La fresque du quartier Saige-Formanoir à Pessac, les commémorations du coup d’État, la co-création de la Peña estudiantil, la venue des groupes Inti Illimani et Quilapayun dès la fin des années 1970, de Sergio Ortega compositeur de la chanson El pueblo unido en 1980 ou du peintre Mono Gonzalez dans les années 2000, les conférences et expositions autour de la dictature de Pinochet pour l’Institut Cervantes de Bordeaux…
Quand il n’est pas directement à l’initiative de ces rendez-vous, Ivan Quezada n’est jamais bien loin. À 74 ans, il est une figure de ces chiliens réfugiés politiques installés en France. Très actif à Bordeaux à travers l’association France Chili Nouvelle-Aquitaine, il tisse encore le lien entre la génération des exilés et leur descendance grandie ou née ici. Et il ne semble jamais à court de matière pour animer cette communauté à travers le travail de mémoire. Quitte à remuer un passé douloureux.
Rembobinage
C’est ainsi qu’en mars dernier, Quezada a livré l’une de ses plus belles pierres à l’édifice mémoriel. Il vient d’éditer un livre-CD « Cantar para no morir » (Chanter pour ne pas mourir) qui documente sa détention au début de la dictature d’Augusto Pinochet dans un camp de concentration situé dans le désert d’Atacama, au nord du Chili.
Dans cet ouvrage unique entièrement autofinancé, il raconte comment les chants d’une chorale composée de prisonniers se sont envolés haut dans le ciel, au-dessus des miradors. Un instant suspendu capturé sur bande magnétique.
Et pour en saisir la portée, il faut rembobiner la cassette poussiéreuse sur laquelle étaient figés ces chants depuis cinquante ans. Extraits du passé comme le salpêtre du désert, ils sont aujourd’hui numérisés, à l’abri du temps et de l’oubli.
« Un témoignage qui est aussi une manifestation de la dignité et de la force morale de nous tous qui, bien que détenus, avons été capables de répondre à l’humiliation qu’on avait voulu nous imposer », écrit-il.
Chacabuco, la mine devenue prison
L’Atacama. Cette zone désertique la plus aride du monde qui s’étend sur 105 000 km2, fournit depuis des décennies des minerais au monde entier tels que le lithium, l’or, le cuivre, le nitrate… Sur cette terre éventrée s’est jouée une histoire méconnue, même au Chili : celle des prisonniers de Chacabuco. Un camp de détention installé dans une ancienne mine de salpêtre fermée à la fin des années 1930. Augusto Pinochet y fera enfermer au total près de 2500 personnes de novembre 1973 à avril 1975.

La dictature (1973-1990) du général putschiste, énième pion du plan Condor, est responsable de l’exil, l’assassinat, la torture et la disparition de milliers de chiliens. Principalement des militants de gauche, étudiants, fonctionnaires, paysans, intellectuels ou syndicalistes proches de l’Unité Populaire de Salvador Allende, membres de la communauté Mapuche également… Ivan Quezada fait partie de ces activistes qui ont survécu à la répression sanglante des forces armées.
Ville-fantôme
Le 11 septembre 1973, soit le jour du coup d’État, le jeune étudiant de 22 ans, membre des Jeunesses Communistes, est arrêté puis incarcéré au Stade national de Santiago, la capitale. Aujourd’hui rebaptisée Victor Jara en hommage à ce chanteur populaire assassiné dans ses coursives, l’enceinte est tristement célèbre pour avoir été le théâtre d’exactions commises par les militaires et fut l’antichambre de l’horreur sous la dictature.
« Nous avions été tellement torturés dans le Vélodrome que nos compagnons n’osaient pas nous regarder. Nous étions à peine reconnaissables », se souvient-il lorsqu’il évoque les exactions qu’il a subies.
Ivan est ensuite expédié début novembre au nord du Chili avec 900 autres détenus. Ils sont conduits en bus, bateau puis train jusque dans le désert à l’abri des regards. Au bout de 25 heures de transport, ils arrivent au camp de Chacabuco, ville-fantôme cernée par les clôtures électriques et plantée de miradors.
Dans cette prison à ciel ouvert les prisonniers subissaient de façon arbitraire privations alimentaires, harcèlements, coups, travaux forcés, interrogatoires, simulacres d’exécution…
Des chants au-dessus des miradors
Dans ces ténèbres, la lumière pouvait percer la brume. Les détenus ne tardèrent pas à s’organiser. Comme un réflexe pavlovien, sont très vite constitués un groupe avec le chanteur populaire Angel Parra, deux troupes de théâtre, un atelier de poésie, des cours d’alphabétisation…
Dans son livre-mémoire, Quezada relate surtout la naissance du chœur de Chacabuco avec sa vingtaine de chanteurs dont il a eu la direction. Et comment ils ont élaboré un répertoire interprété devant les militaires au théâtre de Chacabuco, le 24 décembre 1973. Cette représentation soutenue par le Conseil des Anciens (un comité de représentants élus par les prisonniers) a donné lieu à un second concert début 1974 au Salon philharmonique, situé en dehors du camp, devant 100 militaires et 100 prisonniers.
