Lorsqu’on tourne le dos au marché des Capucins et qu’on ouvre les bras vers Bordeaux sud, on ne voit que lui : le cours de l’Yser et son quartier anciennement appelé le « triangle espagnol », sa perspective qui court jusque vers les boulevards et surtout son incessante activité. Il est celui qui rend le mieux hommage au multi-culturalisme avec ses karaokés familiaux, ses discussions animées, ses odeurs de grillades ou de mafé, ses coiffeurs en tout genre ou ses petits bars de quartier.
Depuis deux ans sa réputation est mise à mal par des plaintes pour incivilités et nuisances nocturnes. La Mairie, en réponse, a tenté l’année dernière la sanction collective contre les établissements de nuit. A travers les envies et les réclamations de chacun, c’est une réflexion sur le devenir du quartier qui a été enclenchée.
Piqûre de rappel
Le premier décembre 2015, les commerçants de nuit du cours de l’Yser ont poussé un soupir de soulagement. Après huit mois de restrictions horaires, la municipalité décidait de lever l’arrêté les obligeant à fermer à minuit. Et des bars dans ce quartier là, il y en a une pelletée et de tous les genres : bar à chicha, bar portugais, espagnol ou basque, bar d’habitués, restaurants africains, bar à concerts, dancings…
Mais sous le coup de l’arrêté, tout le monde était logé à la même enseigne. L’origine de cette interdiction ? La pétition déposée par quelque 80 riverains du quartier sur le bureau d’Alain Juppé en novembre 2014. Dénonçant de nombreux débordements au seuil de leurs portes, ils demandaient à la mairie de reprendre les choses en main. Pour certains, c’était le lot quotidien et acceptable d’un quartier populaire mais pour les signataires, la coupe était pleine.
Parmi eux, Stéphanie, 40 ans, deux enfants, lassée d’appeler en vain la police :
« On subit du tapage nocturne, des bagarres en bas de chez nous et on a beau prévenir les autorités personne ne vient. Le problème n’est pas qu’il y ait des bars ou des boîtes de nuit mais que certains patrons ne fassent pas en sorte que leur établissement soit bien tenu et que les règles horaires soient respectées. »
Martine, 60 ans, a fini par rallier la cause du collectif après avoir essayé de régler seule les problèmes de tapage nocturne qu’elle subissait en bas de chez elle :
« Je dialoguais avec le patron de l’établissement, il y avait une certaine confiance à un moment donné. Il me parlait des nombreuses amendes qu’il devait payer mais il ne faisait rien pour changer la situation. »
Le 1er avril 2015, donc, la municipalité sévit, et la mesure est surprenante : tous les établissements de type bars, commerces, boîtes de nuit, restaurants, installés entre le Cours de la Marne, de l’Yser, la rue Fonfrède et la rue de Bègles doivent fermer à minuit, au lieu de 2h, pendant un an.
« Marquer le coup »
Selon certains, c’est une mauvaise décision pour trois raisons : le temps de réaction de la mairie a été long, la mesure prise, inappropriée car collective et son découpage géographique totalement aberrant. Pour ce qui est du délai, l’adjointe au maire du quartier de Bordeaux Sud Emilie Kuziew parle d’un temps de réflexion nécessaire :
« Il nous a fallu six mois pour réfléchir aux mesures que nous pouvions prendre, pour rédiger des procès verbaux et définir correctement le périmètre concerné. »
Sur la nature même de la décision, l’adjointe avance qu’il s’agissait de marquer le coup, face à un cours de l’Yser où seulement quelques établissements n’ont jamais reçu de procès verbaux.
Quant à la justification du découpage géographique de la zone sanctionnée, Jean-Louis David, adjoint au maire en charge de la vie urbaine et de la coordination de la politique de proximité, avance la complexité de l’entreprise, qui entraîne toujours des insatisfactions.
On peut effectivement rester perplexe devant un Booboo’zzz situé cours de la Marne, obligé de fermer à minuit (et de plier boutique) quand à quelques mètres de là, rue Kleber, le Café Populaire bat son plein jusqu’à deux heures du matin.
