Premier artiste noir en France à être connu et reconnu – et ce bien avant Joséphine Baker –, Rafael Padilla alias Chocolat fut un célèbre clown. En solo et plus tard en duo, le tout Paris venait assister aux spectacles de cet ancien esclave cubain, dont les journaux parlaient régulièrement.
En tournée à Bordeaux, où il se rendait régulièrement à la Foire aux plaisirs, le clown Chocolat mourait le 4 novembre 1917. Plusieurs manifestations sont organisées ce week end pour lui rendre hommage à l’occasion de la commémoration des abolitions de l’esclavage et de la traite négrière.
Aller simple pour Bilbao
Rafael Padilla est né en 1868. Ses parents, esclaves dans une plantation, s’en évadèrent en 1878 puis laissèrent leur fils, alors âgé de 10 ans, à l’abri chez une vieille cubaine dans un quartier misérable de La Havane ; il ne les reverra jamais.
Deux ans plus tard, la vieille femme le vend à un certain Castagno, riche marchand portugais qui cherche un jeune domestique à ramener en Espagne. Paradoxalement, c’est la liberté qui attend Rafael puisqu’à l’époque le droit international stipulait qu’un esclave arrivant sur le sol européen devenait automatiquement un homme libre.
A Bilbao, Rafael travaille au service de Castagno puis comme garçon de ferme chez la mère du patron. Il s’enfuit 2 ans plus tard et se retrouve à 14 ans, seul mais définitivement libre.
Il dort dans la rue et exerce des petits boulots : docker, porteur de bagages, et finit par travailler dans les mines de fer jusqu’au jour où un célèbre clown anglais, Tony Grice, le remarque alors qu’il danse pour ses amis mineurs sur les quais de Bilbao. Ses talents de danseur et sa force physique impressionnent Tony qui lui propose de l’engager comme assistant sur sa tournée.
Rafael a 16 ans et se retrouve à parcourir l’Europe. Il apprend le métier de clown car Tony s’est vite aperçu du potentiel comique du jeune homme, même s’il sait que sa couleur n’est pas étrangère à ce succès puisqu’à cette époque, l’immense majorité des gens n’avait jamais vu de noir.
Paris 1886 : Les chemins de la gloire
Après 24 mois de tournée, Rafael découvre Paris où Tony a signé un contrat au Nouveau Cirque, un des lieux les plus sélects de la capitale pouvant contenir 3000 spectateurs. Aristocrates, notables, artistes de renom, le tout Paris vient aux spectacles.
En 1888, Rafael quitte Tony Grice. Le directeur artistique du Nouveau Cirque, Monsieur Agoust, qui avait compris qu’en plus du talent inné de Rafael, sa couleur, loin d’être un obstacle, était au contraire une force, lui propose alors d’être la vedette d’une pantomime nautique. Rafael accepte et prend pour nom de scène : Chocolat.
Après des mois de préparation, il entre en piste avec son premier spectacle : « La noce de Chocolat ». Il a 20 ans.
Et dès le début c’est un véritable triomphe. La presse est dithyrambique : « Chocolat est roi, Chocolat est maître, vive Chocolat ! » « Pas de bonne soirée sans Chocolat ».
Rapidement célèbre et populaire, il est consacré comme l’un des principaux clowns de la capitale (à l’époque les clowns étaient des stars comme le sont les acteurs d’aujourd’hui). Tout cela dure 5 ans, durant lesquels il joue d’autres spectacles.
Pendant cette période, il rencontre la femme de sa vie, une chanteuse, Marie Grimaldi, originaire du nord de la France. Elle a déjà 2 enfants, Eugène et Suzanne, que Chocolat élève comme les siens.
Ils n’en auront pas ensemble et ne se marieront jamais mais resteront unis jusqu’au bout. Marie décédera 7 ans après son « homme » et exigera d’être enterrée sous le nom de veuve Chocolat. Ils seront un des premiers couples mixtes.
