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Être femme sans domicile fixe à Bordeaux

Dans le cadre d’un master en anthropologie, Anaïs Cadilhon a suivi des femmes sans logements rencontrées dans l’espace public et dans les Centres d’accueil d’urgence (CAU). Son travail sur les violences multiformes, causes ou bien conséquences du « sans logisme », la conduit vers une nouvelle problématique : Quel regard portent ces femmes sur elles-mêmes ? Constat et analyse.

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Être femme sans domicile fixe à Bordeaux

"Marcher, traîner, errer, vagabonder, s’user…" (Mme A, âgée de 29 ans, "6 femmes sans logement photographient l’itinérance")
« Marcher, traîner, errer, vagabonder, s’user… » (Mme A, âgée de 29 ans, « Six femmes sans logement photographient l’itinérance »)

Cette publication est un résumé d’une recherche menée sur trois ans dans le cadre d’un master en Anthropologie. J’ai tenté, durant le Master I, de saisir les conditions de vie préalables à l’errance pour des femmes aujourd’hui sans logement, à Bordeaux. Il s’agissait donc de découvrir leur trajectoire de vie avant la rue à partir de leurs récits et témoignages écrits et oraux. Ce travail de master I m’a alors permis de travailler autour des violences multiformes, tant causes que conséquences du « sans logisme ».

Suite à ces analyses, je me suis orientée, lors du Master II Professionnel « Santé, Migrations, Médiations », vers une nouvelle problématique : Comment, ces femmes portent un regard sur elles-mêmes, construisent leurs identités, dans cette situation où rien n’est certain, tout est changeant, le repos du corps et de l’esprit instable ? Comment se construisent-elles leur identité sexuée de femmes ? Où se situe leur conception de la féminité et comment conçoivent-elles la maternité?

Cet article n’est donc pas exhaustif de l’ensemble des analyses du master et nous nous contraindrons à un résumé de chacune de ces problématiques.

Trajectoires et violences « pré-rue »

Ce sont des femmes, qui, pour la plupart ont cumulé des événements de vie difficiles, des violences familiales, conjugales, sociales entraînant alors petit à petit des désaffiliations familiales, amicales, puis professionnelles, sociales, citoyennes et publiques… Les violences physiques, morales et symboliques sont, pour la plupart, leur lot quotidien, précocement.

Suite à de telles trajectoires de vies passées, elles vivent dans un rapport à soi assez complexe et certaines ont pu de ce fait développer des fragilités narcissiques et psychologiques. Le rapport à l’Autre peut aussi en être affecté. En effet, certaines ont perdu toute confiance en l’Autre et peuvent développer une méfiance et une sorte de carapace identitaire face à cet Autre, qu’il soit sans abri, citoyens lambdas, assistante sociale ou psychologue.

Les relations sociales de ces personnes sont inlassablement influencées par les rapports familiaux et sociaux passés. De plus, même si ce sont des personnes mises aux marges du cœur du système social, les normes et valeurs communément et socialement diffusées, notamment celles universelles de la domination des hommes sur les femmes, persistent aux marges de la société.

"Quand je suis partie de chez la personne chez qui je vivais, il flottait alors je me suis réfugiée à l’intérieur de cette cabine en attendant le bus. J’ai voulu appeler la police pour les avertir et tout, mais je n’ai pas pu car la cabine ne marchait pas… De là, je suis partie au commissariat qui m’a ensuite envoyée à Bordeaux, au CAUVA et de là de foyers en foyers…" (Mme P, âgée de 52 ans, "6 femmes sans logement photographient l’itinérance").
« Quand je suis partie de chez la personne chez qui je vivais, il flottait alors je me suis réfugiée à l’intérieur de cette cabine en attendant le bus. J’ai voulu appeler la police pour les avertir et tout, mais je n’ai pas pu car la cabine ne marchait pas… De là, je suis partie au commissariat qui m’a ensuite envoyée à Bordeaux, au CAUVA et de là de foyers en foyers… » (Mme P, âgée de 52 ans, « Six femmes sans logement photographient l’itinérance »).

« In situ », le corps devient objet de convoitises et de violences

En plus de souffrir d’une position sociale désaffiliée, elles subissent leur position de femme. Dans ce contexte, leur corps devient objet de convoitises et violences qui leurs sont infligées par les hommes à la rue, par elles-mêmes et par le regard du passant, du professionnel, de l’institution, de la société. Comme l’exprime Christine Detrez dans son ouvrage « La construction sociale du corps » :

« Le corps est langage et marquage social. »

L’environnement socioculturel de l’individu a inévitablement des conséquences sur la manière dont il vit et gère son corps (cf. l’ouvrage « Sociologie et Anthropologie » de M. Mauss). Le rapport que la femme dépourvue de logement a avec son corps serait alors influencé par le degré d’ « intégration » au sein d’un contexte de vie : la rue.

« En l’absence d’accès à cette seconde peau qu’est le foyer, le corps du sans-domicile devient la première et souvent la seule ligne de défense contre un monde dangereux. » (Wardhaugh cité par M. Marpsat dans : « Un avantage sous contrainte : le risque moindre pour les femmes de se retrouver sans abri », in « Population »).

Comme nous l’avons évoqué précédemment, certaines femmes vont se créer une « carapace masculine » aussi bien physique que comportementale pour se protéger des convoitises et violences physiques extérieures et de la dépression. A l’inverse, les atouts féminins peuvent faire l’objet d’un fort investissement pour la femme qui ne souhaite pas que sa situation interfère sur son apparence extérieure, ou souhaite l’utiliser comme outil de rémunération… Il est bien d’ajouter que la femme est d’une grande vulnérabilité dans ce contexte de vie.

