Cartons, draps ou serviettes de bain pour calfeutrer les baies vitrées, parasols et toiles sur les balcons, tuyaux de clims dépassant des fenêtres malgré l’interdiction en vigueur dans la copropriété… Aux Quais 54 et 56, on se protège comme on peut de la chaleur étouffante. Dans ces résidences construites par Cogedim à Brazza, et qui comportent environ 300 logements, certains d’entre eux ne disposent pas de volets ou de stores à leurs pièces à vivre. « C’est un peu dommage », euphémise Annie, locataire d’un T3 depuis janvier :
« Mon salon est orienté plein sud, il pouvait y faire jusqu’à 34°. J’ai d’abord mis des draps, ça faisait un peu romano ! Puis j’ai été obligée d’acheter des volets qui se clipsent sur les fenêtres, à l’intérieur, poursuit cette infirmière de 54 ans. Cela arrête un peu les rayons du soleil, mais ils ont tapé sur le vitrage extérieur, et la chaleur rentre dans l’appartement. »
Chez Uriel, un demandeur d’emploi de 41 ans vivant dans un logement social, les températures ont pu grimper jusqu’à 38°. Ici aussi, seules les chambres sont équipées de volets.
« Et puis les façades sont de couleur sombre, elles ne renvoient pas la chaleur. Comme notre logement fait l’angle du bâtiment, on a du mal à faire du courant d’air la nuit et à vraiment rafraîchir l’appartement. Il me tarde l’hiver ! »
Pas de stores
Et pas question pour les propriétaires de poser eux mêmes des volets extérieurs : c’est, comme la climatisation, interdit par le règlement de la copropriété, gérée par Citya. Le jour de notre reportage, un installateur de stores a déposé des dépliants dans les boîtes aux lettres. Il nous raconte avoir été sollicité par une vingtaine de personnes, et son entreprise – dont il préfère taire le nom – est prête à payer l’assemblée générale du syndic si elle valide l’autorisation de poser des stores.
« La particularité de nos résidences par rapport à d’autres construites dans le quartier, c’est que la température redescend très difficilement », considère Olivier Claverie, de l’association Brazza Vie. Cette dernière a mené dès le printemps un travail de relevés des températures dans un grand nombre de logements, constatant que même après plusieurs jours plus frais, les appartements des Quais restaient souvent scotchés à 29°.
Dans sa réponse au recensement de Brazza Vie, Géraldine Girard, responsable de la copropriété d’une villa de Quai 56, fait état d’un 31° observé le 18 juin dans le séjour, et 33° dans les chambres.
« Cette situation tient bien entendu compte des règles préconisées : fermeture des fenêtres et volets le jour et ouverture des fenêtres pour aération la nuit, précise cette enseignante dans son mail. Le problème est que – comme beaucoup d’autres acquéreurs – nous n’avons pas bénéficié de la pose de stores au rez-de-chaussée (salon, cuisine et salle d’eau). Les autres villas de Quai 54, oui. C’est dire que l’argument ”c’est le choix de l’architecte” n’est pas recevable. L’aspect financier me paraît le plus pertinent. »
« Raisons économiques »
Un « choix de l’architecte », c’est en effet la réponse qui, selon les propriétaires et locataires des résidences, leur avait été apportée par Cogedim, ou Vilogia, un des deux bailleurs sociaux des résidences, à Sud Ouest. « Faux et diffamant », rétorque Didier Sarraute, l’un des architectes concernés (avec le cabinet Dominique Lyon, mandataire du projet) :
« Ce n’est pas un choix architectural dans le sens où ce que l’on avait proposé au départ, des volets roulants, a été refusé catégoriquement par la commission d’avant-projet [NDLR : elle même présidée par un architecte, Youssef Tohmé, nommé par la mairie de Bordeaux pour piloter l’opération d’aménagement Brazza]. Puis notre proposition de mettre des stores extérieurs partout a été écartée par le maître d’ouvrage [le promoteur Cogedim, NDLR] pour des raisons économiques. Il a décidé de le supprimer pour les pièces de séjour et les salles de bain sur toutes les façades orientées au nord. »
Une version que Cogedim, joint par Rue89 Bordeaux, n’a pu confirmer ou infirmer, la responsable du programme immobilier étant actuellement en congés. Selon nos informations, des négociations sont toutefois engagées depuis des mois entre le promoteur, le syndic et Bordeaux Métropole.