Paris 1894 : Les étoiles en piste
Chocolat a 25 ans quand il rencontre Footit, un autre clown Anglais. Ils vont former un duo qui marquera l’histoire circassienne des clowns. Leur succès est tel qu’ils deviennent les premiers artistes à faire de la publicité, mais aussi les premiers acteurs du cinéma muet sous la caméra des frères Lumière. Ils ont même des jouets et des marionnettes à leur effigie.
En 1894 ils sont au sommet de la gloire. Succès mérité car, hormis la singularité d’être le premier duo Clown blanc, Auguste noir, ils sont aussi des pionniers en introduisant des dialogues dans leurs sketches, ce qui est novateur.
Considérés comme les premiers clowns à messages, leurs saynètes sont une sorte de théâtre burlesque en rapport avec l’actualité et les gens adorent ça.
C’est Footit qui écrit et Chocolat est cantonné dans ce personnage de souffre-douleur naïf du clown blanc, ce qui prête à confusion dans l’esprit du public.
Dans leurs sketches, c’est toujours l’Auguste noir qui se fait avoir par le clown blanc – de là vient l’expression « être Chocolat ». De plus, certains dialogues sont violents dans les propos du blanc envers le noir, ce qui confirme cette interprétation de blanc dominant, noir dominé. Pourtant les deux hommes s’apprécient sincèrement. Footit déclare : « Mon personnage autoritaire et cruel fait réfléchir sur la méchanceté des hommes. »
Au quotidien, Chocolat mène une vie de famille harmonieuse, gagne correctement sa vie avec un métier qu’il aime, fréquente du beau monde, des artistes de l’époque tel Toulouse-Lautrec alors il ne se pose pas trop de questions.
Paris 1905 : Le début de la fin
L’état de grâce dure 10 ans, jusqu’en 1905. Chocolat a 35 ans. C’est le début de la fin.
Le Nouveau Cirque ne renouvelle pas leur contrat, puis ils sont de moins en moins demandés et disparaissent petit à petit de la scène parisienne jusqu’à la dissolution du duo en 1910. Deux raisons expliquent ce déclin.
L’une politique : l’affaire Dreyfus et le « J’accuse » de Zola, qui aboutit à la politisation de la question raciale, donnant naissance à un fort courant antiraciste et de fait, le stéréotype du noir souffre-douleur du blanc, dérange de plus en plus contribuant donc au rejet du duo. L’autre artistique, puisque, avec le temps, ils se sont démodés.
1910, Chocolat est professionnellement au plus bas. Il tente une reconversion au théâtre, mais maîtrisant mal le français, il lui est impossible de dire de longs textes.
Malgré cette période difficile, il reste encore pour Chocolat à réaliser la chose qui laissera une trace indélébile de son passage sur terre : être le premier clown à aller jouer dans les hôpitaux pour enfants. Pendant des années, il ira 2 fois par semaine faire rire les gamins. Les médecins constateront qu’après ses passages, les petits vont mieux et certains même guérissent. Chocolat avait créé, sans le savoir, le concept de thérapie par le rire.
Mais en parallèle, sa descente aux enfers continue malgré l’aide morale de sa femme ; il boit de plus en plus et trouve peu d’engagements. Son fils adoptif, Eugène tente bien de lui remettre le pied à l’étrier en lui proposant de faire un duo avec lui : Tablette et Chocolat. Mais la guerre éclate et Eugène doit rejoindre le front en 14.
Bordeaux 1917 : Baissé de rideaux
Chocolat a 49 ans. Physiquement diminué il est malgré tout engagé pour une tournée par la troupe du Raincy.
Au soir du 3 novembre, sous le chapiteau planté place des Quinconces à Bordeaux, il joue pour la dernière fois. Dans la nuit du 4 novembre, c’est dans un petit hôtel du quartier Mériadeck, au 43 rue Saint-Sernin (face à l’UGC actuel), que Chocolat s’endort et ne se réveillera plus jamais.
Le 5 novembre, il est jeté dans la fosse commune réservée aux indigents au cimetière protestant de Bordeaux.
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