Les raisons de la colère
Du côté des commerçants, la mesure a été extrêmement mal accueillie et a déclenché le dépôt d’une plainte au tribunal. Fer de lance du mouvement, Eric Bernard, patron du bar l’Avant Scène, qui organise concerts, spectacles, soirées jeux (etc) et qui venait tout juste de s’installer dans le quartier (10 mois avant l’arrêté) :
« Ce n’est pas parce que tu as une carie qu’on doit t’arracher toutes les dents, explique-t-il. C’est vrai que le quartier était laissé à l’abandon, tant par la mairie que par les services de police. Il y avait une population extérieure au quartier qui venait s’approvisionner dans le secteur et qui restait sur place tout en ayant des comportements inciviques. Donc, quand la pétition est arrivée de la part du collectif de riverains, je l’ai signée. Ce que je n’avais pas prévu c’est que cela se retourne contre moi. La mairie a pointé les bars comme coupables possibles de toute cette situation. C’est à partir de là que j’ai commencé à protester. »
L’Avant Scène est en effet à l’heure actuelle un des établissements n’ayant reçu aucun procès verbal et qui s’est vu « puni » comme les autres par l’arrêté municipal. Selon Jacques Respaud, conseiller départemental (PS) du canton de Bordeaux VI, la mesure prise était inappropriée :
« Les problèmes existent depuis bien longtemps. Autant je pouvais comprendre que la mairie veuille réagir de manière beaucoup plus volontariste, autant je pense qu’il aurait été plus simple de régler les problèmes au cas par cas. »
D’après Stéphanie, beaucoup de membres du collectif de riverains ont été gênées que cette mesure s’applique aussi aux établissements respectueux de la loi :
« On n’a jamais demandé à la mairie d’appliquer une mesure collective, il y a eu une injustice. Mais ce que je crois, c’est que la mairie manque vraiment de moyens et de personnel pour gérer correctement la situation. »
Des bars qui toussent
Le résultat pour les établissements a été un manque à gagner de deux heures par jour.
« 8 heures de travail en moins par semaine, reprend Eric Bernard, c’est un désastre pour les finances d’un bar de nuit. »
Du côté du bar le Zèbre, sympathique bar d’habitués qui officie depuis longtemps dans le quartier, le bilan n’est pas rose non plus :
« Avec les rumeurs de violence et d’insécurité sur le cours, j’ai perdu progressivement une clientèle que je ne suis pas sûre de revoir un jour, se désole Christelle Mathieu, la gérante. Huit mois c’est long, surtout sur les mois d’été. Certains sont partis et ont pris leurs habitudes ailleurs. »
Pour certains, les conséquences ont même été désastreuses : l’Âne qui tousse, bar à ambiance afro-antillaise situé rue de Bègles, a dû, sous le coup de l’arrêté, licencier deux employés :
« J’ai perdu 70 % de mon chiffre d’affaire pendant cette période, soupire Jacky Bisson. Il a fallu que je renégocie tous mes tarifs avec les comptables, les fournisseurs, etc. L’activité reprend doucement mais je n’ai pas encore pu reprendre du personnel. »
Revirement
Alors que le quartier retrouve son rythme horaire normal depuis deux mois, les acteurs de cette saga urbaine pronostiquent sur les possibles raisons de ce soudain revirement administratif.
Certains, comme Eric Bernard, évoquent l’arrivée soudaine de l’état d’urgence, par concordance de dates ; l’abrogation de l’arrêté a été signée le 17 novembre 2015, soit quelques jours après les attentats de Paris.
D’autres, comme Christelle Mathieu, parlent de la période des élections régionales qui aurait poussé la mairie à faire un geste clément envers les commerçants du quartier.
Pour Jacques Respaud, c’est le caractère illégal de l’arrêté qui a poussé la mairie à revoir sa position :
« On ne peut pas appliquer une telle mesure à l’ensemble des bars d’un secteur, c’est une atteinte à la concurrence. »
C’est sur le même argument qu’Eric Bernard et Jacky Bisson sont toujours en procès avec la mairie et veulent obtenir réparation.