A Rue89 Bordeaux, la collectivité indique que si ces logements « répondent à la réglementation thermique nationale en vigueur au moment de leur instruction (permis de construire délivré en 2017) soit la RT 2012 », les signalements des habitants ont conduit la direction du projet à étudier avec Cogedim « les pistes d’amélioration du confort thermique des logements et notamment l’ajout d’occultations extérieures » :
« Bordeaux Métropole a demandé à Cogedim de faire des propositions en Atelier Brazza en septembre sur l’ajout d’occultations. Ces dernières lorsqu’elles seront validées, seront intégrées au permis de construire modificatif actuellement à l’étude. »
Non respect des normes
Equiper des pièces à vivre de stores ou de volets n’est pas obligatoire, soulignent nos interlocuteurs. Mais il s’agit de prévenir un litige juridique lié à la chaleur excessive dans des logements neufs, une hypothèse loin d’être farfelue.
« Les normes RT2012 ne sont pas respectées et Cogedim peut risquer gros si nous entamions une action, soutient Géraldine Gérard. Selon l’article L. 152-4 du code de la construction et de l’habitation, le constructeur s’expose à 45000€ d’amende. Ce qui n’est pas respecté en premier lieu, c’est la TIC (température intérieure de consigne). Cette exigence de confort d’été définit une valeur maximale de 26 degrés (lors d’une séquence de 5 jours consécutifs de forte chaleur). Pendant tout l’été, nous avons eu du mal à descendre en dessous de 30° ! Comment Cogedim a-t-il pu imaginer que les 26° ne seraient pas dépassés en s’évitant la pose de stores ou volets dans les pièces à vivre ? »
Pour l’heure, la propriétaire de Quai 56 n’envisage pas de se retourner contre le promoteur, du moins pour ce motif d’inconfort thermique. Mais la question se pose ouvertement ailleurs, dans des bâtiments flambants neufs de Bordeaux construits par d’autres promoteurs et architectes.
« Nous avons tenté de dormir sur le balcon »
Un jour particulièrement étouffant du mois d’août, nous avons visité plusieurs appartements de la tour Hyperion, dont l’ossature bois l’a érigée comme un modèle d’écoconception. Elle s’élève à Belcier, un des quartiers aménagés dans le cadre de l’OIN (opération d’intérêt national) Euratlantique, près de l’arrêt de tram Carle Vernet.
« Il fait 33° dans l’appartement, orienté au sud, et on a pas le droit de mettre de clim, ni de parasol au balcon – ce que je comprends, il risque de s’envoler, explique Cassandre, locataire de 20 ans vivant au 12e étage. On a tendu une toile car le soleil cogne jusqu’à 14h. La chaleur est surtout insupportable la nuit, on n’est pas descendus en dessous de 28° tout l’été. Nous avons tenté de dormir sur le balcon, mais il y a des moustiques. Alors on se couche avec des pains de glace dans le lit et le ventilateur… »
« Cassandre est pâtissière, son compagnon est cuisinier, ils n’ont aucun répit face à la chaleur », déplore Véronique, la maman en visite à Bordeaux. Son père Olivier, qui travaille dans le bâtiment, « ne comprend pas certains choix architecturaux » :
« Les garde-fous en verre simple du balcon créent une première réverbération, et la grande baie vitrée une seconde. On pourrait faire cuire un œuf derrière ! Ils auraient au moins pu installer du verre athermique. »
Plein soleil
Cassandre serait pourtant prête à payer davantage de charges – celles-ci s’élèvent à 40€ par mois – si des solutions permettant de rafraîchir les logements étaient mises en œuvre. Tout l’été, le débat sur la chaleur excessive a agité le groupe de messagerie Discord de cette résidence d’une centaine d’appartements (Hypérion compte deux autres bâtiments jouxtant la tour) dont aucun n’est traversant. Impossible donc de faire circuler correctement l’air pour les rafraichir la nuit.
