debout ou rabattu, ni embarcation, ni projecteur. Trois personnes étaient sur la passerelle et un officier, paraissant être le commandant a questionné les gens du canot en anglais et en espagnol car il parlait très mal le français. Les gens du canot n’ont pas répondu dans ces langues, bien qu’elles fussent comprises par certains d’entre eux. Le commandant a eu beaucoup de mal à comprendre le nom de Sequana qu’il a fallu lui épeler à plusieurs reprises, ce qui indique que s’il avait reçu le message de la veille, il n’avait en fait pas pu l’interpréter. Il cherchait évidemment à savoir quel était le navire, son chargement et quels passagers il transportait, mais à cause de cette difficulté de langue il n’a pu être renseigné que de façon imprécise. Quand les embarcations se sont éloignées, le sous-marin était encore en surface sur les lieux du naufrage. Aucun numéro n’a été distingué. »
Morts pour une terre inconnue
Le Sequana est englouti par les eaux à 3h30. Un rapport souligne que le commandant Prudenti est resté jusqu’au dernier moment sur la passerelle, à son poste pour diriger les opérations de sauvetage. Il a été récupéré après un séjour d’une demi-heure dans l’eau.
La commission d’enquête maritime nommée suite au naufrage conclut que le capitaine au long cours « a organisé d’une manière très efficace les dispositions de sauvetage et a fait preuve lors du torpillage de son bâtiment au milieu de la nuit des plus grandes qualités de sang-froid et d’énergie ». Il sera cité à l’ordre de l’Armée avec la mention et 190 rescapés écrivent même au ministre pour lui discerner la Légion d’honneur. Le capitaine Prudenti recevra la plus haute distinction le 3 mai 1919.
Le naufrage est rapporté dans la presse nationale. Cependant, le quotidien français Le Temps écrit dans sa parution du mercredi 20 juin 1917 :
« La Petite Gironde et d’autres journaux de Bordeaux protestent contre la censure bordelaise et la censure centrale, qui ont empêché tout dernièrement la publication de tout récit sur le torpillage de la [sic] Sequana, alors que Le Temps et les journaux de Paris ont pu donner d’amples détails sur les circonstances dans lesquelles s’est produit le torpillage du paquebot de la Compagnie Sud-Atlantique. »
La presse continuera à faire savoir dans des entrefilets que des corps sont régulièrement repêchés sur les côtes françaises. Les malheureux naufragés sont aussitôt inhumés et se retrouvent dispersés dans les carrés militaires des cimetières des îles de Ré, Aix, Oléron, ainsi qu’à La Rochelle. Une liste des tirailleurs disparus a pu être dressée quelques années plus tard. Anady Sembo Yéro Anady, Hamady Tararoé, Mody Coulibaly, Tendaogo Ouidrago, Tennoga Zoungrana, Noga Soré, Vagu Aneddadgo, Zoure Paroniogou, Dazougou Boukougou… sont quelques noms qui rappellent que des soldats burkinabés sont venus défendre une terre qu’ils n’ont jamais pu fouler.
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