C’est un chantier qui a bouleversé le paysage universitaire de la région. L’Université de Bordeaux est née le 1er janvier. Lancé fin 2010, le projet de fusion des facs bordelaises a accouché d’un mastodonte : avec 45 000 étudiants et 5 600 personnels, il s’agit de la 3ème université française. Exit donc Bordeaux 1 (sciences), Bordeaux Segalen (médecine, sociologie, psychologie et anthropologie), Montesquieu Bordeaux IV (droit, économie, gestion) et le PRES Université de Bordeaux (recherche, entre autre). Toutes ces entités ont fusionné en un seul établissement. Seule la fac de lettres (ex Bordeaux III, désormais Bordeaux Montaigne) a préféré ne pas se joindre au mouvement.
Si les trois mois d’existence de l’Université ne permettent pas de dresser un bilan complet du projet, les premières critiques n’ont pas tardé à fleurir. Le germe de la contestation est venu de là où on ne l’attendait pas. Bordeaux IV (ou plutôt, « le collège droit, économie, et gestion », comme il faut désormais l’appeler), a pour réputation d’être une fac plutôt conservatrice. Pourtant, au début du mois de mars, les doctorants ont sonné l’alerte :
« Le passage à l’université unique cristallise tous les problèmes qu’on rencontre depuis des années », assure Sonia, une doctorante, lors d’une assemblée générale à Montesquieu.
Dans l’amphi, une centaine de thésards écoutent la liste des griefs adressés à la présidence. « Tout ce nouveau fonctionnement est loufoque », précise un orateur au micro. Car doctorants et étudiants surveillent de près les projets pour leur campus : le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a pris un arrêté début janvier mettant en place un statut dérogatoire pour l’ex Bordeaux IV.
« Beaucoup d’entre nous y ont vu une manière de briser l’unité de la nouvelle Université, en séparant des domaines “attractifs et porteurs de financement” dans les sciences dures, pour mieux laisser tomber les sciences humaines, peu porteuses de valeurs “marchandables” », estime Romain, très actif dans le comité de mobilisation.
Le ministère a depuis finalement renoncé à ce statut dérogatoire. Mais les doctorants et les personnels dénoncent plusieurs dysfonctionnements lié aux rémunérations (lire ci-contre).
Entrée payante pour tout le monde
Autre point d’achoppement majeur : à partir de la rentrée 2014, tous les doctorants devront payer leurs frais d’inscription. Une révolution, car ceux qui étaient également chargés de travaux dirigés bénéficiaient jusque-là d’une exonération, l’administration considérant qu’ils rendaient service à l’université.
« Pour nous, c’était un acquis social. Sachant qu’on est payé une misère, et que travailler l’été est souvent nuisible à notre thèse, où va-t-on pouvoir trouver 500 euros en plus ? », s’inquiète un étudiant.
Joint par Rue89 Bordeaux, le président de l’Université, Manuel Tunon de Lara, y voit au contraire un effort d’uniformisation :
« Une exonération trop large est impossible, ça serait difficile à expliquer aux doctorants des autres composantes. Des exonérations auront toujours lieu sur critères sociaux et financiers. Mais je souhaite surtout regarder la réalité du statut des doctorants et l’améliorer. C’est important, car à Bordeaux, nous considérons que le doctorat est le plus haut diplôme, et qu’il doit donc être reconnu et ambitieux. Je m’attaquerai au problème à la racine. »
Visiblement pas de quoi satisfaire les doctorants, en quête de réponses urgentes. Ils ont choisi de mettre en demeure l’administration de payer leur salaire. Un préavis de grève a également été voté, assorti d’une rétention des notes de TD.
MISE À JOUR (03/04) : Réunis en assemblée générale, les doctorants du collège droit, science économique et gestion ont voté la grève hier.
« On a de nombreuses revendications, et si on les laisse passer maintenant, c’est admettre la servitude volontaire », résume l’un deux.
La NUB, challenge devenu cauchemar
Mais le malaise gagne l’ensemble des personnels de l’Université. Une intersyndicale a été organisée fin février pour apporter un soutien aux doctorants. Il a été un temps question d’une grève générale, réunissant personnels et doctorants. Le projet est abandonné, le temps de négocier avec la direction. Un dossier est particulièrement sensible : la souffrance des personnels. La médecine du travail ferait face à un afflux de salariés en détresse.
