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Charlie après Charlie : nos journalistes réagissent

Parce que Charlie Hebdo et leurs auteurs ont forgé des convictions, parfois suscité des vocations, les journalistes de Rue89 Bordeaux ont voulu raconter leurs relations intimes avec ce canard, dont le premier numéro post-attentat sort ce mercredi en kiosques. Les dessins sont extraits des livres « Les Années Charlie 1969-2004 » (Hoëbeke) et de « Je suis très tolérant », de Charb (Soleil).

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Charlie après Charlie : nos journalistes réagissent

Hommage à Charlie Hebdo par Simon Mitteault
Hommage à Charlie Hebdo par Simon Mitteault

Continuer à rire de tout

Avant Charlie, pour moi, ce n’est pas Hara Kiri, mais La Grosse Bertha. En 1991, j’ai 14 ans, et si j’ai été biberonné à Coluche, Reiser, Desproges ou Les Nuls à la maison, je n’ai probablement plus acheté le journal depuis Pif Gadget lorsque je découvre ce canard satirique au nom de canon teuton.

Dans l’ours, entre autres, Patrick Font et Philippe Val (à l’époque où ce dernier était encore humoriste), les anciens de Charlie Hebdo – Cabu, Wolinski, Willem, Gébé, Siné… – et d’autres moins connus – Charb, Honoré…

Cet hebdo déboule en 1991, en réaction à la participation de la France à la première guerre du Golfe. Le sang ne doit pas couler pour du pétrole, m’insurge-je alors à mon tour dans un fanzine réalisé avec quelques amis collégiens : éditos vengeurs, dessins maladroits, caricatures piquées ailleurs  (à Tignous, notamment)… Notre feuille de choux obtient malgré tout un prix spécial « Humour Grinçant » au festival Scoop en Stock, à Montpellier. Un sacré encouragement à persévérer…

Dessin de Charb (DR)
Dessin de Charb (DR)

En 1992, l’essentiel des troupes quitte La Grosse Bertha pour relancer Charlie Hebdo. On est alors en plein mitterrandisme déclinant, la gauche est minée par les affaires et le chômage galopant. On s’étripe en Algérie, au Rwanda et dans l’ex Yougoslavie. Pas de quoi se marrer a priori, donc, et pourtant Charlie accomplit cette mission salutaire : l’humour est la politesse du désespoir, et puis mieux vaut en rire que de s’en foutre, comme l’affirme Didier Super.

La satire est une porte d’entrée vers l’actualité (comme les Guignols de l’info à l’époque), et je me reconnais dans les combats de Charlie : l’écologie (les chroniques de Cavanna réunies dans le recueil « Une belle fille sur un tas d’ordures », les colonnes de Gébé…), la lutte contre les fanatismes religieux, contre l’ultralibéralisme (Oncle Bernard), contre l’extrême-droite (« Les Mégret gèrent la ville », de Luz).

L’hebdo est un brulot qui me suit sur les bancs de la fac, dans mes premières manifs contre le CIP (le Smic Jeunes) en 1994 ou pendant les grèves de décembre 1995. Avant que dans les années 2000, il ne se pose parfois, avec Philippe Val à sa tête, en donneur de leçons héritier des Lumières, ne défende le oui au traité constitutionnel européen, vire Siné, finisse par ressembler à ces pompeux éditorialistes dont il se moquait jadis.

Je n’achète alors plus le titre que de temps en temps, quand ça chauffe (les caricatures de Mahomet, Charia Hebdo), en me demandant parfois si le combat contre l’intégrisme musulman n’est pas simplement devenu son fond de commerce.

Et puis le 7 janvier, je me retrouve dévasté, à l’annonce de la disparition de ces gens qui m’ont tellement fait marrer, dont j’ai tant admiré l’humour et l’intelligence. Pour continuer à rire de tout (pourvu que ce ne soit pas avec tout le monde), aujourd’hui, j’achèterai Charlie. S’il en reste.

