« Ce qui est drôle (ou pas) c’est que je m’étais dit qu’en venant aux Beaux Arts je rencontrerais des personnes ouvertes d’esprit et passionnées, avec lesquelles je pourrais parler de tout pendant des heures. La désillusion ne fut que plus violente. Les sujets de conversation ne tournaient qu’autour des multiples soirées durant lesquelles élèves et profs couchaient ensemble et se droguaient. Si tu veux rentrer dans ce monde, tu as intérêt à faire la même chose que les autres. Le problème c’est que ma vision du rapport élève/professeur ne correspondait absolument pas à la réalité des Beaux Arts. Ici on se tutoie, on se tape dans le dos, on fait des blagues salaces, on suce et on prend tout ce qui passe en soirée pour être en bon rapport avec tout le monde. »
« sucer au figuré ? », demande un lecteur dans un commentaire. « Au sens propre comme au figuré », répond l’auteure.
Garni de détails, habilement structuré et écrit sans retenue, il n’en fallait pas plus pour que le texte allume une mèche sur les réseaux sociaux d’où, comme toujours, le scandale arrive. A coup de partages, le témoignage fait l’effet d’une bombe. Grosse surprise pour l’auteure et coup de tonnerre pour l’école, enseignants et étudiants compris.
Hervé Alexandre, secrétaire général des Beaux-Arts de Bordeaux, en mesure l’impact :
« Dans ce témoignage, il y a une vraie souffrance à laquelle nous n’étions pas attentifs. Mais quand cette souffrance est traduite dans un texte, il faut faire attention aux mots et aux idées qui sont parfois exprimées avec outrance. On ne parle pas à la cantonade quand on a quelque chose à dire à quelqu’un. Malgré tout, ce texte nous incite à réfléchir et à revoir les relations humaines au sein de l’école. Il y a une part de vérité dans ces propos. C’est une élève en fragilité qui a mal vécu quelque chose et le but n’est pas de lui taper dessus. »
Du DNAP au CAP exthétique
L’auteur de ce témoignage intitulé « Ce que les Beaux Arts de Bordeaux m’ont appris » s’appelle Mathilde. Bientôt 25 ans, cette Bordelaise a voulu « revenir sur [son] parcours scolaire et dénoncer les pratiques d’un certain cursus ». Inscrite d’abord à la fac d’arts plastiques (qui en prend elle aussi pour son grade), elle passe le concours des Beaux-Arts de Bordeaux qu’elle obtient « pleine d’espoir quant à la formation proposée ».
La suite de son texte est une série de désillusions et prend la forme d’une charge violente. Contre les élèves de sa promotion, d’abord, « extrêmement prétentieux qui se disaient déjà “artistes” et qui méprisaient les autres, les plus réservés ». Contre Le Café Pompier, ensuite, « un café “associatif” tenu par quelques élèves triés sur le volet (les plus lookés et les plus méprisants aussi). […] Ici, tout le monde se connait et “s’adore”, on picole, on danse, on drague, et on prépare les coups de pute du lendemain ».
Contre les profs, encore, que « tu peux te mettre dans la poche en faisant des soirées avec eux, ou alors faut vraiment que tu sois ultra dans le délire “conceptuel”, que tu utilises le jargon adéquat (c’est-à-dire que tu déblatères des inepties enrobées de mots pompeux pour parler d’une vieille pince à linge) ».
Et contre les cours, enfin, où « on t’apprend bien à être un con prétentieux qui crée du concept pour bien enfoncer les gens qui n’y connaissent rien et pour bien gonfler l’ego de ceux qui font parti du milieu ».
C’est tout ? Non, Mathilde fait aussi le tour de certains détails, comme « les pauses clopes à répétitions des profs, où leurs petits quarts d’heure (voire demie heure) de retard le matin et/ou le midi, parce que tu comprends, eux ils sont importants, il faut qu’il prennent deux trois café/clopes avant de commencer » ; comme le choix d’ « un “arc”, (oui parce que “spécialité” c’était pas assez cool comme mot) » ; comme ces « tutorats » où les profs ne « sont pas là pour te tirer vers le haut, te donner de bons conseils avisés, mais plutôt pour bien t’enterrer et pisser sur ta fierté » ; et enfin le diplôme, « la cerise sur le bon gros gâteau de merde », où, durant l’entretien avec le jury, l’ancien élève en profite pour dénoncer « leur comportement de petits cons prétentieux et à partir en claquant la porte ».
Tout de même diplômée d’un DNAP (Diplôme National des Arts Plastiques), Mathilde choisit de ne pas continuer en Master et de quitter l’école pour un CAP esthétique.