Parmi eux, Lisa (à sa demande, son prénom a été changé) :
« Il n’est pas vraiment admis que les personnels des universités puissent se plaindre. C’est assez mal vu. »
Pourtant, cette cadre éprouve de réels problèmes psychologiques, apparus dès le commencement du chantier de la fusion :
« Il y a trois, on m’a confié des responsabilités dans la préparation de la nouvelle université de Bordeaux (la NUB). J’y ai vu une formidable opportunité professionnelle. Mais petit à petit, le challenge est devenu un cauchemar. Je devais non seulement assumer mon travail quotidien, mais aussi la charge de travail lié à la NUB. »
C’est là que la tâche est devenue chronophage. Lisa doit faire face à une multiplication des réunions sur des sites éparpillés, l’explosion des compte-rendus, des notes de suivi, et des heures supplémentaires.
« À un moment, j’ai senti une rupture, avoue-t-elle. Je me suis rendu compte que mes missions étaient tout à fait indéfinies. Je nageais dans le flou. Il a fallu changer de site, de collègues, de mode de fonctionnement. Ou plutôt, il a fallu inventer une manière de fonctionner. C’est là que j’ai commencé ma dépression. »
Cette quadragénaire fait partie des 350 personnes affectées à de nouveaux postes. Aline, employée dans un autre service, explique :
« Dans ce vaste chambardement, des personnels ont dû candidater sur de nouveaux postes, mais quasiment identiques aux leurs. Dès lors, personne ne savait à quelle sauce on allait être mangé. Tout le monde a refait des CV, des lettres de motivations, et des entretiens, alors qu’on pensait que les affectations se feraient sans concurrence, dans la douceur, dans la logique de la fusion. Mais ça a généré un stress chez tous les personnels qui ont dû bouger. »
Malaise généralisé
Une impression confirmée par d’autres personnels. Certains parlent de « grand machin déshumanisé », qui n’aurait « jamais pris en compte l’humain dans la construction de cette grande machine froide ».
Symptôme de ce mal-être, l’activité du Réseau écoute soutien orientation (le Réso) a explosé, en même temps que les arrêts maladie. Une réunion du 7 mars dernier a mis en lumière des situations qui relèvent du médical, concernant entre 30 et 50 employés. Un de ses responsables, qui tient lui aussi à rester anonyme, y voit les effets d’un burn out généralisé :
« En clair, il y a une partie du personnel qui présente des risques psychosociaux. »
La médecine du travail a été saisie de nombreuses demandes de consultation. Le Réso aurait décelé l’existence d’un service entier jugé « dangereux, avec un fonctionnement malsain et un personnel à risque ».
Jointe par Rue89 Bordeaux, la médecine du travail n’a pas souhaité communiquer sur la situation. Manuel Tunon de Lara, élu président à la mi-janvier, se dit attentif au problème :
« Au regard de la taille du chantier, tout s’est fait de façon assez satisfaisante. Nous sommes très vigilants sur l’accompagnement des personnels et nous travaillons avec le Réso pour éviter ces cas de souffrance au travail. »
Une situation « illégale »
Mais certains membres du Réso s’interrogent sur l’absence de CHSCT, cet organisme chargé la protection de la santé et de la sécurité des salariés. En effet, ils ont été dissouts en raison de la fusion, mais un nouveau CHSCT global n’a pas encore vu le jour.
« C’est non seulement illégal, mais aussi dangereux, vu la période délicate que vivent les personnels », nous affirme l’un deux.
Le président répond que « le comité technique endosse la mission du CHSCT, en attendant que des relais locaux soient créés ». Mais pour l’heure, la souffrance des personnels ne faiblit pas, et les arrêts maladie s’enchaînent.
Si tout le personnel ne relève pas d’une prise en charge médicale, beaucoup considèrent que l’Université unique est devenue un « capharnaüm », où « la moindre demande pour une signature, ou un achat de fourniture relève de l’usine à gaz ». Les problématiques budgétaires et d’emploi, qui existaient au préalable dans chacune des facs, se sont greffées sur l’Université de Bordeaux, dont le budget a diminué de 10%. Pour la prochaine rentrée, qui marquera la première année de plein exercice, la NUB sera confrontée à l’arbitrage entre ses ambitions de grande université, et ses problèmes logistiques et financiers.
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