« L’arrêté n’a pas réglé les problèmes, déplore Jacky Bisson, il a juste permis à la mairie d’asseoir son pouvoir et de prévenir les autres quartiers de ce qu’elle était capable de faire. »
Case départ ?
Pour la municipalité pourtant les résultats sont là :
« Après discussion avec le syndicat UMIH (Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie), explique Jean-Louis David, nous avons considéré que le calme était revenu, que les comportements s’étaient améliorés et que nous pouvions donc stopper la mesure. »
Du côté des riverains, on tire le bilan :
« Pendant l’arrêté, il y avait du mieux mais depuis son abrogation c’est reparti comme avant. Pour moi il n’y a du côté des élus et de la police aucune volonté d’apaiser les choses », affirme Stéphanie.
Emilie Kuziew se défend totalement de cette accusation :
« Cela fait 3 ans déjà que nous travaillons à la revalorisation de ce quartier. Nous contrôlons les établissements et la police est très présente sur le secteur. Nous avons abrogé l’arrêté mais nous pourrions très bien le remettre en place. »
Et Stéphanie de réaffirmer le silence administratif :
« Nous avons écrit 5 ou 6 fois au Préfet pour lui demander de s’occuper du quartier et de rétablir la tranquillité. A ce jour, nous n’avons eu aucune réponse à notre courrier. »
Face au mécontentement, quelles solutions pérennes la municipalité peut-elle trouver pour satisfaire les riverains tout en apaisant les inquiétudes des commerçants ? Comment laisser à ce quartier son authenticité, son empreinte identitaire faite de son incroyable bouillonnement culturel, de ses terrasses ensoleillées, de ses riverains qui flânent, de ses fêtards qui refont le monde sur le bord du trottoir, de ses restaurants cosmopolites ?
Jean-Louis David est persuadé que c’est en engageant un dialogue avec le syndicat et les commerçants, qu’il réussira à élever le niveau de qualité et de respect dans le secteur. Martine, elle, voit plutôt la paix dans l’instauration de véritables contrôles à l’ouverture des établissements :
« Quand un commerce s’installe, la demande devrait être étudiée plus en profondeur pour voir quelles nuisances il est susceptible d’engendrer. Il faudrait aussi veiller à le qualifier de manière claire entre bar, épicerie ou boîte de nuit. »
Un futur en points d’interrogation
Cette polémique autour des nuisances sonores et des incivilités du cours de l’Yser a permis d’entamer un débat plus large sur la propreté, l’aménagement urbain et la qualité de vie du quartier de Bordeaux Sud :
« Avec cette histoire, la mairie a pris conscience des dégradations, conclue Jacques Respaud. Certaines mesures ont été prises comme le ramassage quotidien des déchets qui existe depuis longtemps dans le reste du centre-ville. Par ailleurs il y a une concertation pour rénover le cours de l’Yser entre la rue Lafontaine et les Capucins. Ça me semble aller dans le bon sens. »
Stéphanie, plus perplexe, a « peur que la situation se dégrade et qu’à force de laisser traîner les problèmes, le quartier perde sa mixité sociale ».
Christelle Mathieu pointe davantage l’existence d’une stratégie liée au développement global de Bordeaux :
« Jusqu’à maintenant notre quartier était laissé à l’abandon. Aujourd’hui la mairie réalise qu’il est temps de se pencher dessus car il est proche de la gare. La LGV arrive en 2017, il y a des projets immobiliers qui se préparent. »
Le bailleur social et aménageur InCité, lié à la mairie de Bordeaux, a en effet été mandaté pour réhabiliter des logements du quartier, selon son directeur général Benoît Gandin, directeur général d’In Cité :
« Nous avons pour objectif de rénover des immeubles dégradés et insalubres du quartier Marne et Yser pour en faire des logements sociaux. Pour l’instant nous avons déjà acquis une dizaine d’immeubles. Nous voulons inverser la tendance et donner des conditions décentes de logement aux habitants. »
L’action d’In Cité se déploie donc aujourd’hui en trois volets : l’acquisition de biens immobiliers, l’aide aux bailleurs sous forme de subventions et l’imposition de travaux aux propriétaires les plus irresponsables en formulant une déclaration d’utilité publique. Benoit Gandin espère une nette avancée pour 2017 avec 300 nouveaux logements sociaux construits dans l’ancien centre de Bordeaux.
