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Comment Bordeaux et sa région ont prospéré sur l’esclavage

Du 10 au 23 mai se déroulent à Bordeaux les journées de la mémoire de la traite et de l’esclavage. Pour Caroline Le Mao, qui a dirigé « Mémoire Noire, histoire de l’esclavage » (éditions Mollat, 2020), remarquable ouvrage collectif sur le rôle joué par les ports du Sud Ouest pendant la période coloniale, la ville a « rattrapé son retard » en matière mémorielle sur cette période. Dans cet entretien, l’historienne, maître de conférences à l’université Bordeaux-Montaigne, rappelle que si la prospérité de la ville de pierre s’est largement bâtie sur l’esclavage, les responsabilités (et les bénéfices) étaient bien plus largement partagés.

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Comment Bordeaux et sa région ont prospéré sur l’esclavage

Rue89 Bordeaux : Dans quelle mesure la traite et l’esclavage ont contribué à la prospérité de Bordeaux et des ports de La Rochelle et Bayonne ?  

Caroline Le Mao Photo : Université Bordeaux Montaigne/DR

Caroline Le Mao : J’aime bien rappeler le mot de l’ancien directeur du musée d’Aquitaine, François Hubert : « Bordeaux a peu vécu de la traite et beaucoup de l’esclavage ». En effet, la capitale girondine a un profil particulier : elle a longtemps été un port de commerce en droiture, c’est-à-dire d’échange avec les Antilles sans passer par le territoire africain. Bordeaux expédiait des marchandises de son arrière-pays (vin, farine…) et surtout importait toutes matières coloniales, surtout le sucre, l’indigo (teinture bleue extraite de l’indigotier), le café et plus tardivement le coton.

Mais dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la ville est devenue un port majeur de traite négrière car le commerce en droiture a été désorganisé suite aux guerres (notamment la Guerre de Sept Ans, de 1756 à 1763 à l’issue de laquelle la France a cédé à l’Angleterre ses possessions en Amérique du Nord, NDLR). Bordeaux opère  une montée en puissance telle qu’elle se retrouve au rang de deuxième port négrier de France après Nantes – d’où sont parties plus de 1400 expéditions -, et à peu près au même rang que La Rochelle et Le Havre – entre 400 et 450 chacune.

Des gens vivaient directement de cette activité – négociants, armateurs, capitaines… – et indirectement – chantiers navals, assurances, producteurs de marchandises échangées dans les colonies… Notre livre voulait dépasser la polarisation sur les ports en montrant que c’est toute une région qui en a profité, et au-delà : qu’une expédition partant de Bordeaux pouvait être montée avec des capitaux venant de Paris, de gens de la cour qui plaçaient leur argent dans cette activité comme ils investiraient dans l’immobilier. Il est d’ailleurs ainsi possible d’affirmer que la Suisse a été une grande nation négrière, bien qu’elle n’ait pas eu de port.    

Pourquoi la traite négrière a-t-elle perduré à Bordeaux après son interdiction par les Anglais en 1815, suite à leur victoire contre la France napoléonienne ?

Tous les pays n’ont pas aboli la traite au même moment, et l’esclavage a perduré. Or le taux de natalité chez les captifs n’était pas suffisamment élevé pour renouveler la population d’esclaves. Le trafic a donc continué, d’autant qu’à partir du moment où un commerce est interdit, les profits des échanges illégaux explosent.

Bordeaux accro au sucre

A l’échelle mondiale, il y a eu plusieurs abolitions de l’esclavage et au sein d’un même pays, la situation peut être très complexe : en France, on abolit une première fois sous la Révolution française, avant un rétablissement par Napoléon en 1802, et une interdiction définitive en 1848. Les Anglais, par comparaison, étaient plutôt en avance (1833) tandis que la question a été durablement un problème aux Etats-Unis (NDLR : c’est une des causes de la Guerre de Sécession des États du Sud esclavagiste contre du Nord abolitionniste entre 1861 et 1865).

Par ailleurs, durant cette première moitié du XIXe siècle, la situation se recompose. On est dans une phase de transition entre le premier et le deuxième empire colonial français. Bordeaux a durant plusieurs décennies tiré profit de ce premier empire colonial centré sur les Antilles et sur la production de sucre, stocké dans l’entrepôt Lainé (actuel CAPC). Le deuxième empire français, avec l’expansion française en Afrique, conduit à une réorientation. Des firmes bordelaises vont s’installer dans ces territoires, comme Maurel et Prom par exemple. Cette société  va faire du commerce de l’arachide en ouvrant un établissement sur l’île de Gorée, au Sénégal, dans les années 1840, peu avant l’abolition. 

Quels secteurs économiques locaux et familles ont le plus bénéficié de ce système et quelles traces ont-ils laissé à Bordeaux ?

Au XVIIIe siècle, le premier empire colonial français fonctionne sur le système de l’exclusif : tout doit être en faveur de la métropole, où s’effectue notamment la transformation des produits. Le sucre arrive en France à peine transformé et de nombreuses raffineries (jusqu’à 30 à Bordeaux, employant 300 personnes) s’installent. Les liquoristes comme Marie Brizard se développent, en additionnant du sucre aux vins du bordelais, ainsi que les distilleries. Bardinet (rhum Négrita) quitte ainsi Limoges pour Bordeaux.