Critiques et encouragements
En 24 heures, le texte est lu plus de 6000 fois. Des commentaires contre, mais aussi des commentaires pour : des étudiants de plusieurs écoles d’art approuvent et saluent le courage du billet. Il est partagé sur Facebook par la très virulente Nicole Esterolle, auteur sous pseudo de textes à charge contre l’art contemporain, qui en profite pour lancer un appel à de nouveaux témoignages et prône la fermeture, du moins pour « le temps de tout réorganiser et de les purger de toutes les variétés d’enflures et de monstruosités », des écoles d’art en France. Elle écrit sur sa page à propos de ce qu’elle appelle « le terrifiant témoignage » :
« Comment, de telles terrifiantes excrétions cervicales, peuvent-elles justifier 5 ans d’études préalables… Comment justifier les salaires de la centaine d’enseignants activés pour ces opérations de décervelage ?… Comment justifier l’énormité du coût en argent public pour la “formation” de gens qui ne seront même pas artistes à 98% ?… Comment justifier cette nouvelle et coûteuse fournée de petits schtroumpfs égocentriques, pédants, mythomanes, cocaïnomanes, indéradicalisables, socialement toxiques, handicapés mentaux voués à l’assistanat et au subventionnat à vie et sans le moindre espoir d’être un jour ”émergents sur la scène artistique international” ?… »
Dépassée par les réactions, Mathilde décide d’apporter un ajout :
« Je ne veux absolument pas décrédibiliser l’ENSEMBLE des professeurs de l’école des Beaux Arts de Bordeaux, car évidemment comme partout il y a de très bon profs. Je trouve regrettable que certaines personnes se soient senties visées par mon article alors que je ne pensais absolument pas à elles en l’écrivant. […] J’ai vécu de très bons moments aux Beaux Arts de Bordeaux, comme de très mauvais et j’ai appris énormément de choses que je n’aurais pas pu apprendre ailleurs. »
Une envie d’apaiser les choses ou rétropédalage ? Contactée par Rue89 Bordeaux, l’auteure maintient ses propos :
« Après avoir publié mon texte, beaucoup m’ont écrit pour approuver mes propos et pour me dire combien ils ont été blessés, humiliés, et certains ont même eu des problèmes de santé. Dans ma promotion, nous étions 70 élèves. 25 ont changé d’orientation après le premier cycle et beaucoup pour cette raison. »
Ne pas se tromper d’adresse
« Ce n’est pas exceptionnel. Le passage de la licence au master est très écrémant. C’est une moyenne, c’est normal. Et ce n’est pas du particulièrement à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux », précise un enseignant qui a tenu à garder l’anonymat.
Il dit avoir quitté l’école des Beaux-Arts de Bordeaux pour des raisons parmi lesquelles « certaines sont évoquées par Mathilde dans son texte » :
« Je lui donne raison pour certaines choses mais il faut reconnaître que ses propos sont brutaux. J’en ai discuté avec d’anciens élèves. Sur la forme, les rapports qu’elle évoque existent, mais ils existent partout ailleurs. A ce sujet, il y a une mise en garde dans de nombreuses écoles d’art. Sur le fond, c’est extrêmement compliqué. Les études d’art ne reposent pas sur des critères. […] Le critère principal est essayer d’inscrire l’élève dans le monde de l’art. C’est un monde discriminant. S’il y a des reproches à faire, ils sont à faire au monde de l’art. C’est débile d’imaginer que l’art est une simple expression de soi. »
D’une autre façon, Hervé Alexandre confirme :
« Dans une école d’art, on n’est pas là pour apprendre une technique, on est là pour encourager l’élève à trouver un médium et l’exposer à des leviers qui lui permettent de se questionner. L’école ne doit pas se tromper de candidat et le candidat ne doit pas se tromper d’adresse. Il y a parfois une attente qui n’est pas ce que l’école propose. Ceci – même s’il faut aussi souligner la déception de ceux qui l’ont accompagnée qui ont été extrêmement choqués par le texte de cette élève –, n’excuse en rien l’attitude de certains enseignants. On y voit une part de nos travers. On s’en saisi très simplement sans polémique. »
Exit donc la polémique, l’école des Beaux-Arts est sur le point d’accueillir son nouveau directeur après une période, disons, compliquée. Le temps n’est donc pas au conflit, même si l’affaire ne tombe pas si bien :
« Ça ne tombe jamais bien, précise le secrétaire général. Nous avons les portes ouvertes au mois de mars, les inscriptions vont suivre en avril… et aussi de gros mouvements dans l’organisation des écoles d’art : un regroupement est initié entre l’école de Bordeaux, de Bayonne et de Biarritz ; pour une direction, une administration et un conseil pédagogique uniques. Ce fameux témoignage nous oblige à être exigent sur notre communication. On a un gros travail à faire pour expliquer ce qu’est et ce que n’est pas une école d’art. »
De son côté, Mathilde cherche à expliquer pourquoi, entretemps, le compte de son blog, son compte facebook, et son compte mail, ont été, selon elle, piratés. L’usurpateur a dépublié le texte (remis depuis), demandé à ceux qui l’ont partagé sur Facebook de le supprimer, et envoyé un mail de renoncement à tous ceux chez qui le témoignage avait suscité un intérêt ; Rue89 Bordeaux compris.
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