Janvier 2014. Milena (tous les prénoms ont été modifiés), étudiante croate, rentre chez elle un soir près de l’arrêt Arts et Métiers, sur le campus de Talence. Un homme attend devant sa résidence, l’interpelle – drague lourde, insistante. Elle passe devant, monte l’escalier, se rend compte que l’homme la suit. Elle court, il l’attrape sur le palier, tente de l’embrasser de force. Elle réussit à fuir et passe la nuit chez une amie.
Février 2014. Séverine sort trois minutes de sa chambre universitaire un soir pour porter un livre à une copine, au même étage. En rentrant, elle trouve un homme nu dans son lit.
Mars 2014 : Lan, étudiante chinoise, est suivie par un homme depuis l’arrêt de tram jusqu’au village universitaire – 700 m à pied, dans le noir presque total. Elle court quatre à quatre jusqu’à sa chambre, réussit à s’enfermer et entend une respiration haletante derrière la porte qui lui murmure des propos obscènes.
Ces histoires, les mêmes depuis trente ans sur le campus bordelais, sont taboues. Les dépôts de plainte à la gendarmerie, rares, sont sans suite s’il n’y a pas de preuves, ecchymoses ou « traces » de viol. Aucune enquête sérieuse n’a jamais été réalisée pour mesurer l’ampleur de ces violences. L’omerta règne sur des universités qui craignent pour leur réputation et démentent généralement l’importance de ces faits, se retranchant sur l’absence de plaintes ou de preuves.
Proies idéales pour prédateurs locaux
On comprend bien l’intérêt que représente pour la métropole bordelaise une université de 80 000 habitants, symbole de son dynamisme et de son rayonnement. Il ne faudrait pas oublier que plus de la moitié de ces étudiants sont des étudiantes, de 18 à 25 ans, souvent sans attaches locales, proies idéales pour les prédateurs locaux : frotteurs et frôleurs du tram, suiveurs, harceleurs à haut niveau d’études, propriétaires prêts à négocier le prix d’un loyer.
Le campus de Talence, un des grands travaux métropolitains engagés par Chaban-Delmas à la fin des années 1960, se rêvait à la hauteur des campus américains : de vastes bâtiments, modernes, entourés d’encore plus vastes espaces verts, des étudiants blancs et blonds des deux sexes partageant leur temps entre cours et activités sportives dans un écrin vert.
Un paysage idyllique, reflété par les documents d’urbanisme de l’époque, promesse de bonheur et de liberté pour les 15% d’une classe d’âge qui arrivait au bac : fêtes, flirts et récréation dans un cadre protégé.
Cette utopie a tout de suite tourné au vinaigre pour les étudiantes résidentes d’un campus isolé à l’extérieur de la ville. La nuit, le vert devient noir. Le rêve de nature devient cauchemar de solitude.
Dès le début des années 1970, les étudiantes féministes organisent leur autodéfense, font circuler les numéros de plaques des automobilistes indélicats qui prennent les filles en autostop, entre Talence et Bordeaux pour les agresser. Elles s’accompagnent d’un point du campus à l’autre lorsque la nuit tombe à six heures, créent des associations d’entraide pour les victimes de violences.
L’inquiétude du dernier tram
Qu’en est-il aujourd’hui ? L’augmentation des lignes de bus et le tram serait-elle une solution ? Les étudiantes connaissent l’inquiétude du dernier tram du soir, les regards qui se posent sur elles, l’angoisse de voir un homme descendre à la station et prendre derrière elles le chemin du village. Cette inquiétude est fondée.
À Bordeaux, il y a longtemps qu’on sait que le logement étudiant consacre une ségrégation entre les étudiants pauvres et étrangers, résidents du campus, et les étudiants français des classes moyennes et supérieures, habitant des chambres ou des colocations en centre-ville.
Les hommes prédateurs le savent aussi. Où, à Bordeaux, peut-on trouver des jeunes femmes isolées, en grand nombre, souvent coupées de leur famille, correspondant à tous les fantasmes sexuels : Africaines et Antillaises, Chinoises, Ukrainiennes ? Dans quel autre endroit est-il possible de les suivre en toute impunité ? De les harceler ?
La vidéosurveillance, efficace dans le tram, est inefficace dès la sortie du tram dans les immenses espaces du campus, les agents et sociétés de surveillance ont déjà fort à faire pour éviter la grosse délinquance et les dégradations. Les bonnes pratiques de solidarité qui peuvent empêcher des violences trop fréquentes dans l’espace public sont anéanties par le manque d’urbanité du lieu, le transformant en piège.
Le campus est l’exemple d’une urbanisation « verte » ratée
Pris par des rêves écologiques de « gouvernance par le vert », les urbanistes ont oublié (et continuent d’oublier) que trop d’arbres tuent la ville, ce que souligne le géographe Augustin Berque. En Australie, la ville de Canberra et son million d’arbres souffre d’un déficit patent d’urbanité face à Sidney, la rivale, qui attire toutes les ressources créatives.
Le campus est un exemple de cette urbanisation ratée, mais il n’est pas sûr que la leçon ait été apprise. L’Opération Campus Bordeaux, sélectionnée en 2008 parmi les six meilleurs dossiers, « vise à rénover et redynamiser le site universitaire pour créer de véritables lieux de vie et améliorer leur visibilité internationale ». Dans le dossier qui en est issu, quatre lignes et demi sur la sécurité, déclinées au neutre, juste une ou deux allusions de quelques mots à la question des étudiantes.
Faute de traiter la sécurité des étudiantes comme un sujet central, cette opération d’urbanisme prestigieuse risque d’être un fiasco. Le projet clinquant sur papier glacé sera vite éclipsé, aux yeux des étudiantes françaises ou étrangères, par la réputation de coupe-gorge du Campus de Bordeaux s’il n’est pas fait rapidement un travail spécifique sur cette question.
La honte du système universitaire
La marche de nuit des étudiantes du Comité de Lutte des Etudiantes Féministes mercredi dernier à Bordeaux a eu un certain écho. Un relais institutionnel tente de se mettre en place sous la forme d’une cellule de veille contre le harcèlement sexuel, les agressions sexuelles, le sexisme et l’homophobie à Bordeaux Montaigne et d’un dispositif parallèle ouvert à toutes les universités de Bordeaux au Service de Santé Inter Universitaire.
Encore faudrait-il que ces actions ne soient pas uniquement des gadgets mais des dispositifs réellement soutenus par les présidences d’université et les élus locaux, seul moyen de faire disparaître les « mauvaises pratiques » qui sont une honte pour notre système universitaire.
Les 40 000 étudiantes de Bordeaux ne sont pas là uniquement pour mettre l’ambiance dans la ville, elles doivent être respectées et accueillies dans les meilleures conditions pour la réussite de leurs études et le confort de leur séjour.
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