De l’audace. C’est peut-être ce qui pourrait qualifier l’opération lancée par le vice-amiral Lord Louis Mountbatten, chef des opérations combinées dans l’armée britannique. À la fin de l’année 1942, Winston Churchill s’inquiète du blocus exercé par l’Allemagne, qui utilise le port de Bordeaux, alors occupée, comme base stratégique par son accès sur l’Atlantique. La capitale girondine permet aux navires de l’Axe, force rassemblant l’Allemagne, l’Italie et le Japon, de rejoindre l’Asie pour se ravitailler en matières premières, destinées à la fabrication d’armes.
Louis Mountbatten et Anthony Eden, ministre des Affaires étrangères, élaborent un plan pour le moins périlleux : un commando secret, composé de six kayaks, viendrait placer des mines magnétiques sur la ligne de flottaison des bateaux ennemis. L’opération baptisée Frankton est née. Récit d’un sabotage tragiquement réussi.
Une opération suicide ?
La mission est placée sous le commandement d’Herbert Hasler, surnommé « Blondie », officier britannique des Royal Marines. Sous ses ordres, onze hommes : William Ellery, Eric Fisher, David Moffat, Georges Sheard, John Mackinnon, James Conway, Samuel Wallace, Robert Erwart, Albert Laver, William Mills, et Bill Sparks. Quand le commando est formé, seul Hasler est au courant du but et de la destination de la mission.
Le plan est le suivant : six kayaks, avec deux hommes à bords, vont être transportés par sous-marin jusqu’à Montalivet, à l’embouchure de la Garonne. De là, les petites embarcations remonteront l’Estuaire la nuit, se cachant la journée. Une fois les mines posées sous les navires allemands, les soldats doivent être exfiltrés par les terres, aidés par un réseau de résistants, et gagner la zone libre. Seulement, les choses ne vont pas se dérouler comme prévu.
Le raid débute dans le nuit du 7 décembre 1942. Sur les eaux brumeuses de la Garonne, au large de Montalivet, le sous-marin britannique, HMS Tuna, met six kayaks à l’eau. Un équipage est aussitôt hors-jeu : leur kayak s’étant endommagé lors de la mise à l’eau, il ne peut participer à l’opération. Les deux soldats, William Ellery et Eric Fisher, remontent à bord du sous-marin et sont rapatriés en Angleterre.
Arrivé à l’embouchure, là où les courants se rejoignent, un des cinq kayak restant, le Conger, chavire. Le 17 décembre 1942, le corps noyé du marine Moffat est identifié sur une plage de l’île de Ré. La dépouille de son co-équipier, le caporal Sheard ne sera, elle, jamais été retrouvée. Ils sont les premières victimes de l’opération.
Dans la nuit du 7 au 8 décembre, deux autres kayaks sont également perdus de vue : le Cuttlefish et le Coalfish. À bord de ce dernier, le sergent Wallace et le marine Ewart sont capturés par la marine de guerre allemande vers la pointe de Grave. Ils subissent de nombreux interrogatoires mais ne céderont pas. Le 12 décembre 1942, Wallace et Ewart sont finalement fusillés, non loin du château de Dehez, à Blanquefort. En effet, selon la directive secrète du Kommandobefehl (ordre commando) promulguée par Adolf Hitler en octobre 1942, tout commando allié doit être exécuté, sans procès, même si les soldats prisonniers sont en uniformes ou se sont rendus. Cet ordre expéditif sera jugé comme une violation des lois de la guerre lors du procès de Nuremberg.
Quatre navires allemands touchés
Les deux kayaks restant, le Catfish et le Crayfish, poursuivent leur route. Les hommes pagaient la nuit, se cachant le jour dans les broussailles le long des berges. Le 11 décembre 1942, après quatre jours et autant de nuits éprouvantes, le commando approche de Bassens. Aux alentours de 21h, le Catfish avec, à son bord, Hasler, le chef du commando, et le marine Sparks, prend la direction de la rive gauche bordelaise pour rejoindre le port de Bordeaux. Le caporal Laver et le marine Mills, naviguant sur le Crayfish, restent à Bassens et posent des mines sous deux navires amarrés.
La mission remplie, vient l’heure du repli. Les quatre hommes ont 160 kilomètres de marche à parcourir jusqu’à Ruffec, en Charente, alors en zone occupée. Pendant ce temps, à Bordeaux et à Bassens, les mines posées explosent sous les navires. Quatre bateaux allemands se retrouvent éventrés. L’un des bateaux, le Dresden, est même coulé par les pompiers français qui, sous prétexte d’éteindre les flammes, inonde le bateau et le font ainsi chavirer.
