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Délinquant sexuel et enseignant-chercheur à Bordeaux

Condamné pour agression sexuelle sur personne vulnérable par le tribunal correctionnel de Bordeaux en 2011, un enseignant-chercheur est interdit d’enseignement pour une durée de trois ans par le Conseil disciplinaire national de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il garde cependant son activité de recherche et la moitié de son salaire. Cette décision, arrangée par ses pairs, est défendue pour ses « excellents états de service ».

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Délinquant sexuel et enseignant-chercheur à Bordeaux

(photo d'illustration Wikipedia)
(photo d’illustration Wikipedia)

A est jeune, pas encore la trentaine, une malformation cardiaque la rend fragile. Elle est frêle, même pas 40 kilos. Reconnue handicapée à 80%, elle se déplace difficilement. Sa mère est maître de conférence à l’université de Bordeaux.

B est originaire de l’Europe du Nord. Son allure bonhomme et ses 100 kilos lui donnent un air rassurant. Il est enseignant-chercheur en informatique dans un laboratoire du CNRS à Bordeaux et collègue de la mère de A.

A vit chez sa mère. En septembre 2010, un déménagement est prévu, mais faire les cartons soulève de la poussière. Il vaut mieux dormir ailleurs pour le week-end. B et sa femme les invitent à le passer chez eux. A respire très mal et cette invitation tombe très bien.

Dans la nuit du 4 au 5 septembre 2010, dans une maison cossue de la banlieue bordelaise, tout le monde dort. Alors que sa mère dort dans la chambre à côté, A est restée dans le salon. B la rejoint.

Il lui « impose des agressions sexuelles, avec violence, contrainte ou surprise, en l’espèce en lui touchant la poitrine et le sexe par surprise et contrainte avec cette circonstance que les faits ont été commis sur une personne dont la particulière vulnérabilité due à une maladie ou une infirmité, était apparente ou connue de l’auteur » (termes du jugement).

Sur le coup, A n’en dira rien. Elle en parlera plus tard à une amie qui l’encourage à aller voir la police.

Condamnation et premier conseil disciplinaire

Le 7 septembre 2011, le Tribunal correctionnel de Bordeaux condamne B à huit mois d’emprisonnement avec sursis pour agression sexuelle sur personne vulnérable. Un témoin rapportera que B, cherchant à minimiser l’affaire, déclara « qu’il n’y avait pas besoin de consentement mutuel pour une relation sexuelle ». Il dira plus tard avoir répondu à une question qu’il n’avait pas comprise.

Le 5 juillet 2012, la section disciplinaire de l’université prononce à son encontre une interdiction d’exercer pendant 3 mois (dont les mois de juillet et août) toute fonction de recherche dans son établissement, avec privation de la moitié de son traitement.

Devant l’indignation exprimée par une large majorité des membres du laboratoire quant à cette dernière condamnation jugée trop clémente, le recteur de l’académie de Bordeaux décèle un vice de forme qui permet de casser cette décision. Une instruction redémarre le 23 octobre 2012 devant le Cneser (Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche).

Outre des fonctions consultatives, le Cneser a en effet une fonction disciplinaire. C’est la juridiction d’appel des décisions des sections disciplinaires des universités. Ses juges sont des agents qui concourent à l’activité d’enseignement et de recherche, des syndicalistes, élus par leurs pairs.

L’audience du CNESER disciplinaire

Pendant une année, l’instruction est suspendue. Le Cneser est ébranlé par une affaire de harcèlement sexuel à La Sorbonne qu’il aurait cherché à passer sous silence.

L’audience a finalement lieu le 3 décembre 2013. Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), y assiste. L’audience dure la journée entière, du fait notamment de l’audition de nombreux membres du laboratoire. Certains, solidaires, ont voulu impérativement témoigner contre des faits qu’ils estiment très graves.

Entre le mois d’octobre 2012 et décembre 2013, un nouveau recteur est arrivé. Il est à peine au courant de l’affaire.

Le procès oppose donc le rectorat à B. Car la victime, A, n’a ici que le statut de témoin. B est le seul à être assisté par un avocat.

En préambule, les juges précisent les enjeux de la procédure : B ayant été condamné au pénal et jugé coupable, le Cneser doit non pas se prononcer sur la réalité de l’agression mais sur ses conséquences internes à l’université, afin de déterminer la sanction.

Minimiser la gravité de l’agression

Selon la mère de la victime, deux questions posées durant l’audience semblent suggérer que les juges estiment l’agression commise d’une faible gravité.

– Comment se fait-il que le tribunal correctionnel n’ait pas condamné B à de la prison ferme ?

– Pourquoi a-t-il répondu positivement à la demande formulée par B de non-inscription de sa condamnation au bulletin n°2 de son casier judiciaire ? Bulletin qui mentionne les condamnations pour crimes et délits et qui peut être délivrée aux autorités administratives pour l’accès à certaines professions.

« Les questions que se pose le Cneser disciplinaire traduisent en tout cas la méconnaissance de ses juges – l’un de ceux qui siégeaient était pourtant professeur de droit – de la réalité du traitement judiciaire des violences sexuelles », explique Marilyn Baldeck.

