Sur la scène d’un auditorium vide, un chanteur à la voix troublante entonne une tonada vénézuélienne, accompagné d’un théorbe et d’une guitare baroque. Discrètement, une jeune fille observe la scène et se laisse émouvoir. C’est le pitch d’ « En présence (piedad silenciosa) », de Nino Laisné.
Comment est né le projet d’ « En présence (piedad silenciosa) » ?
Depuis longtemps, j’étais fasciné par « La embarazada del viento », une chanson traditionnelle des îles Margarita qui évoque une sorte d’Annonciation mystérieuse. Son côté irrationnel correspondait exactement à ma recherche et rendait l’atmosphère de cette répétition assez troublante. Dans ce film, je souhaitais m’approcher des émotions qui peuvent naître de la musique, la manière dont on se laisse pénétrer par ce langage. Si au départ le film, par sa mise en scène, est très proche d’une captation classique de concert, la présence de l’auditrice amène une intensité dramatique, une brèche dans le récit. À travers une autre approche du cadrage, de la lumière, on glisse peu à peu vers la fiction.
Comment avez-vous imaginé les rôles du chanteur et de la spectatrice ?
Dans ce désir de déstabiliser le spectateur il y a la teneur de la chanson, quasi-mystique, mais aussi ce dialogue fragile entre les personnages. L’androgynie de la voix de Vincenzo Capezzuto, qui n’a pas mué, est un élément fondamental. À cela répond une certaine ambiguïté physique de la jeune femme interprétée par Cécile Druet. Sans être frontal, on assiste à un glissement de cette androgynie de l’audio vers l’image. Ainsi, sans qu’il prenne corps physiquement, un lien se crée entre eux. Cette connexion reste en suspend, elle est laissée à la libre interprétation de chacun.
Pourquoi accorder autant de place à la musique ?
Étant moi-même musicien, je souhaitais relier mes différentes pratiques. J’ai donc signé les arrangements d’ « En présence (piedad silenciosa) » en métissant les rythmes typiquement vénézuéliens aux ornements baroques. L’aspect quasi-religieux des paroles m’a permis de créer des ponts entre ces deux styles. Je ne suis pas très à l’aise avec les dialogues au sens classique du terme. Proposer une narration légèrement décalée grâce aux paroles chantées me semblait une bonne alternative.
La musique est devenue un élément central dans mon travail. Récemment j’ai réalisé une installation-vidéo, « Esas lágrimas son pocas », dans laquelle des enfants issus de familles immigrées hispanophones interprètent des chansons de leur pays d’origine. C’est aussi le cas dans ma vidéo « Folk Songs », tournée à Chypre, où des immigrés clandestins et des victimes de trafic humain chantent a capella des musiques liées à leurs racines. La musique dévoile des émotions là où la parole fait défaut. Dans les films d’artistes, la musique est souvent abordée sous l’angle des dispositifs sonores, des compositions expérimentales, mais assez peu à travers les cultures traditionnelles.
Comment avez-vous réussi à le financer ?
C’est une économie assez fragile, pour le moment, tous mes films sont auto-produits. Avec un collègue, nous avons créé une petite association de production, Chambre 415, qui permet de recevoir certaines subventions. Par exemple pour le tournage d’ « En présence (piedad silenciosa) », j’ai obtenu l’Aide Individuelle à la Création de la DRAC Aquitaine. Bien sûr, cette aide ne couvrait pas l’ensemble du budget, c’est pourquoi la post-production s’est étirée sur un an, le temps d’auto-financer chaque étape. Le problème vient aussi du fait que les potentiels investisseurs ont du mal à me catégoriser entre cinéma, art ou musique. Or, je ne peux travailler que dans ce croisement de genre, ce qui fait probablement la singularité de ma recherche.
Ce film a une longue carrière à la fois dans des festivals et des centres culturels. Comment se fait-il qu’il tourne encore ?
