Vendredi 7 février à 19h30, une émission télévisée est sur le point d’être diffusée à l’antenne. La réalisatrice donne les dernières instructions avant de lancer le décompte avec le public : « 3, 2, 1… Moteur ! ». Le noir se fait dans la salle. Des faisceaux de lumière balaient le plateau au son d’un générique poussé à fond dans les enceintes. Un animateur, costume noir, chemise noire, et chapeau Borsalino noir, entre sous les applaudissements.
« Bonsoir et bienvenue à toutes et à tous. Merci de regarder “Si personne n’en parle… parlons-en” sur votre chaîne préférée, Quartier Libre TV. Une émission en direct de la Salle des Fêtes du Grand Parc. Je sais que vous êtes très nombreux derrière vos écrans, dans les quartiers des Aubiers, du Lac, de la Benauge, du Grand Parc… Voici le sommaire de l’émission. »
C’est enfin l’aboutissement d’un projet minutieusement préparé depuis un an par l’Association du lien interculturel familial et social (Alifs) et la bibliothèque Bordeaux-Lac. Fortes du succès de la comédie musicale Amour(s) sans frontières en 2023, les deux structures réitèrent l’expérience avec le même metteur en scène, Wahid Chakib. Le sujet central : la liberté d’expression, et son cortège habituel – information, désinformation et réseaux sociaux.

Les habitants répondent présents
« Ce sont des sujets qui reviennent souvent parmi les préoccupations, explique Wahid Chakib au lancement du projet. Nous voulons que des partenaires, qu’ils soient journalistes ou artistes, travaillent dessus avec les habitants des quartiers, petits et grands, pour leur permettre d’exprimer leurs craintes d’un côté, mais aussi les alerter sur les pièges des nouveaux outils de l’autre. »
Avec l’implication de Nathalie Landrit, responsable de la bibliothèque de Bordeaux-Lac et déjà pilier de la première création théâtrale, des ateliers d’écriture journalistique se mettent en place avec les habitants des Aubiers et des environs, animés par Rue89 Bordeaux.
« Il y a un noyau d’une dizaine de personnes toujours motivé et demandeur de ce type de projet, explique la directrice. Elles ont vécu une première expérience très positive avec “Amour(s) sans frontières” et sont encore partantes. Elles fréquentent toujours la bibliothèque, alors que certaines ont quitté le quartier et habitent ailleurs. »
Mona, désormais installée à Ginko, apporte sa touche musicale : elle a signé deux interprétations hilarantes à la guitare. Christine, impliquée dans de nombreux ateliers – textile rive droite, chorale à Bruges – est une des chevilles ouvrières, avec Fathia et Gisèle, du défilé de mode aux Aubiers, transposé sur scène. Elie, en chic présentateur de l’émission, répond lui aussi présent, tout comme Stéphane, Morgane et Lan… ou encore Marie-Pierre, fidèle habitante des Aubiers.

Projet intergénérationnel
D’autres ateliers se sont tenus dans les écoles avec Maxime Longuet (par ailleurs journaliste pigiste à Rue89 Bordeaux), visant à sensibiliser aux médias et à la désinformation. Azzah Sawah, chorégraphe, a quant à elle mené des séances d’expression corporelle sur la même thématique. Ainsi, six classes – des écoles de la Benauge, de Condorcet, du groupe scolaire Grand Parc, ainsi que des collèges du Lac et Édouard-Vaillant – ont contribué au spectacle.
Sur scène, sous les caricatures croquées en direct par la dessinatrice de presse Cami, les enfants défilent. Certains dénoncent le harcèlement sur les réseaux sociaux et les rumeurs qui portent atteinte à la dignité des personnes. D’autres, à travers des chorégraphies, illustrent l’addiction aux écrans avec des doigts tapotant l’air et des postures d’isolement social. Des ados chantent le bonheur d’un wifi coupé, tandis que d’autres rêvent de likes et de notoriété numérique.
Du côté des habitants, épaulés par des étudiants du programme Kpas (Colocations à projets solidaires) de l’Association de la Fondation Étudiante pour la Ville (AFEV), on assure les chroniques et les reportages.
Face aux inquiétudes sur « les interminables travaux dans leur cité », « la disparition des jardins partagés » ou « le déplacement des places de stationnement », le maire du quartier – invité spécial sur le plateau – assure que « ça sera mieux de demain », mais qu’ »on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ».
« Je suis très attaché à ce que tous les citoyens donnent leur avis, titillent les pouvoirs publics, dès lors que l’on sent qu’il y a des choses qui ne vont pas ou qui ne vont pas assez loin. Mais j’ai vraiment l’espoir et je suis certain que les choses vont pouvoir s’améliorer », improvise Vincent Maurin.

Fiers d’avoir grandi dans un QPV
Ce talk-show est également l’occasion de mettre en lumière de nombreuses initiatives du quartier des Aubiers : des animations de la bibliothèque à celles de la ferme pédagogique, en passant par le Bocal Local et le Conseil citoyen. Mais aussi le moment d’aborder certaines incivilités (les fameuses crottes de chien, cause de nombreux divorces !) et mauvaises habitudes (comme le pain donné aux canards du Lac et qui cause leur étouffement).
Entre chansons, danses, saynètes et focus, de vibrants témoignages sont prononcés. Comme celui de Carole, qui a connu « la liberté d’expression à géométrie variable » dans les institutions psychiatriques. Placée sous soins, elle y a ressenti « un profond sentiment d’injustice du fait que [sa] parole est très souvent remise en doute, prise à la légère, voire niée ». Elle évoque aussi la camisole chimique, « qui réduit à néant l’expression des patients ».
Leila, quant à elle, se dit « très reconnaissante d’avoir grandi dans un QPV, un quartier prioritaire de la politique de la ville », où elle a « rencontré des professeurs, au sens littéraire du terme, qui [lui] ont appris à grandir et à affronter le monde d’aujourd’hui ».
Un autre enfant du quartier, Souleymane Diamanka, est venu clore l’émission-spectacle. Né au Sénégal, ce poète-slameur de renommée internationale a grandi aux Aubiers et tenait, avant de lire ses poèmes, à faire un retour sur son enfance :
« J’ai eu la chance, à l’école Lac II, en CE2, d’avoir un instituteur qui s’appelait Monsieur Boudou et qui était poète. Il m’a transmis le goût de l’écriture. Et à la maison, j’ai découvert le goût de l’oralité. L’inspiration est partout, et la poésie commence d’abord chez soi, avec l’éducation. Mes parents sont d’origine peule, et chez les Peuls, l’éducation passe par beaucoup de proverbes, d’aphorismes, de dictons. »
Deux heures et trente minutes plus tard, l’émission s’achève sous les applaudissements d’une salle pleine à craquer, où enfants et adultes forment comme une grande famille.
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