Il est en effet exceptionnel que des « primo-délinquants » soient condamnés à de la prison ferme, y compris en matière d’agression sexuelle. Les peines d’emprisonnement avec sursis sont donc courantes pour les condamnés dont le casier judiciaire est vierge.

Les collègues hostiles au retour de l’enseignant au laboratoire

Tout au long de l’audience devant le Cneser, les collègues de B interrogés déclarent presque tous ne pas vouloir retravailler avec lui. Le directeur du laboratoire affirme que pour lui, « c’est inenvisageable ». Une salariée du laboratoire va jusqu’à déclarer qu’elle demanderait sa mutation s’il revenait.

Lors du premier conseil disciplinaire de 2012, une lettre signée par 80 personnes refusant de retravailler avec B avait été envoyée au président de Bordeaux I.

Car cet incident n’est pas le premier. Une jeune bulgare employée sur une mission par le même enseignant-chercheur, et hébergée par lui, a subi une agression du même genre. Elle s’est résolue à se taire, maîtrisant mal la langue française et ne connaissant pas les procédures françaises. Dans un mail, elle se confie :

« Après cet incident, j’ai passé trois mois de plus dans sa maison. Je barricadais ma porte tous les soirs pour m’assurer qu’il ne pouvait entrer dans la chambre. J’étais soulagée ensuite de rentrer chez moi. J’ai regretté de ne pas l’avoir fait tout de suite mais je voulais tellement que ce travail à Bordeaux soit dans mon CV avec de bons résultats. »

Les juges du Cneser évoquent donc l’hypothèse d’un détachement de B dans une antenne de l’université installée au Vietnam. Interrogé sur cette option, le directeur du labo répond :

« L’éloigner des étudiants français, mais l’envoyer au Vietnam, cela me semble remarquablement déplacé. »

La défense de deux collègues

Pendant l’audience devant le Cneser, deux collègues prennent cependant la défense de B d’une manière étonnante, rapporte Marylin Baldeck.

Le premier qualifie l’agression sexuelle de « moment de folie, d’égarement », dont la gravité ne se mesurerait qu’au degré de sa médiatisation :

« Cette affaire est très limitée parce qu’elle n’est pas sortie dans les journaux. »

Apparemment interloqué par l’indifférence de ce témoin, l’un des juges lui demande comment il aurait réagi s’il avait été le père de la victime. Réponse :

« Mais je ne suis pas son père. »

Le second collègue, une femme, encourage les juges à faire la part des choses entre le statut de fonctionnaire et une condamnation pour agression sexuelle :

« Le fait qu’un enseignant batte sa femme ne devrait pas avoir d’incidence sur son statut. C’est sa vie privée. »

La délibération du Cneser

Le Cneser disciplinaire délibère après la plaidoirie de l’avocat de B. Sa décision a le mérite de balayer l’hypothèse de la victime consentante avancée par B pour sa défense. Il est reconnu que la victime ne pouvait pas se défendre du fait de son handicap.

Conformément à une jurisprudence du Conseil d’Etat, le Cneser constate que ces « actes délictueux », bien que n’ayant pas été commis dans le cadre des fonctions d’enseignement ou de recherche de B, ont « gravement déconsidéré la fonction universitaire et l’image que doit donner un professeur des universités ».

Mais pour la détermination de la sanction, le Cneser disciplinaire prend en compte « d’une part, ses excellents états de service » en tant que professeur des universités et, d’autre part, la circonstance qu’il s’agit d’un « fait isolé ». Il ajoute que doit également être pris en considération « la décision du tribunal de grande instance de Bordeaux d’assortir sa peine d’un sursis et de ne pas inscrire son dossier au bulletin du casier judiciaire ».

L’enseignant-chercheur, B, est donc dispensé d’enseignement et peut poursuivre ses travaux de recherche tout en étant rémunéré. Il pourrait rejoindre ses collègues et son laboratoire malgré le refus massif d’autres chercheurs à collaborer avec lui.

Cette décision surprend d’autant plus que le président du Cneser disciplinaire avait lui-même, en cours d’audience, évoqué l’incongruité d’une telle sanction :

« Le problème, c’est que si on l’astreint à la seule recherche, alors que des enseignants-chercheurs en rêvent… on transforme la punition en rêve. »

D’ici trois ans, une fois la peine effectuée, l’enseignent-chercheur B pourra retrouver ses étudiants, sans dispositif particulier pour prévenir tout risque de récidive.

A a rejoint d’elle même une cellule de suivi psychologique rattachée à l’hôpital psychiatrique Charles-Perrens. Elle a aujourd’hui 33 ans. Il y a quelques jours, sur son profil Facebook, elle a posté :

« J’étais dans un putain de tunnel noir. Je ne voyais vraiment rien à part ma rage […] Faut juste que je me protège mieux maintenant. Enfin je vais pouvoir avancer à nouveau et, qui sait, peut être, retrouverai-je le plaisir d’écrire… »


#agression sexuelle

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