En effet, qu’elle y vive seule et cachée, ou au sein d’un groupe, elle est en proie aux violences et dégradations physiques et morales infligées par d’autres personnes, notamment des personnes sans abri. Même les relations amicales et de solidarité peuvent se retourner contre elle fréquemment, la soumettant à une position de femme victime.

Des conditions de santé extrêmes…

Ce contexte de vie d’une qualité sanitaire médiocre dégrade à grande vitesse la santé de ces individus. La rue fait vieillir rapidement. Ces personnes peuvent développer des maladies quasiment éradiquées du cœur du système social : tuberculose, gale, Les maladies transmissibles tels que les MST, les hépatites sont aussi fréquentes et parfois en lien avec des usages de drogues ou une sexualité pratiquée dans des conditions trop précaires.

L’aggravation des symptômes et des problèmes physiologiques, psychologiques et physiques est due à des démarches de recours aux soins trop compliquées et contraignantes, d’autant plus que beaucoup sont sans papiers, sans couverture maladie et que leur priorité dans ce système de la survie est l’assouvissement de leurs addictions bien avant la prise en charge de leur santé.

De plus, bons nombres de femmes qui connaissent une période d’itinérance prolongée deviennent peu à peu aménorrhées tant leurs conditions de vie entraînent un dysfonctionnement physiologique… Là se pose alors la question de l’évolution de l’identité sexuée de ces femmes en lien avec les transformations physiques et physiologiques…

"La chambre c’est neutre, partagée avec une femme et puis c’est tout. D’un foyer parmi tant d’autres où je suis passée et c’est là que je suis restée le plus longtemps. Ca se résume à deux lits, deux armoires, deux chaises, une table. Ca me permet de dormir dans un lit, c’est mieux que les bancs de l’hôpital Pellegrin… Sentimentalement, je ne ressens rien, plus rien ne me fait rien. Les sentiments moi… avec tout ce que j’ai vécu je suis blindée. C’est plutôt de la haine que des sentiments. De toute façon, les bons payent toujours pour les mauvais." (Mme P, âgée de 52 ans, "Six femmes sans logement photographient l’itinérance").
« La chambre c’est neutre, partagée avec une femme et puis c’est tout. D’un foyer parmi tant d’autres où je suis passée et c’est là que je suis restée le plus longtemps. Ca se résume à deux lits, deux armoires, deux chaises, une table. Ca me permet de dormir dans un lit, c’est mieux que les bancs de l’hôpital Pellegrin… Sentimentalement, je ne ressens rien, plus rien ne me fait rien. Les sentiments moi… avec tout ce que j’ai vécu je suis blindée. C’est plutôt de la haine que des sentiments. De toute façon, les bons payent toujours pour les mauvais. » (Mme P, âgée de 52 ans, « Six femmes sans logement photographient l’itinérance »).

Corps, féminité et regard sur soi

Témoin des douleurs causées par ces violences physiques, morales et sociales, de leur souffrance de l’invisibilité sociale, de leur mésestime d’elles-mêmes, j’ai alors questionné la façon dont ces femmes portent un regard sur elles- mêmes à partir de ces histoires de vies.

« Femme à la rue. La femme doit-elle être à la rue, mérite-t-elle d’être à la rue ? Parce que j’ai quand même vécu une grossesse dans la rue moi. Souhaite-elle être à la rue ? La féminité doit-elle être à la rue, parce qu’on est plusieurs femmes, la féminité ça englobe toutes les femmes. La féminité mérite-t-elle d’être à la rue ? », déclare Mme E qui a connu l’itinérance prés de 7 ans.

Que l’on soit pleinement intégrée à la société ou bien que l’on soit, à son insu, mise en marge de celle-ci, le rapport à la féminité est une affaire personnelle qui dépend d’éléments biographiques et conjoncturels. La féminité sociale, c’est-à-dire les normes de la féminité véhiculées et communément admises par l’ensemble du corps social, sont donc plus ou moins stables tandis que la féminité de chacune varie selon la personnalité de la femme et le contexte de vie dans lequel elle est amenée à exprimer sa féminité. La féminité de chacune évolue en permanence et peut varier de manière tactique selon la situation de vie.

Dans la situation de sans logisme, le lien à la féminité est alors mouvant, d’où ces ambivalences de rapport à soi que l’on a pu évoquer précédemment (carapace masculine-exacerbation atouts féminins).

La maternité rend l’existence légitime

Néanmoins, pour celles qui sont mères, elles se définissent ainsi avant de se dire femmes. Cette maternité est ressentie comme un statut qui légitime leur existence. La pensée incessante de leurs enfants, bien qu’étant douloureuse car représentant un manque, est néanmoins source de motivation et d’espoir. Ce lien à la maternité est quand à lui intangible et permanent.

Lorsqu’il n’y a pas d’enfant en jeux, l’estime de soi est fortement dépendante de la trajectoire de vie passée et ses violences, de la situation d’invisibilité sociale dans laquelle elles vivent. Ce regard sur soi est par conséquent, dégradé, auto-déprécié. Ce sont des femmes qui peuvent ressentir beaucoup de honte, de culpabilité, même si elles ne sont pas forcément responsables de ce qui leur arrive.

Les douleurs les plus importantes que peuvent ressentir ces femmes, dont l’instabilité et la recherche d’une intimité sont le lot quotidien, sont bien entendu celles de l’absence de leurs enfants pour celles qui sont mères et l’absence d’une position sociale reconnue et d’espace d’expression citoyenne et publique.


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