Les trois autres navires seront renfloués par des plongeurs et remontés pour des réparations. Si l’opération a eu un impact matériel limité sur la flottaison allemande, elle a causé, selon l’association Frankton souvenir, un réel effet psychologique sur les forces ennemies, qui ne pourront plus utiliser ces navires pour se ravitailler.
Le commando rejoint Saint-Genès-de-Blaye sur leurs embarcations. Là-bas, les kayaks sont coulés pour ne pas laisser de traces. Les deux équipages se séparent et décident de faire la route chacun de son côté pour rejoindre le village de Ruffec.
À Montlieu-la-Garde, en Charente-Maritime, le 14 décembre 1942, l’un des groupes est dénoncé. Laver et Mills, l’équipage à bord du Crayfish, est arrêté par la gendarmerie, qui les livrent aux Allemands. Ils sont enfermés à Bordeaux, où ils retrouvent le lieutenant Mackinnon et le marine Conway, qui étaient sur le Cuttlefish. Recueillis par un couple de Français à Cessac, ces derniers avaient atteint le Bec d’Ambès où leur kayak a coulé à cause d’un obstacle sous-marin. Ils avaient ensuite tenté de rejoindre l’Espagne avant d’être arrêtés par des gendarmes français à La Réole. De Bordeaux, les quatre hommes sont transférés à Paris et fusillés le 23 mars.
De la Garonne au détroit de Gibraltar
Le chef du commando, Hasler, et le marine Sparks sont les seuls survivants de l’opération Frankton. Le 18 décembre 1942, au petit matin, après des journées de marche épuisantes dans le froid, ils arrivent à Ruffec. Fatigués et affamés, ils se présentent comme prévu à l’hôtel-restaurant la Toque Blanche, dans le centre du bourg, où ils sont accueillis par les Mandinaud, les patrons du lieu. Après s’être assuré qu’il ne s’agissait pas d’espions, le couple les cache dans la cuisine et s’occupe d’eux. Le but : acheminer les survivants jusqu’en Angleterre, avec l’appui d’un réseau de résistants français.
Le soir même Hasler et Sparks sont pris en charge par René Flaud, le boulanger de Ruffec. Ce dernier les dépose dans à la lisière d’un bois à proximité, non loin de la ligne de démarcation. Un passeur les attend et les dépose dans une ferme appartenant à Armand Dubreuille, membre du réseau « Marie-Claire ». Derrière ce nom se cache la controversée Mary Lindell (elle sera après la guerre suspectée d’être agent double), comtesse de Milleville, qui a organisé le rapatriement de soldats britanniques. Durant plus de 40 jours, les deux rescapés du commando restent isolés dans la ferme, ne sortant qu’à la nuit tombée.
Après une attente ponctuée de craintes et d’angoisses, Maurice de Melleville, 18 ans fils de Mary Lindell, raccompagne les soldats britanniques jusqu’à la gare de Roumazières en vélo. De là, le petit groupe gagne Limoges, puis Lyon, en train. Dans la capitale des Gaules, ils retrouvent Mary Lindell. S’enchaîne alors un périple à travers la France, de Lyon à Perpignan, en passant par les Pyrénées. La frontière franchie, Hasler et Sparks sont accueillis au consulat britannique de Barcelone. De la Catalogne, épaulés par les réseaux de résistants républicains, ils sont acheminés jusqu’à Gibraltar, faisant un crochet par Madrid. Enfin, ils repartent vers l’Angleterre en avril 1943.
Herbert Hasler, le chef du commando, est décédé en 1987. Entre terre et mer, il aura choisi la vie sur l’eau. Passionné de voile et de navigation, Herbert Hasler est l’inventeur de la Transat solitaire britannique. Son co-équipier durant l’opération Frankton, William Edward Sparks, est resté dans l’armée britannique, passant par l’Afrique et l’Asie. Il s’est éteint à l’âge de 80 ans, en 2002, dans son pays natal, l’Angleterre.
De nos jours, à Bordeaux, une plaque commémorative est visible devant le Hangar 14, aux Chartrons. Annuellement, en décembre, une cérémonie se déroule en mémoire des soldats de l’opération Frankton. Ironie du sort, en 2013, un voilier ayant appartenu à Herbert Hasler a coulé (à cause de vents forts) dans le secteur de la Base sous-marine. Baptisé Summer, le bateau avait été donné à la Ville dans les années 90, alors que cette dernière venait de créer un Conservatoire international de plaisance.
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