« Pendant l’épisode des feux de forêt, quand les fumées sont arrivées sur Bordeaux, on ne pouvait de toute façon pas ouvrir les fenêtres, et je n’ai pas dormi la nuit. Quand il faut aller bosser le lendemain, c’est juste pas possible, on ne peut pas vivre comme ça, estime Laurent Joudioux, propriétaire d’un T5 dans un autre bâtiment d’Hypérion. Le règlement de copropriété interdit les climatiseurs fixes, mais tout le monde s’équipe de clims mobiles avec des rendements pourris et des conso électriques hallucinantes. Dès qu’on l’éteignait, la température remontait à 31° le soir, quand les bâtiments restituent la chaleur qu’ils ont absorbée. »
Si les habitants incriminent la structure bois d’Hypérion, Eric Aufaure, du pôle transition énergétique de l’Ademe (agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) juge que ce matériau « n’amène pas de l’inertie », c’est-à-dire qu’il ne stocke pas plus la chaleur.
« Mais connaissant la tour je ne suis pas surpris. La surface vitrée importante chauffe l’intérieur, et la hauteur du bâtiment fait que ceux qui sont dans les derniers étages souffrent plus – il n’y a pas d’ombre et la chaleur monte. C’est à 15 ou 20m du sol qu’il fait le plus chaud. »
Déclaration de sinistre
Ingénieur dans l’aéronautique, Laurent Joudioux a vécu au Qatar pendant 2 ans, « où on n’a pas ce problème dans les logements » :
« Les immeubles sont construits avec loggia, ce qui fait que le soleil ne vient jamais taper directement sur les frenêtres, et il n’y pas de grandes fenêtres avec des volets roulants. Chez nous, ils sont noirs, vous comprendrez bien qu’avec le phénomène d’albédo, les menuiseries sombres attirent la chaleur. »
Comme au Quai 54 à Brazza, Laurent Joudioux estime que la TIC de la RT2012 – pas plus de 26 °C cinq jours consécutifs, donc – n’est pas respectée. Ce qui le fait plus que tiquer :
« Avec une autre propriétaire, nous avons lancé une procédure, annonce-t-il à Rue89 Bordeaux. Après deux constats d’huissier, un l’hiver dernier et un cet été après un épisode de chaleur, où la température est montée jusqu’à 33,5° dans l’appartement, nous avons fait une déclaration de sinistre dommages-ouvrage à l’assurance pour défaut d’isolation. Nous pensons que la qualité de celle-ci n’était pas celle prévue à l’origine, il y a sûrement eu a des anomalies peut-être dues à la pose ou à la qualité des matériaux. On attend les résultats d’une expertise courant septembre, et nous aviserons alors sur les suites. »
Pour cet habitant, représentant au conseil syndical d’Hypérion, « l’idée n’est pas d’aller au clash avec le constructeur, Eiffage, mais de trouver des solutions », en concertation avec le syndic de copropriété géré par Foncia.
« Soit on met des dispositifs qui coupent la chaleur, mais rien n’a été prévu pour cela, soit on refroidit les bâtiments. La seule solution semble donc être l’installation d’une climatisation. On risque ainsi d’arriver au résultat qu’on voulait éviter. »
Contacté par Rue89 Bordeaux, Eiffage avait promis de revenir vers nous, ce qui n’a finalement pas eu lieu.
Des appartements toujours plus petits
Combien de propriétaires se retournent-ils contre le constructeur à cause d’une isolation contre la chaleur jugée déficiente ? L’ARC (association des responsables de copropriétés) du Sud Ouest n’a pas connaissance d’affaires de ce tonneau, ce qui n’étonne pas Eric Aufaure, de l’Ademe :
« Il y a peu de cas de figure dans la jurisprudence française, car cela suppose de constater des malfaçons évidentes, ou que des éléments prévus n’ont pas été mis en place, comme des stores extérieurs finalement non posés. Et un promoteur ne va pas se laisser faire, il va vouloir des preuves, ce qui suppose des mesures lors d’évènements climatiques comparables. Par ailleurs, la conformité d’un bâtiment à la RT2012 est vérifiée sur la base de calculs intégrants les plans des logements, leur occupation ou leur usage. Il pourra par exemple être répliqué à des propriétaires qu’ils laissent les ordinateurs allumés ou vivent à cinq dans un appartement prévu pour trois. »
Qu’il soit ou non porté en justice, le problème de la chaleur excessive en été, amené à être la norme des décennies à venir du fait du changement climatique, risque de se poser pour les milliers d’habitants installés à Bordeaux dans des logements récents. Et ce, car même s’ils respectent la réglementation thermique, ils pâtissent de plusieurs tares pointées par l’ingénieur :
« La plupart sont de relativement petite taille et souvent suroccupés étant donné le prix du m2 ; ils sont bas de plafond alors qu’un volume important permet de brasser de l’air ; et ils ont une très bonne isolation thermique. C’est bien en hiver, mais cela veut dire que quand la chaleur est rentrée, elle ne sort plus. D’autant que ce sont souvent des logements non traversants, rendant impossible de faire des courants d’air la nuit. »
C’est là une conséquence du foncier cher à Bordeaux, accentuée par la hausse du prix des matériaux, poursuit Eric Aufaure :
« Comme construire sur un petit terrain coûte beaucoup d’argent et qu’à Bordeaux on ne peut pas avoir d’immeuble trop haut, les promoteurs ont intérêt à y mettre le plus de logements possible. Ils sont donc ric-rac en termes de hauteur sous plafond et non traversant car si la parcelle est profonde, le constructeur mettra un ou plusieurs logements de chaque côté. C’est particulièrement le cas dans les nouveaux quartiers, où les terrains sont plus ou moins carrés. »
Quid du label Bâtiment frugal bordelais ?