« Créer des lieux de rencontre »
Benoît Gandin écarte l’inquiétude, formulée par certains de ses commerçants et habitants, d’une perte d’identité du cours de l’Yser :
« Ce n’est pas l’intervention d’In Cité qui provoquera la gentrification mais l’attractivité de la ville de Bordeaux. Nous jouons au contraire un rôle de modérateur contre les bailleurs privés qui pratiquent des tarifs trop élevés. Il nous arrive même de contester le prix de vente d’un logement et d’exercer notre droit de préemption urbain pour se substituer à l’acquéreur et récupérer le bien pour l’intérêt du projet public. »
Régis Saphores, vice-président de l’association de quartier Urbanisme et Humanisme, est de ceux qui craignent que le projet ne soit pas adapté aux réalités des riverains. Il regrette en premier lieu le manque d’équipements créateurs de lien social :
« Ces bouleversements ne prennent pas en compte la vie sociale et le patrimoine du quartier. Il nous faudrait avant tout une crèche, une salle de sport, un foyer culturel, des bancs devant les écoles, un établissement de santé… Il faut créer des lieux de rencontre et encourager la diversité des commerces. Faire preuve d’une véritable imagination pour améliorer la vie collective autour de chez nous. »
Pourtant, Alexandra Siarri, adjointe au maire en charge de la cohésion sociale et territoriale parle d’un quartier « blindé de projets et farci d’équipements » :
« Bordeaux sud est le deuxième quartier après Bacalan à être le plus grand bénéficiaire de l’appel à projets du pacte de cohésion social et territorial », ajoute-t-elle.
Ce pacte présente une cartographie détaillée des projets à venir par quartier. Pour la partie précise qui nous intéresse, les travaux du cours de l’Yser sont bien annoncés, comme la végétalisation de la rue Kléber, le ramassage quotidien des ordures ménagères ou la réhabilitation des locaux commerciaux par InCité. Un peu plus bas, il y aura la rénovation de la Place Max Dormoy et la construction de l’école Barbey. Mais en terme d’équipements sociaux, il n y a qu’un projet acté dans ce périmètre précis : le comité d’animation Lafontaine-Kléber.
Alexandra Siarri explique que Bordeaux Sud est un secteur très grand qui a déjà bon nombre de structures vers Saint-Jean et Saint-Michel :
« Nous allons continuer à soutenir les projets qui existent déjà comme l’Accorderie, l’Union Saint-Jean ou Astrolabe. Mais si les riverains veulent discuter de projets d’équipement médical, social, culturel ou sportif, je les invite à prendre rendez-vous avec moi pour me proposer des idées. »
A la lumière de ces multiples témoignages, un dénominateur commun apparaît clairement en toile de fond de chacun des discours : l’attachement à ce quartier. Nouveaux arrivants, « vétérans » du secteur ou élus de longue date, ils disent tous leur envie de continuer à participer au développement de Bordeaux sud.
A l’image de Manuel Coca, président des commerçants du cours de l’Yser depuis 40 ans, qui a vu son quartier changer. Il parle du vendeur d’espadrilles, des bouchers, des grainetiers et de la bibliothèque qui ponctuaient avant les façades de la rue. Pour autant, il ne veut pas qu’on ternisse la réputation du lieu dans lequel il a grandi :
« La violence et les incivilités n’ont pas plus lieu dans notre quartier que dans les autres. J’espère que le cours de l’Yser va garder son âme et rester cosmopolite et vivant comme il l’est depuis le début. »
En filigrane, c’est donc l’histoire et la vie d’un quartier qui est en jeu, entre son passé riche de mixité sociale, de culture et de traditions, et son avenir incertain, celui de ne pas vraiment savoir à quelle sauce il va être mangé avec ses travaux de voirie, la réfection de son habitat, l’arrivée de la LGV à ses portes et par-dessus tout, sa fureur de vivre.
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Sur Rue89 Bordeaux : Bordeaux la nuit c’est fini ?
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