Simon Barthélémy

Dessin de Charb (DR)
Dessin de Charb (DR)

Charlie aujourd’hui parce que Cabu depuis toujours

Pour moi Charlie, c’était Cabu. Je l’ai découvert au début des années 80 lorsqu’il dessinait en direct pour Récré A2. Sa coupe de cheveux à la Mireille Mathieu, ses petites lunettes rondes, son sourire timide, puis ses mains s’animaient et le dessin prenait vie sur mon vieux poste cathodique. Il accompagnait mes mercredis après-midi.

Devenu ado comme Duduche, je l’ai suivi dans Droit de réponse, dans les pages du Canard et de Charlie où il dessinait pour les Grands. En quelques cases, il en disait plus avec le beauf que beaucoup d’éditorialistes sur trois colonnes. Ses dessins ont bercé mon enfance et ont forgé ma conscience politique, ils sont à l’origine de ma vocation de journaliste.

À l’annonce de sa mort, c’est la colère et l’indignation qui ont dominé, puis les bons souvenirs pour me rappeler pour quoi je faisais ce métier. Et pourquoi je devais continuer à le faire. Si je suis Charlie aujourd’hui, c’est parce que je suis Cabu depuis toujours.

Ludovic Lamarque

La société Kalachnikov

Hara Kiri et puis Charlie Hebdo. Professeur Choron et puis Reiser, et puis Vuillemin, et puis Cabu. Ma première école du rire. Rire pour rire, rire sans médire.
Ils avaient repoussé les frontières de la liberté, gagné chaque jour un mètre et installé le droit à l’insolence.

Dans les années 1980, tout allait de pair. L’iconoclasme de l’art, l’émancipation de la politique, la pensée rebelle, la liberté d’expression.
Dans les années 1990, on s’y était fait. Oublié combien pouvaient être fragiles ces champs explorés du tout est possible. On y gambadait insouciants, acquis pour toujours.

Avec le temps, rien vu venir, même pas les espaces qui commençaient à rétrécir. La liste des sujets dont il ne fallait plus rire s’allongeait. Mais au loin, la lumière de Charlie Hebdo brillait aux frontières de la satire et c’était rassurant.

« Piss Christ » et puis les pisse-froids. Mahomet et puis les cocktails Molotov. Les premières menaces et les premiers froncements de sourcils. Plus vraiment la tête à Charlie tellement les nouvelles du monde sont noires. Le cœur n’y est plus et la société qu’on espérait à perte de vue dévoile des extrêmes.

Le 7 janvier 2015, je me suis rappelé que pour éditer Charlie Hebdo, Val et Cabu avaient créé une société en 1992 : Les Éditions Kalachnikov. Quels cons !

Walid Salem

Dessin d'Honoré (DR)
Dessin d’Honoré (DR)

Pensée pour Bernard Maris

J’étais au collège, et l’enseignement de l’économie était un point d’entrée vers le monde, vers l’actualité, un domaine qui m’attirait depuis l’enfance. Mon professeur de sciences économiques et sociales nous avait donné des auteurs à lire et écouter. La plume de Bernard Maris m’avait plu. Sa manière de traiter le libéralisme, d’expliquer Keynes, de vulgariser et de concrétiser des phénomènes économiques complexes ont suscité en moins l’envie d’expliquer aux gens. Si je fais aujourd’hui ce métier, c’est un peu grâce à lui. Je garderai toujours une part de tendresse et d’admiration pour cet homme que je sentais profondément attentif à l’humain.

Je faisais partie de ceux qui achetaient Charlie Hebdo aux périodes où ça allait mal. Aujourd’hui, je me dis qu’il aurait fallu les soutenir, mieux et en continu.

Jonathan Guérin

L’apprentissage du militantisme et de la déconne

Charlie, tout d’abord, c’est sa renaissance, en 1992, au temps de mes années lycée. C’est l’apprentissage du militantisme et de la déconne. Les caricatures de Pasqua, de Debré, les premières manifs – contre le CIP en 1994 – avec des dessins de l’hebdo comme pancartes, la lutte contre le Front national qui déjà plante ses mauvaises graines, le soutien aux sans-papiers, l’écologie… L’athéisme comme combat. L’envie de rire des bassesses et des conneries de ce monde.