Il a tout d’abord été diffusé dans un réseau d’art contemporain, puis sa sélection au FID Marseille a accéléré les choses. C’est ainsi qu’il a été programmé pour la Nuit Blanche puis au Cinéphémère de la fondation Ricard à la Fiac. Il a aussi été lauréat Jeune Création Vidéo Cinéma des Pépinières Européennes pour Jeunes Artistes, au FIPA Biarritz. J’ai même eu la joie de le présenter dans un festival de musique ancienne au Portugal. Et d’autres présentations vont suivre cet hiver.
Même si la frontière entre cinéma et art contemporain tombe peu à peu, la vidéo d’art reste globalement difficile à diffuser. D’ailleurs, les modalités de diffusions dans ces deux circuits ne sont pas encore bien accordées. Il faut jongler avec l’exclusivité demandée par les festivals d’un côté, et la possibilité d’entrer dans une collection de l’autre.
« En présence (piedad silenciosa) » date de 2013, votre travail a-t-il évolué depuis ?
Ce film faisait dialoguer les formes très codées du concert et de la fiction. J’avais donc besoin de maîtriser le moindre détail, de la mise en scène à la direction d’acteurs. Avec mes projets les plus récents, j’ai eu envie de bousculer mes réflexes et de glisser un pied du côté du documentaire. Bien que mes méthodes de tournage sont très précises, j’ai volontairement laissé la place à des choses moins écrites. Les interprètes pouvaient réagir de manière spontanée au dispositif du tournage, et cela devenait la matière même de mon montage.
Vous êtes issu de l’art contemporain. Quelle différence faites-vous entre films et installations vidéo ?
La principale différence est le rapport à l’espace. Un film a un début et une fin, et ne passe pas nécessairement en boucle. Il est donc compatible avec une salle de cinéma où le public est spectateur, confortablement installé dans son siège. Dans le cas d’une installation, l’œuvre est étroitement liée à son contexte. En évoluant dans l’espace d’exposition, le visiteur est partie prenante du dispositif. Le rapport entre l’œuvre et le spectateur est aussi plus intime. Il peut arriver en cours de projection, n’en voir qu’un extrait ou la revoir aussitôt. C’est le cas de mon installation « Esas lágrimas son pocas » qui est composée de deux grands écrans face à face. Sur chacun d’eux apparaît le même enfant, dans un jeu de miroir, l’un d’apparence naturelle, l’autre costumé dans une esthétique Technicolor. Le public est invité à se positionner entre ces deux écrans, vers l’un ou l’autre.
Vous avez travaillé avec un nombre impressionnant d’institutions régionales. Comment ces projets se sont construits ?
Je me suis installé à Paris mais j’ai été très vite repéré par des structures en Aquitaine. Il y a d’abord eu ces deux résidences à Pollen Monflanquin qui, à peine sorti de mes études, m’ont permis de maintenir une production régulière. L’artothèque de Pessac a également été un vrai soutien dès le début. Mes premiers contacts avec le Frac remontent à l’exposition « Les dérivés de la photographie » avec le projet « Touristes », repris pour l’Été Métropolitain. Puis au printemps dernier, le centre d’art image/imatge à Orthez m’a invité pour une exposition personnelle. J’ai quitté Bordeaux pour trouver un nouveau souffle, et je reviens avec plus de fraîcheur sur ce territoire qui m’est familier.
Quels sont vos futurs projets ?
Je suis en pleine création de mon premier spectacle avec le chorégraphe François Chaignaud. Ce projet s’intéresse à des figures issues de la musique médiévale espagnole. Au fil des siècles et au contact d’autres cultures (séfarade, andalouse…) on a vu apparaître chez ces personnages une forme d’ambiguïté sexuelle. Ce spectacle est un peu le grand écart entre les musiques traditionnelles et le cabaret travesti. Il sera présenté en février prochain sur la scène nationale du théâtre d’Arras (dessiné par l’architecte bordelais Victor Louis, décidément !).
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