Cette « prestation » fut enregistrée sur un simple magnétophone obtenu grâce à un aumônier. Le livret avait été rédigé par recteur de l’université de La Serena, Raùl Naveas, emprisonné lui aussi. La chorale avait alors interprété chants sacrés et de Noël, chansons traditionnelles chiliennes et espagnoles, compositions de Mozart, de de Lassus, de Schubert et de Beethoven avec l’Hymne à la joie.
« Ils ne comprenaient pas que l’on résistait avec ces chansons et les militaires nous applaudissaient quand même ! », nous confie Quezada qui s’en amuse presque.

Un jour de février 1974, alors qu’il sait qu’il fait partie d’une liste de prisonniers bientôt relâchés et craignant les fouilles, il parvient à faire sortir la cassette sous le manteau. Un jeune homme de son quartier venu rendre visite à un détenu se charge de transmettre la cassette à la mère d’Ivan. Elle sera rangée dans un coffre. Il est libéré en février 1974 mais un an et demi plus tard il est détenu à nouveau. Seize mois cette fois-ci. Il passe alors par les camps de los Tres Alamos et celui de Punchuncavi.
À la fin de cette détention, il décide de quitter le pays avec sa femme, considérant qu’il devient trop dangereux de rester. Deux jours avant son départ il récupère la fameuse cassette avec laquelle il s’envole en 1977 pour la France. Il s’installe à Pessac en septembre de la même année. L’idée de témoigner sur la chorale de Chacabuco mûrit lentement.
Enfouir le passé
Que reste-t-il de cet épisode ? Peu de choses. Les prisonniers passés par Chacabuco sont pour beaucoup d’entre eux décédés. Plus largement au Chili, après la dictature, les dirigeants politiques ont tardé voire refusé de se saisir du travail de mémoire. Au retour de la démocratie, il était tout à fait possible de croiser aux pieds de son immeuble son bourreau ou son délateur.
Cette volonté d’enfouir le passé est l’une des raisons qui poussera Ivan à s’installer définitivement en France après une tentative de reconnexion avec son pays d’origine de 1995 à 1999. Il défera définitivement sa valise en Gironde et poursuivra ici le travail qu’il n’a pu livrer là-bas.
« Ce livre, cet objet-mémoire, c’est avant tout pour rendre hommage à ceux qui ont connu ça et qui ne sont plus-là. Au Chili, personne ne sait ce qui est arrivé aux prisonniers politiques et les camps de concentration durant la dictature. Certains parlaient de l’exil comme de la bourse Pinochet… »
C’est dire le décalage avec la réalité vécue par les déracinés comme Ivan Quezada. Malgré la douleur de l’exil, le chilien, qui se définit comme un « agitateur culturel », n’a jamais cessé de semer. À Bordeaux III, il a fondé la Peña Estudiantil avec sa comparse Karine Lopez, bibliothécaire à l’Institut Cervantes.
Agitateur culturel
L’association, la plus ancienne de Bordeaux-Montaigne encore en activité, devient un lieu de rencontre pour les étudiants en langues et en sociologie qui partagent le même bâtiment. Un groupe de théâtre est créé, des concerts sont organisés avec notamment le mythique groupe basque Oskorri. Quelques années après, il fonde France Amérique Latine Bordeaux cette fois-ci avec la journaliste correspondante Françoise Escarpit.
« La solidarité, je l’ai vraiment apprise ici en France », explique Ivan. « Pour moi le Chili était une mission, mais il fallait élargir cette solidarité à l’Amérique Latine ».
Via la structure ils s’ouvriront aux autres pays du cône sud-américain : Paraguay, Uruguay, Argentine. La chanteuse Mercedes Sosa et le dramaturge Oscar Castro feront partie de la cinquantaine d’artistes invités à se produire à Bordeaux. L’association donnera naissance très vite aux Rencontres du cinéma Latino-Américain, un festival qui vient de fêter sa 42e édition.
Ainsi, Quezada compte à son actif un nombre vertigineux d’événements culturels dans la région. On en oublierait presque son passage à l’Ecole de Cirque de Bordeaux de 2000 à 2010. En tant que directeur administratif, il réussit à obtenir le financement par le conseil régional de la formation professionnelle d’artiste de cirque qui permettra à une centaine d’élèves de se former sur cette décennie dont Grégory Arsenal de la célèbre compagnie Le Roux…
« J’ai quitté le Chili, mais le Chili ne me quittera jamais »
Ivan est retourné à Chacabuco pour la première fois en 1989, un ancien prisonnier y vivait encore. Puis une seconde fois en 2006, en famille. Du camp, il ne reste que des ruines : les toits des baraquements ont été enlevés, il n’y a plus de miradors ni de barbelés, plus de lits superposés seulement des taules de zinc qui barrent la route aux curieux.
Parfois, sur cette terre hostile, la vie sait faire preuve de résilience. Comme les pattes de guanaco, fleurs violettes printanières et rares surgissant des sols que l’on pense stériles, les chants des prisonniers eux, ont pris racine sous la poussière de Chacabuco. Ils attendaient d’être cueillis une dernière fois.
« Cantar para no morir » a été distribué en quelques exemplaires à Santiago, à Viña del Mar mais aussi ici à Bordeaux.
« Pour moi, le travail de mémoire c’est raconter la petite histoire dans la grande. Il y a encore beaucoup de choses, de détails, qui sont cachés que je voulais mettre en lumière. J’ai quitté le Chili, mais le Chili ne me quittera jamais ».
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