C’est aussi Maurice et Patapon et l’inimitable humour scatologique de leur auteur, Charb, et Renaud qui y tient alors une chronique. Et les autres aussi. Oncle Bernard et ses chroniques sur l’économie si précieuses. Riad Sattouf et sa vie rêvée des jeunes. Et les vieux de la vieille, les anciens d’Hara-Kiri, Cabu, découvert au Club Dorothée, et Wolinski. Des dessins qui font marrer et réfléchir. Des blagues qui font mouche et dont on parle à la récré, entre potes, parce que oui, on a vraiment envie de rigoler. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans.

Puis, il y a le 11 septembre, mes premières piges à Politis, le référendum sur l’Europe et Philippe Val qui soutient le oui, et le monde qui se complexifie, les divisions qui se renforcent, Dieudonné qui pète un câble et les clans qui se forment à l’intérieur de familles politiques auparavant unies. Et lire Charlie devient plus compliqué. Rire fait toujours autant de bien, mais parfois, ça coince. Parce que, vraiment, tout part en vrille.

Et il y a bien sûr, l’affaire des caricatures de Mahomet en 2006 et toutes les questions qu’elle pose. Avec l’arrivée de nouveaux termes : « islamophobie », « islamo-gauchisme », « laïcards intégristes ». Le débat prend de la hauteur ou s’enlise, c’est selon, et surtout, il semble sans fin. Et la réalité n’aide pas à trancher.

A Paris, en mars 2006, un mois après la parution par Charlie des caricatures de Mahomet du journal Jyllands-Posten, le bar à côté duquel j’habite, accueille l’exposition « Ni dieu, ni dieu ». On est dans le XXe, dans un quartier qu’on pourrait dire, si l’on veut simplifier, tiraillé entre « boboïsation » et « ghettoïsation ». Dans leur « café animé », comme ils l’appellent, les gérants Marianne, Marika et Zayed présentent des dessins de Berth, Charb, Faujour, Luz, Martin, Rémi, Siné, Tignous et Willem, tous collaborateurs de Charlie Hebdo. Toutes les religions y sont attaquées.

Couverture de Charlie Hebdo (DR)
Couverture de Charlie Hebdo (DR)

Mais le 30 mars, des jeunes – ceux qui jouent au foot sur le terrain en face du bar – armés de barres de fer, font irruption et brisent quelques cadres. Les dessinateurs et les gérants du bar veulent le dialogue. Réunions, débats avec les habitants font baisser la pression. Mais si les cadres des dessins restent en place, ils sont désormais recouverts d’une feuille blanche marquée « censuré ». Des jeunes du quartier, qui se revendiquent musulmans, le disent : « Ils sont allés trop loin », et si je ne suis pas d’accord avec eux, je vois bien qu’ils ne rient pas, eux, et je comprends aussi leur désarroi dans un pays où être arabe et musulman n’est vraiment pas une sinécure.

Et puis il y a « l’affaire Siné », en juillet 2008. Viré du journal sous prétexte d’antisémitisme par un Philippe Val dont les éditos me provoquent de l’urticaire. Je ne comprends plus. Je ne ris plus. La liberté d’expression a comme du plomb dans l’aile. Le « peut-on rire de tout ? » tourne en boucle dans mon crâne. Je n’achète plus Charlie. J’ai 30 ans. Et un sacré coup de vieux.

Et puis il y a le 7 janvier. Là, il n’est plus question de rire. Je suis atterrée, choquée, ébranlée, vidée.

Mercredi j’irai au tabac presse acheter Charlie Hebdo. Par solidarité avec un hebdo qui a rythmé les mercredis de mon adolescence et les débuts de ma vie d’adulte, qui a nourri nombre de mes réflexions politiques et sociales, qui a provoqué moult fous rires et débats enflammés, même du temps où je ne le lisais plus. Car ça on ne peut pas le leur ôter : Charlie, ça ne laissait pas de temps de cerveau disponible à la connerie.

Aline Chambras

Dessin de Charb (DR)
Dessin de Charb (DR)

 


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