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Saint-Pierre-d’Aurillac, jumelée avec une ville palestinienne pour « qu’un peuple privé de ses droits ne soit pas oublié »

Dans le Sud Gironde, depuis 1998, Saint-Pierre-d’Aurillac est jumelée avec Al-Qarara, une commune de Gaza. Ce jumelage n’est pas officiel, il a été tissé par les sociétés civiles des deux communes et s’affiche fièrement à l’entrée du village. Le maire, Stéphane Denoyelle, défend une démarche citoyenne en marge des politiques guerrières ou partisanes. Troisième volet de notre dossier « Pour Gaza, le Bordeaux qui boycotte Israël ».

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Saint-Pierre-d’Aurillac, jumelée avec une ville palestinienne pour « qu’un peuple privé de ses droits ne soit pas oublié »
Un panneau à l’entrée de Saint-Pierre-d’Aurillac dans le Sud Gironde

Sur la D113, entre La Réole et Langon, un panneau attire l’attention des automobilistes à hauteur de Saint-Pierre-d’Aurillac. Planté à la lisière d’une parcelle de vignes, il affiche sur sa partie supérieure l’inscription suivante : « Commune jumelée avec Morfontaine et Thil (Meurthe-et-Moselle) », en lettres altérées par le temps. Juste en dessous, un ajout plus récent, aux lettres blanches encore intactes, annonce : « et avec Al-Qarara (Palestine) ».

Al-Qarara est une commune palestinienne située au sud de la bande de Gaza, dans le gouvernorat de Khan Younès. Avant la riposte israélienne aux attaques du 7 octobre 2023 perpétrées par le Hamas, elle comptait environ 30 000 habitants vivant principalement de l’agriculture et était connue pour son engagement fort dans les dynamiques de solidarité et de résilience locales.

Al-Qarara est aujourd’hui une ville dévastée, sa population est déplacée, ses infrastructures hydriques et agricoles sont hors d’usage. Revenir y vivre, revenir chez soi, c’est aujourd’hui affronter l’insécurité, l’absence de logement, d’eau et de soins. Pourtant, des habitants tentent un retour progressif dans les ruines, malgré les risques permanents liés aux tirs et à l’instabilité.

Alors ce panneau qui rend hommage à cette ville, sur une départementale du Sud Gironde, c’est « une revendication » affirme Stéphane Denoyelle, maire communiste de cette bourgade de 1 310  habitants. Si les deux communes se disent jumelées, Saint-Pierre-d’Aurillac et Al-Qarara ne figurent pas dans la liste officielle des jumelages entre villes françaises et palestiniennes ! Dans un entretien accordé à Rue89 Bordeaux, l’édile élu en 2014 explique pourquoi.

Saint-Pierre-d’Aurillac, une commune et sa population mobilisées pour la cause palestinienne Photo : document remis

Rue89 Bordeaux : Comment est née la relation entre Saint-Pierre-d’Aurillac et la ville palestinienne d’Al-Qarara ?

Stéphane Denoyelle : Tout commence en 1998, bien avant que je sois élu. À l’époque, Michel Hilaire, alors maire de Saint-Pierre-d’Aurillac, participe à un voyage à Gaza organisé par l’AJPF (Association pour le Jumelage entre les camps de réfugiés palestiniens et les villes françaises). Sur place, il rencontre Ibrahim Kashan, élu au conseil municipal d’Al-Qarara et directeur local de l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens. Une amitié très forte naît entre eux.

Tous deux sont sensibles à la culture, à la poésie, à l’humanité profonde des relations. Ils partagent une vision du monde humaniste et progressiste. Cette rencontre devient le point de départ d’une relation politique et humaine durable. Une dynamique se met en place, qui va bien au-delà d’un jumelage protocolaire.

« Contrairement à un jumelage entre institutions municipales, c’est une relation tissée par la société civile »

C’est-à-dire ?

Deux associations ont été créées à partir de ce lien : l’association Ouda à Gaza, fondée par Ibrahim, qui agit sur les droits humains, l’éducation, les droits des femmes ; et l’association Solidarité Al-Qarara à Saint-Pierre-d’Aurillac, fondée pour entretenir ce lien depuis la France. Contrairement à un jumelage entre institutions municipales, c’est une relation tissée par la société civile, avec l’appui des collectivités locales, mais sans reconnaissance administrative formelle par l’État.

Cela nous a permis une certaine souplesse. Par exemple, quand le Hamas a pris le pouvoir à Gaza, ce qui a placé Ibrahim – militant laïque et féministe – en situation délicate, nous avons pu continuer à travailler directement avec lui, en contournant les circuits officiels.

Plus qu’un jumelage administratif, c’est donc une relation assumée, un acte militant ?

Évidemment. C’est un geste de solidarité, mais aussi une revendication politique claire : celle du droit du peuple palestinien à disposer d’un État viable, souverain, vivant en paix aux côtés d’Israël. Nous ne sommes pas dans une posture abstraite ou humanitaire désincarnée. Nous affirmons que cette cause relève du droit international, de la justice. C’est aussi dans cet esprit que nous avons engagé, avec la commune Fargues, pendant une dizaine d’années, une coopération décentralisée avec la ville de Toubas, en Cisjordanie, autour de projets très concrets liés à l’accès à l’eau et à l’assainissement.

Mais le lien avec Al-Qarara n’a jamais été officialisé comme un jumelage ?

Non. À cause de la situation géopolitique, et du fait que Gaza est contrôlée par le Hamas, la France n’a jamais reconnu ce jumelage. C’est donc un lien symbolique mais très réel, vivant, inscrit dans notre territoire.

Le panneau à l’entrée du village est un geste simple, mais porteur d’un message fort : nous n’oublions pas le peuple palestinien.