« Cet argent a laissé des traces »

Je plaide néanmoins pour une vision élargie, dépassant la mise en cause de telle ou telle personne : il a fallu des ouvriers pour construire et réparer les bateaux, des armateurs, des capitaines et des assureurs pour les faire naviguer, des agriculteurs et des industries pour constituer les cargaisons de marchandises…

Et cet argent a laissé des traces encore visibles aujourd’hui. On pensera par exemple à la splendeur des hôtels particuliers, comme celui des Nairac (17 cours de Verdun) ou à la maison Couturier (28 rue Renière). Une partie de ce qui est construit dans la deuxième moitié XVIIIe l’a été grâce à l’activité portuaire, dont la plus grande part est liée au trafic colonial, bien devant le secteur viti-vinicole. L’argent gagné dans le commerce triangulaire ou en droiture est par ailleurs souvent réinvesti dans les propriétés viticoles.   

Mascaron représentant un visage africain sur la place de la Bourse à Bordeaux Photo : Wikipedia

On attribue souvent au poids de ces notables le fait que Bordeaux ait mis plus de temps que d’autres villes, dont Nantes, à regarder son passé négrier en face. Partagez-vous cette analyse ?  

Non, car on aurait pu avoir la même réflexion pour Nantes ou La Rochelle, qui ont pourtant été en avance sur Bordeaux. Par ailleurs, la tendance à jeter l’anathème sur les familles ayant participé de près ou de loin à la traite, avec, en filigrane, la notion de réparations financières, conduit à ce que des personnes susceptibles d’avoir des archives comme des livres de compte, ne les communiquent pas, ce qui complique la tâche des historiens. 

Différents éléments peuvent expliquer que Bordeaux se soit emparé plus tard de cette question. A Nantes, on dispose de davantage de sources, ce qui est logique puisque de ce port sont parties  plus de 1400 expéditions contre seulement un plus de 400 à Bordeaux, concentrée sur environ un quart de siècle. Cela a été longtemps une excuse classique avancée à Bordeaux, mais elle est factuellement exacte.

« Il y a eu durablement un manque d’intérêt pour la question »

Plus largement, il y a une convergence de facteurs qui font que dans l’ensemble, la France est plutôt à la remorque des Anglo-Saxons par rapport à l’étude de son passé colonial. Aux Etats-Unis, l’esclavage a été en vigueur sur  son territoire et de nombreux descendants d’esclaves y vivent encore. C’est une réalité vivement ressentie. En France, ce contact n’existait guère sur le territoire métropolitain, mais on on a une situation différente à la Réunion, en Martinique et à la Guadeloupe.

Pour Bordeaux, la réalité de l’esclavage était finalement une réalité lointaine. Par ailleurs, je crois assez à l’explication d’Hubert Bonin, selon laquelle l’image du dynamisme portuaire de Bordeaux pendant le 2e empire colonial français, avec des entreprises bordelaises installées en Afrique, était difficile à concilier avec le passé lié à la traite. Enfin je ne pense pas que des choses soient restées volontairement cachées. Il y a eu durablement un manque d’intérêt pour la question. Le problème a intéressé tardivement les historiens et la société, depuis seulement 20 ou 30 ans. Fort heureusement, les choses sont en train de changer.  

Des salles sur l’esclavage au musée d’Aquitaine à l’inauguration de la statue de Modeste Testas, comment considérez-vous la politique mémorielle entreprise à Bordeaux ces dernières années ?

Cela a permis à la ville de largement rattraper son retard, même si on peut considérer que beaucoup reste à faire. Mais ce cheminement lent donne aussi le temps de la réflexion, et cela me semble essentiel. Il est signifiant de voir comment la question des plaques de rue a évolué.

« Supprimer les noms de rue contribue à invisibiliser le passé »

On est passé d’une approche consistant à dire qu’il fallait éradiquer ces noms de l’espace public car les personnes en cause avaient fait des choses atroces, à une démarche plus pédagogique, qui a ma préférence : on laisse les plaques et on explique ce que les gens ont fait (en s’assurant que l’on a identifié les bonnes personnes !). Car supprimer les noms contribue à mon sens à faire oublier ce qui a été fait, à invisibiliser ce passé. J’aimerais d’ailleurs insister sur le travail fait en direction des enseignants et des jeunes générations par le Musée d’Aquitaine et par les Archives de Bordeaux Métropole, qui font des ateliers formidables avec des classes entières.  

Certains aimeraient une présence plus marquée dans l’espace public, avec un mémorial comme à Nantes, ou un lieu dédié, avec une Maison des esclavages. Qu’en pensez-vous ?

Le Mémorial de Nantes est une très belle réalisation et une démarche très intéressante. On a à Bordeaux une offre pédagogique de qualité, mais il faut aussi travailler en parallèle une approche émotionnelle et symbolique. Les gens qui se rendent au Mémorial, à Nantes, ont là un lieu, un temps pour réfléchir et s’émouvoir. Nous n’avons pas à rougir de ce qu’on a au musée d’Aquitaine mais ce serait un geste politique fort de créer un tel espace. Quant à la Maison des esclavages, le projet est ambitieux, et ce serait une magnifique opportunité pour travailler la notion d’esclavage dans la longue durée, en faisant le lien avec les formes contemporaines de l’esclavage. 


#commémoration des abolitions de l'esclavage et de la traite négrière

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