Aussi, l’expert se réjouit de l’entrée en vigueur au 1er janvier dernier de la nouvelle règlementation environnementale (RE2020), plus stricte sur l’isolation contre la chaleur, mais qui ne concerne que les projets au stade du permis de construire.
Il salue aussi la création par la mairie du label Bâtiment frugal bordelais (BFB), qui impose au nom du confort estival des logements traversants ou l’utilisation de matériaux d’isolation biosourcés. La laine de bois a par exemple un meilleur déphasage : elle restitue la chaleur emmagasinée quelques heures plus tard que la laine de verre, et intervient donc la nuit quand il est plus facile de rafraîchir. Mais ces matériaux coûtent plus chers et sont donc moins utilisés, d’après Eric Aufaure.
Destiné à devenir opposable au PLU (plan local d’urbanisme), le label BFB a été approuvé par la Fédération des promoteurs et l’Ordre des architectes, et fait référence pour l’attribution du permis de construire à des grands projets situés à Bordeaux… sauf sur le territoire de l’EPA (établissement public d’aménagement) Euratlantique. Ce dernier, qui instruit directement les permis, refuse en effet d’imposer systématiquement la labellisation frugale aux promoteurs auxquels il vend les terrains.
« On y est favorable à chaque fois que les procédés sont admissibles pour les gabarits des immeubles », répondait en juin à Rue89 Bordeaux Valérie Lasek. Selon la directrice générale de l’EPA, celui-ci impose ses propres règles et exigences de certifications, et considère qu’il est « difficile pour certains promoteurs de cocher toutes les cases du label bâtiment frugal bordelais », comme « la volonté politique d’élus ».
« Un logement en angle ne sera pas traversant, est-ce que pour autant il ne sera pas sobre et frugal ? »
Manque d’anticipation
Adjoint à l’urbanisme résilient du maire de Bordeaux, Bernard Louis Blanc considère au contraire qu’ « on peut faire du traversant partout, à condition de construire des bâtiments suffisamment fins ». Ce qui percute l’objectif de l’Etat de produire des milliers de logements – 50000 dans le périmètre l’OIN :
« Depuis 30 ans, les OIN à Lille, Paris et chez nous produisent sur des macro-lots les mêmes bâtiments, avec des logements sur les quatre côtés, ce qui rentabilise le m2. Mais ils ne sont pas faits pour supporter les canicules à répétition que l’on va connaître, et on va rapidement voir les propriétaires mettre des clims. »
Une « aberration énergétique et climatique », pour Eric Aufaure, puisque l’air chaud évacué des logements contribuent à augmenter la température de l’air ambiant, donc chez les voisins. D’où son interdiction par de nombreuses copropriétés, sur laquelle celles-ci pourraient bien être contraintes de faire machine arrière si ces bâtiments neufs deviennent des fours quatre mois par an.
« J’ai l’impression qu’on ne se souciait pas du tout de la chaleur il y a cinq ans [quand a été conçu son immeuble, NDLR], estime Olivier Claverie, propriétaire d’un appartement au Quai 54. On voyait encore le réchauffement climatique à une échelle plus lointaine, alors qu’il est désormais présent dans notre vie quotidienne. Même moi qui n’ai jamais mis le phénomène en doute, cela ne m’a pas empêché d’acheter mon logement sans réfléchir plus que ça. J’avais confiance dans ses concepteurs, plus compétents que moi. Mais ce n’était visiblement pas leur priorité. »
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