Ils sont partout : dans les hôpitaux ou les entreprises, pour les SDF, les migrants, les enfants non-accompagnés ou atteints de troubles, les personnes âgées ou celles en situation de handicap… Ils sont mobilisés en permanence, week-ends et jours fériés, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Les travailleurs sociaux œuvrent avant tout pour l’intérêt général : ils accompagnent, protègent ou éduquent les plus fragiles du pays. La solidarité et la justice sociale sont les dernières valeurs qui permettent à nombre d’entre-eux de tenir, et ce, malgré une situation qui ne le permet plus. Mais pour combien de temps encore ? Ils sont en effet de plus en plus nombreux à déserter les postes.
Les délaissés du Ségur, déjà dans la rue le 7 décembre 2021 (entre 500 et 800 à Bordeaux), faisaient alors état de nombreux problèmes, qui persistent, voire se sont aggravés avec la propagation du variant Omicron. C’est ce dont témoigne Céline, qui travaille en protection de l’enfance, avec des mineurs non-accompagnés :
« Le mois qui vient de s’écouler, il y a encore eu trois démissions et deux arrêts maladies [dans son service, qui compte 28 salariés avec les infirmières, NDLR]. Sincèrement, je commence à me poser la question de partir alors que ce n’était pas le cas il y a un mois. »
Dans l’enfer des services sociaux
Vite rattrapée par l’amour de son métier et l’espoir de bousculer les choses, elle dépeint néanmoins la gravité de la situation au sein son service :
« Dans les foyers, il doit y avoir des travailleurs sociaux tout le temps, mais ce n’est pas possible : on remplace tout le monde. On a beaucoup d’heures supplémentaires et on prend des intérimaires qui ne s’y connaissent pas forcément, admet-elle. On embauche de plus en plus de gens qui n’ont pas de diplôme, car plus personne ne répond aux annonces. »
La désertion des postes provoque une surcharge pour le personnel restant. Ce qui est, selon elle, à l’origine d’une augmentation de la violence chez les jeunes accueillis : à cause du turnover des travailleurs sociaux, les mineurs « n’ont aucun repère », et cela peut plus facilement dégénérer. « La semaine dernière encore, il y a quelqu’un qui cassait tout dans le bureau », raconte Céline.
Entrées et sorties
Avant de pouvoir prétendre à être accompagnée, une personne vulnérable doit, dans un premier temps, trouver une place au sein d’une structure adaptée à ses besoins. Et c’est parfois un véritable parcours du combattant. Syndiqué chez SUD Santé sociaux – qui, avec la CGT, appelle à la grève ce mardi –, et salarié d’un service AEMO (action éducative en milieu ouvert), Pierre-Jean est désarmé face au nombre d’enfants qui restent devant les portes des différents établissements :
« Si je veux trouver une place aujourd’hui pour un enfant en pédopsychiatrie, sur un suivi régulier, il y a un an d’attente, déplore-t-il. Il y a des gamins qui attendent depuis deux ans une place en service de soins à domicile. »
Un déficit de places qui contraint les travailleurs sociaux à adopter des solutions à court-terme. Conséquence : l’urgence est souvent privilégiée au détriment du développement, faute d’alternative.
« Ça impacte nos missions, la façon dont on travaille. On est obligés de bricoler, de faire à la marge, regrette Pierre-Jean. On peut trouver des solutions, comme on peut trouver un médecin ou un psychologue en plus de temps en temps, mais elles ne sont pas satisfaisantes car ce ne sont pas des solutions pérennes. »
Selon Céline, « travailler dans l’urgence ne sert à rien, car on ne fait que boucher des trous. » Cette dernière alerte sur le manque de solutions de sortie en protection de l’enfance, pour des individus qui ne sont pris en charge que jusqu’à 18 ou 21 ans maximum.