Ce panneau a-t-il suscité des réactions ?

Oui, des réactions très positives, d’abord. Ce lien est ancré dans le village depuis plus de 25 ans. Il a été transmis de génération en génération. Michel Hilaire, à l’époque enseignant dans une école, avait déjà impliqué son établissement dans ce projet. Des correspondances entre enfants ont eu lieu dès les débuts. Aujourd’hui, ces enfants sont devenus parents, et leurs propres enfants sont sensibilisés à la cause palestinienne. On a donc une mémoire collective qui s’est construite autour de cet échange.

Mais il y a aussi eu, plus récemment, des actes hostiles. Le panneau a été plusieurs fois tagué. On l’a retrouvé peint en noir. Cela traduit le climat de tension actuel, où la question palestinienne est devenue un sujet explosif dans le débat public.

Ibrahim Kashan et sa fille Salam entourent le maire Stéphane Denoyelle qui espère les accueillir dans sa commune Photo : document remis

« Ce ne sont pas des images à la télévision : ce sont des amis, des visages, des voix »

Depuis octobre 2023, comment votre commune cultive sa solidarité envers le peuple palestinien ?

On a hissé le drapeau palestinien sur le fronton de la mairie. C’est un geste très visible, très symbolique. On a aussi organisé des rassemblements, comme à chaque événement majeur lié à la Palestine.

Mais au-delà de ces gestes publics, c’est surtout une douleur personnelle et collective. Nous avons des liens directs avec Gaza, avec Ibrahim, avec les familles là-bas. Nous recevons des nouvelles régulièrement. Les enfants sont déplacés. Des maisons ont été détruites. C’est très concret. Ce ne sont pas des images à la télévision : ce sont des amis, des visages, des voix.

Et puis, on essaye de faire vivre leurs paroles ici. Ibrahim est écrivain. Depuis longtemps, il nous envoie ses poèmes et ses textes qui racontent cette guerre. On les traduit, on les lit en public, on en fait des recueils. C’est une manière de lutter contre l’effacement de la parole palestinienne, souvent caricaturée ou censurée.

Dans le contexte politique actuel, ce type d’engagement n’est-il pas plus difficile à tenir ?

C’est évident. Il y a une chape de plomb qui pèse sur la parole publique concernant la Palestine. Dès que vous affichez un soutien clair, on vous accuse d’antisémitisme, d’extrémisme. C’est extrêmement malsain. Et beaucoup d’élus prennent peur. Ils préfèrent se taire pour éviter les ennuis.

Moi, je suis élu communiste. J’ai grandi dans une culture politique où la solidarité internationale est un pilier. Je sais que ce que nous faisons ici, même à l’échelle d’un petit village, compte. Mais je ne blâme pas les collègues qui hésitent. Le climat est rude. En zone rurale, la pression de l’extrême droite est très forte. Et beaucoup n’ont pas les outils pour décrypter la situation ou formuler une position claire.

Avez-vous tenté de mobiliser d’autres maires ?

Oui, mais c’est compliqué. J’ai parfois l’impression qu’un maire qui agit dans une grande ville, ou en banlieue, a plus de latitude pour parler de ces sujets. Nous, en milieu rural, on est très exposés. Et puis, il y a une forme d’indifférence, aussi. Beaucoup considèrent que ce n’est pas le rôle d’un maire de se positionner sur un conflit international.

Moi, je pense exactement l’inverse. Être maire, c’est faire de la politique, au sens noble. C’est porter une vision du monde, pas simplement gérer une commune comme une entreprise.

« Il faut défaire un jumelage de sa portée politique et impliquer la société civile »

La mairie de Bordeaux, qui est jumelée avec une ville israélienne, Ashdod, a été interpellée à plusieurs reprises pour suspendre ce lien. Vous en pensez quoi ?

Je ne donne pas de leçons, mais je pense qu’aujourd’hui, maintenir un jumelage avec une ville israélienne est un message politique. Dans ce contexte, c’est une forme de soutien implicite à une politique coloniale, d’apartheid, et à des crimes de guerre.

Je suis très admiratif des militants israéliens qui, de l’intérieur, dénoncent la politique de leur gouvernement. On pourrait imaginer des partenariats avec eux. Mais continuer comme si de rien n’était, c’est problématique.

Le silence devient complice. Le choix de ne rien faire, c’est déjà une position.

Est-ce qu’il faut comprendre que vous préconisez un jumelage de sociétés civiles ?

Il faut défaire un jumelage de sa portée politique, surtout dans le contexte actuel. Et pour répondre à l’argument qu’on ne doit pas sanctionner les citoyens en suspendant un jumelage, il en faut alors un entre sociétés civiles.

Pour nous, vis-à-vis de la population d’Al-Qarara, c’est un acte de mémoire, de résistance, de fidélité. C’est aussi un moyen, à notre petite échelle, de rappeler qu’un autre monde est possible, qu’un peuple privé de ses droits ne peut pas être oublié.

Ce n’est pas de l’angélisme. On sait que la situation est complexe. Mais on refuse de détourner le regard. La cause palestinienne est une cause universelle, qui interroge notre rapport à la justice, au droit, à l’humanité.


Comment une ville française réagit-elle au déroulement d’un génocide à 3 500 kilomètres de ses rues tranquilles, où la vie suit son cours entre travail et loisirs ? Comment l’indignation gagne-t-elle une société européenne, longtemps préservée, face à une population opprimée par le feu et par la faim ? Autant de questions soulevées dans ce dossier, alors que la Flottille de la liberté, partie de France à destination de Gaza, a été interceptée et que ses organisateurs ont été empêchés de livrer leur aide humanitaire.

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