Média local avec zéro milliardaire dedans

« Préciser sport “féminin” veut-il dire que le sport masculin est la norme ? »

Ce 24 janvier 2022 est la journée internationale du sport féminin. Celle-ci a été créée en 2014 par le Conseil supérieur de l’audiovisuel et le Comité national olympique et sportif français et avait pour objectif « de permettre au sport féminin de gagner en visibilité et de contribuer à sa meilleure représentation dans les médias ». Béatrice Knoepfler, coprésidente de Bordeaux Mérignac Volley, signe une tribune pour témoigner de la persistance des préjugés sexistes accompagnant la pratique du sport par les femmes, et dénonce les inégalités de traitement avec les hommes, dont l’invisibilisation des sportives dans les médias.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89Bordeaux, abonnez-vous.

« Préciser sport “féminin” veut-il dire que le sport masculin est la norme ? »

Voici l’une des photos officielles de la saison 2021-2022 représentant l’équipe de Bordeaux Mérignac Volley (BMV), qui évolue en championnat Elite, la deuxième division nationale.

L’équipe de Bordeaux Mérignac Volley (Photo : Robert Nowak)

Lorsqu’elle a été diffusée, des observateurs se sont émus de l’absence de sourire des joueuses. C’était, selon eux, « dommage », voire « elles font la gueule ! ».

Traduisez : elles ne correspondent pas à la représentation que l’on se fait des femmes et, par extension, des sportives. Car, dans cette représentation hébergée dans l’imaginaire collectif, lui-même logé dans la tradition de perception du féminin, les femmes doivent sourire sur les photos.

Vous aimez faire des expériences ? Demandez à n’importe quelle femme ou jeune fille combien de fois elle s’est fait apostropher par un inconnu dans la rue lui disant : « Bah alors, on fait pas un petit sourire ?! » Comme s’il était parfaitement évident qu’une femme soit tenue de sourire en permanence, n’importe quand – et à la demande si par mégarde elle ne se balade pas toutes dents dehors – pour satisfaire le besoin d’incarnation féminine que se construit un inconnu. Qui considère, au passage, que ce sourire lui est dû.

C’est exactement la même chose avec cette photo.

Le péril rose

Dans un autre style de représentation, chaque club sportif est doté d’un logo. Lorsque Valérie Pull et moi avons été élues coprésidentes de BMV, l’une des toutes premières actions a été de modifier le logo du club. Ce dernier était décliné en rose, comme la très grande majorité des logos de clubs féminins de sports collectifs.

Là encore, une petite émotion s’est emparée de quelques observateurs. Les plus audacieux ont déploré ce changement, jugeant trop sombres le bordeaux et le bleu marine, alors que le rose était si « lumineux » et « adapté ». Et, là encore, pour pas mal de monde, sport féminin = rose. Par touche ou en aplat : roses, les tenues, roses, les logos.

Si on jette un œil du côté de la symbolique des couleurs, on apprend que le rose est associé au romantisme et à la féminité. Pour un gros paquet d’esprits datés, c’est la couleur des filles (versus le bleu pour les garçons). Et si on regarde d’un peu plus près, on comprend que les sportives doivent conserver cette part de féminité visible, histoire de ne pas déstabiliser la représentation qu’on se fait d’elles en tant que femmes. Pourtant, il est assez rare qu’une joueuse déclame du Ronsard sous une ombrelle lorsqu’elle plante une attaque dans le terrain adverse.

Un peu de tenue ?

Je passe sur la sexualisation institutionnalisée du corps des sportives qui doivent encore et toujours lutter pour avoir le droit de porter les tenues de leur choix (cf. l’amende de 1500€ collée à l’équipe norvégienne de beach hand ball par la commission de discipline de la fédération européenne de hand-ball pour avoir joué en short et non en bikini règlementaire lors des JO de Tokyo en 2021). Je garde tout de même en mémoire la réflexion d’une dame lors d’un événement lié au club : elle trouvait indécent que le logo d’un partenaire soit apposé sur l’arrière du short des joueuses et m’a interrogé sur la compatibilité avec nos prises de position qualifiées de « féministes ». Ce même logo se trouve sur les fesses des joueurs de rugby de l’Union Bordeaux Bègles sans que cela ne soulève la moindre question sur l’hypersexualisation de leur corps.

Le problème ne vient pas de la tenue, il vient de la façon dont elle est perçue et, en résumé c’est ok sur les fesses des rugbymen, mais c’est indécent sur celles des joueuses de volley.

Le sport féminin est ainsi soumis à des représentations très ancrées et souffre, paradoxalement, d’un déficit de… représentation dans les médias, ce qu’on appelle également la représentativité médiatique.

Dit-on sport masculin ?

Pile ce que vise à démocratiser la Journée internationale du sport féminin le 24 janvier. Il y a dans cette journée – au-delà de la louable intention – deux problématiques :

La première c’est le côté éphémère de la Journée unique, qui enferme le « sport féminin » dans la grande famille de ce qu’on considère comme une minorité. Les sportives ne sont pas une minorité. Les femmes ne sont pas une minorité : elles constituent 51,6 % de la population française (Insee au 1er janvier 2019).

La seconde c’est cette dénomination permanente : sport féminin. Avez-vous déjà entendu parler de « sport masculin » ?

Je vous propose une nouvelle expérience : lisez, écoutez, regardez les actualités sportives. Vous n’entendrez jamais « football masculin, ligue 1 », ni « championnat d’Europe de hand-ball masculin » (en cours actuellement). Ni jamais « masculin » derrière n’importe quelle info de sport pratiqué par les hommes. Parce qu’il est culturellement ancré, et tout particulièrement dans le traitement journalistique très majoritairement effectué par des hommes, que le sport est masculin. 

Il est considéré implicitement comme la norme, d’où la spécification « féminin » systématique quand il est pratiqué par des femmes. De cette tradition découle le traitement inégalitaire du sport et la faible place accordée aux sportives.

Inégalités persistantes

Et lorsqu’on pointe du doigt cette inégalité de traitement, les auteurs objectent l’excuse archaïque du nombre de licenciés et omettent l’argument mercantile bien connu : « Ce sont les hommes qui aiment le sport et on leur sert ce qu’ils aiment, comme ça ils achètent. »

Pour mémoire, le rôle du journaliste est d’informer de la réalité du terrain. Des terrains. Ces terrains sont également occupés par les femmes, sportives professionnelles, sportives de haut-niveau. Et pas uniquement le 24 janvier. Derrière cette inégalité de traitement, il n’y a rien de moins que l’évidence des inégalités persistantes entre les femmes et les hommes.

Parce que ce n’est pas « que » du sport, c’est une traduction – parmi toutes les autres en vigueur dans la société – de la volonté d’invisibiliser les femmes et de s’employer, par tradition culturelle à vieux pompons, à marquer un territoire qui appartient pourtant autant aux unes qu’aux uns.

Béatrice Knoepfler
Directrice de communication éditoriale, coprésidente de Bordeaux Mérignac Volley

Abonnez-vous ou offrez un abonnement pour permettre à Rue89 Bordeaux d’étoffer sa rédaction


#Béatrice Knoepfler

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles
Partager
Plus d'options