« J’ai des jeunes qui partent vivre dans la rue »
« A la sortie, il n’y a aucune solution d’hébergement qui correspond, il n’y a pas de places. J’ai des jeunes qui partent vivre dans la rue. Moi, je ne travaille pas pour ça, s’indigne-t-elle. Il n’y a pas de cohérence. On les accueille, on les protège, et après on les mets à la rue. Parmi les jeunes SDF, la plupart viennent de l’aide sociale à l’enfance. »
Manque de moyens, suppression de postes, suppression de places en hébergement d’urgence… Ce constat est un crève-cœur pour les services sociaux : il existe des citoyens vulnérables à accueillir, mais les structures ne peuvent plus l’assumer. Le service AEMO de Pierre-Jean en fait aussi les frais :
« J’ai l’exemple d’un enfant qui a vécu X refus de la part des établissements parce qu’il avait trop de troubles associés à son handicap. Aucune structure ne voulait l’accueillir car il cumulait un certain nombre de problématiques : violences, difficultés familiales… A sa majorité, il a été pris en charge, mais seulement quelques heures à un endroit et quelques heures à un autre endroit. L’établissement où il devait aller est saturé avant même d’avoir d’autres sorties de cas. Donc il n’aura pas de place d’ici quatre ou cinq ans. »
Alors que le débat du Ségur reste focalisé sur la question des salaires, des lits continuent d’être fermés. Céline et ses collègues sont épuisés :
« J’ai travaillé avec des personnes sans abri et aussi en hôpital psychiatrique : je peux vous dire que c’est partout pareil. On n’en peut plus, on a l’impression de porter les gens. »
Chantage au Ségur
Dans son service, le directeur adjoint qui vient de partir ne sera pas remplacé, car ce n’est pas prévu dans le budget. Quant à la directrice du pôle, qui soutient la grève, elle était également en arrêt maladie il y a peu. Et après deux licenciements économiques cette année pour ce même service – qui compte 28 salariés –, c’est le gouvernement qu’elle accuse :
« Il ne connaît pas notre travail. La preuve : on est partout, mais on ne parle pas de nous. Je n’ai pas l’impression qu’ils soient prêt à nous écouter pour le moment. »
Également membre du collectif Travail Social en Lutte, Pierre-Jean ajoute que les primes sont conditionnées à la perte des avantages liés à la pénibilité de leurs missions. Un « chantage au Ségur » – une augmentation des salaires contre une casse des conventions collectives – que les travailleurs sociaux n’acceptent pas :
« Syndicats patronaux se forment et soutiennent la mobilisation des salariés pour l’augmentation des salaires, mais en parallèle de ça, ils n’ont jamais voulu signer des conventions collectives qui soient satisfaisantes pour les salariés. On est en négociations depuis des années, poursuit-il. On demande même que sur certains secteurs, ces conventions soient réévaluées. »
En Gironde, la situation est paradoxale. Certes, le budget social augmente, mais les travailleurs sociaux du département se retrouvent tout de même dans une situation de plus en plus dégradée. En fait, en Gironde, une grosse partie de ce budget est dirigé vers le RNA (Répertoire national des associations). De plus, la population augmente au sein du département, et par conséquent, le nombre de demandes suit. Une hausse dont les travailleurs sociaux girondins se passeraient bien.
Selon des chiffres de 2018, la Gironde était un département français où la densité de travailleurs sociaux est la plus faible – il fait partie des 50 départements ayant moins de 115 équivalent temps plein pour 100000 habitants, quand ce taux peut aller jusqu’à plus de 180 dans d’autres départements.
Rendez-vous le 11 janvier
Désormais, l’heure est à la mobilisation pour le personnel médico-social. Les syndicats Sud Santé Sociaux 33 et Sud CT 33, avec la CGT, appellent à la grève à Bordeaux, avec la coordination du Travail Social en Lutte, et d’autres collectifs de la santé. Un mouvement d’ampleur nationale.
La date du mardi 11 janvier était cochée dans le calendrier des travailleurs sociaux, en prévision de la conférence des métiers de l’accompagnement social et médico-social – initialement prévue le samedi 15 janvier – organisée par le gouvernement français.
Mais celle-ci, qui visait à « fixer un cap et une méthode partagés entre L’État, les départements et les partenaires sociaux » pour plancher sur l’attractivité de ces métiers, est finalement reportée à une date ultérieure.
Pas de quoi freiner le mouvement pour les principaux concernés. Pierre-Jean espère ainsi « une nouvelle mobilisation historique » ce mardi, inhabituelle pour la profession. Signe que le secteur ne tient plus qu’à un fil :
« Les travailleurs sociaux ne sont pas des gens qui revendiquent beaucoup, reconnaît-il. On est un corps de métier où les gens sont très impliqués dans leur travail, pour l’intérêt général, et qui sont très peu revendicatifs. »
Ce mardi, un rassemblement aura lieu à 11h30 place de la République à Bordeaux, sera suivi d’une marche vers le Conseil départemental et la Préfecture. En amont, un rassemblement est organisé aux côtés des membres du personnel de santé, devant la clinique mutualiste, cours du Maréchal-Gallieni à Bordeaux. Une initiative approuvée par Céline, pour qui « il est pertinent de manifester avec la santé, car on a les mêmes demandes, et on ne travaille jamais l’un sans l’autre ».
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