Ils s’appellent Jawad, Ivan, Amina, Ema-Elena, Mamadou, Rafael, Youssouf, Tsymur, Alina… Tous sont scolarisés au sein de la métropole de Bordeaux dans des classes allophones, destinées à accueillir des enfants dont la langue maternelle n’est pas celle du pays d’accueil. La majorité des élèves, étrangers nouvellement arrivés sur le territoire, fuit des dictatures ou des pays en guerre.
« Le théâtre, c’est un outil, un moyen d’intégration et de socialisation pour ces jeunes. C’est une passerelle allant vers l’inclusion dans différentes classes », explique Wahid Chakib, le metteur en scène en charge du projet Scènes d’accueil.
Pour cette édition 2024, six établissements participent à la représentation : cinq collèges (Marcellin-Berthelot, Victor-Louis, Jean-Jaurès, Édouard-Vaillant, Léonard-Lenoir) ainsi que le lycée François-Magendie. Le projet est porté par l’Association du Lien Interculturel Familial et Social (ALIFS), et financé par la Direction régionale des Affaires culturelles (DRAC), la région Nouvelle-Aquitaine et le département de la Gironde.
L’art comme chemin d’intégration
Les élèves de chaque classe ont interprété une des six œuvres proposées, de Molière à Thierry Lenain, d’Elisabeth Brami à Boris Vian, toutes réadaptées de manière collective par les élèves de l’Unité Pédagogique pour Élèves Allophones nouvellement Arrivés (UPE2A) des établissements participant au projet.
Sandrine Nebout, enseignante en classe UP2A au lycée François-Magendie, participe au projet depuis maintenant huit ans. Pour cette édition 2024, ses 19 élèves ont joué Le bourgeois gentilhomme, qu’elle a adapté pour l’occasion.
« Au départ, c’était compliqué, explique-t-elle. Ils étaient très intimidés, même entre eux. Danser les uns devant les autres, c’était délicat. Mais le travail de la chorégraphe était vraiment super, tout en douceur. Progressivement, les choses se décoincent. Puis le jour du spectacle, tous ont oublié leur réticence du départ : c’était un véritable accomplissement de leur travail et de leur intégration ».
Une progression visible depuis les premières répétitions jusqu’à la performance réalisée devant une salle comble de 400 personnes au TnBA, des chœurs menés par trois élèves ukrainiennes, aux jeux d’échos entre élèves, répondant tantôt en français, tantôt en espagnol, en russe, en arabe ou en géorgien.
Le choix de la bande son de l’œuvre mêle les classiques de Michael Jackson et des Pointer Sisters aux odes du compositeur Armand Amar.
Apports culturels
Cette mosaïque artistique est à l’image des élèves, qui interprètent et apportent leurs touches personnelles, teintées de leur culture d’origine :
« Les élèves sont parvenus à saisir la teneur d’une pièce écrite par Molière, décrivant la France du XVIIe siècle, ce qui est culturellement très marqué, avec des références qu’ils n’ont pas. C’est un travail collectif que l’on a construit ensemble, par exemple, ce sont deux élèves turcs qui ont proposé la musique pour le moment ou monsieur Jourdain fait mamamouchi », poursuit Sandrine Noubot.
Les planches deviennent lieu de refuge d’une jeune génération venue des quatre coins du monde : d’Ukraine où le conflit fait rage depuis plus de deux ans, de la Moldavie voisine qui en subit les répliques, du Soudan ou du Nigeria, pays en proies à des affrontements armés ou à des régimes dictatoriaux, à la Géorgie, théâtre d’un basculement autoritaire. Jusqu’à l’Afghanistan et l’Iran, où les jeunes ont fui les privations de liberté infligées aux femmes.
Lili, arrivée d’Iran il y seulement 9 mois, est élève dans la classe de seconde de Sandrine Nebout, à Magendie. Elle interprète monsieur Jourdain, rôle principal de la pièce de Molière Le bourgeois gentilhomme, après avoir introduit la représentation de son établissement par une partition de violon.
« Au début j’ai pensé que c’était impossible pour moi de jouer un rôle en français, témoigne la jeune fille. Pour comprendre le texte j’ai dû traduire toute la pièce en anglais avant de l’étudier. J’ai vécu cet apprentissage comme un jeu. Le jour de la représentation, c’était un sentiment magnifique, après avoir passé des mois à travailler cette pièce ensemble ».
Le théâtre comme terre d’asile
Aurélie Marti, enseignante dans une classe UP2A au collège Victor-Louis à Talence, a aussi participé à l’expérience avec sa classe de 20 élèves, qui ont interprété une adaptation du livre pour enfant La déclaration des droits de filles et des garçons d’Élisabeth Brami. Également convaincue de la pertinence d’une telle initiative pour des adolescents étrangers tout juste arrivés en France, elle explique :
« Les classes UP2A accueillent des nouveaux élèves tout au long de l’année. C’est un peu particulier, parfois difficile, mais il y a une très bonne ambiance entre eux. Ils arrivent à communiquer malgré les barrières culturelles et linguistiques, et la pratique du théâtre joue un rôle très important. »
Entre deux répétitions, Aurélie Marti fait part des « résistances » et de difficultés inhérentes aux différentes constructions culturelles des élèves, notamment lors de la préparation du texte et des exercices d’entraînement.
« Le fait que les garçons disent que les filles ont le droit d’être docteurs et que les garçons peuvent danser et porter du rose, c’était au départ un défi », confie-t-elle.
Un travail progressif, étape par étape, pour que les différences culturelles se mêlent et s’estompent sur les planches, sous la baguette du metteur en scène.
Des anciens élèves toujours présents
À la sortie du Théâtre national de Bordeaux-Aquitaine, après une représentation menée en deux actes devant plus de 400 personnes – dont les familles des élèves, très émues par la prestation – le public semble emballé.
« Je suis conquise à 100%, ils se sont donnés à fond », témoigne Pauline, venue assister au spectacle avec des amis.
Des anciens élèves qui ont participé aux éditions précédentes, étaient également présents dans la salle ou en coulisse. Shenaya, aujourd’hui en classe de terminale, est venue apporter son aide à la classe de Sandrine Nebout.
Ana Maria, qui a participé à deux éditions de Scènes d’accueil durant sa scolarité au collège puis au lycée, est également présente au spectacle. Se dirigeant aujourd’hui vers des études de droit, elle souhaite devenir ambassadrice, et garde un certain attrait pour le théâtre, fruit de cette expérience :
« Le théâtre m’a permis d’apprendre la langue de m’intégrer, et de prendre confiance en moi. J’en garde un très bon souvenir. J’ai ressenti une certaine nostalgie en voyant la représentation : j’aimerais bien revenir au théâtre un jour, c’est un rêve que je garde de côté. »
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