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Guy Lenoir : « Mai 68 a éclaté à la gueule de tout le monde sans voir venir »

Guy Lenoir est fondateur et directeur de MC2a — Migrations Culturelles aquitaine afriques. En mai 68, tout juste le service militaire accompli, il est salarié de la Compagnie dramatique d’Aquitaine, ancêtre du Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine (TnBA).

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Guy Lenoir : « Mai 68 a éclaté à la gueule de tout le monde sans voir venir »

Je suis un républicain et j’ai toujours été droit dans mes bottes par rapport à la république. J’ai donc fait mon service militaire sans rechigner, alors que nombreux, autour de moi, ont tout fait pour être réformés.

J’ai fait mon service à Périgueux. A l’époque, il était de 18 mois. J’ai eu une belle fonction, j’étais animateur des loisirs dans la caserne. On me foutait la paix, j’ai pu programmer des films de cinéastes russes comme Sergueï Eisenstein et alimenter la bibliothèque avec des livres qui pouvaient éveiller la conscience. De toute façon, l’art et la culture n’avait aucune incidence sur les bulletins de vote à l’époque. Ils étaient une sorte d’ouverture d’esprit que se donnait la nation.

Guy Lenoir (WS/Rue89 Bordeaux)

Depuis ma caserne, on ne se doutait de rien. Les officiers supérieurs étaient des saint-cyriens avec un mental assez particulier. L’écoute de l’extérieur était assez réduite. Je n’avais pas des raisons à l’époque pour sentir la situation.

J’ai attendu ma « libération » pour entrer dans un dispositif artistique en tant que professionnel. En mars 1968, à l’âge de 22 ans, je suis salarié à la Compagnie dramatique d’Aquitaine. C’est formidable. Sauf qu’à l’époque le salaire d’un jeune comédien était le dixième de celui d’un directeur administratif. Mai 68 a justement permis de rétablir un peu ses fractures sociales.

Maintenant, ça suffit

En mars 68, la compagnie était invitée par la ville de Bordeaux a présenté le spectacle sur les places publiques. C’était le rendez-vous avec le théâtre populaire que s’octroyait la ville pendant la programmation de son Mai musical. Nous avions répété « Le Prince de Hombourg » de Heinrich von Kleist. La première représentation a eu lieu au Parc Bordelais, et ce fut la dernière.

Personnellement, je n’étais absolument pas politisé. J’évoluais dans un théâtre populaire dans la lignée de Jean Vilar. Certes, Jean Vilar était acquis à toutes les causes sociales, syndicales et politiques. Mais nous, on était dans le mouvement du théâtre populaire où on ne se posait pas les questions politiques, on se posait les questions de popularisation du théâtre et de l’art.

Quand mai 68 est arrivée, il a éclaté à la gueule de tout le monde sans le voir venir. La gronde a commencé au sein même de la compagnie. Plusieurs membres de la CGT et du parti communiste nous ont alertés, ils nous ont dit maintenant ça suffit. La grève est déclarée.

Les artistes se sont disséminés dans la nature. Il y en avait des professionnels, des semi-professionnels et des amateurs. C’était la particularité et la qualité de cette compagnie à l’époque.

L’entrée des artistes

Avec une partie de la compagnie, la cellule cégétiste, on s’est retrouvé à la Secma ou chez Dassaut pour suivre ce mouvement ouvrier. Quelques fois, on a évoqué la place du théâtre et de l’art populaire. On avait ce côté vilarien et le sentiment prétentieux d’aller porter la parole avec des poèmes de Robert Desnos, de Jacques Prévert, de Louis Aragon… C’était notre manière de soutenir la révolution.

Par ailleurs, on avait des copains qui étaient sur le terrain, impliqués dans les luttes anarchistes. Ils allaient sur la seule barricade qu’il y avait rue Sainte-Catherine. Ils étaient des combats frontaux parce que ils avaient envie de castagner du flic. Concomitamment, le mouvement étudiant était en ébullition. L’université était bloquée.

Je me souviens de cette époque où le campus était naissant à Talence. On allait faire des virées la nuit pour voir ce qui s’y passait, de la même manière qu’on allait faire des virées la nuit pour voir ce qui se passait à l’Université des lettres, l’actuel musée d’Aquitaine. Un jour, il y avait des CRS qui bloquaient l’entrée principale, alors qu’on pouvait passer par la rue Paul-Bert. Les étudiants courraient dans les couloirs enfumés avec des mouchoirs sur la figure pour se protéger des lacrymogènes. Malgré tout, on discutait, on papotait et on repartait par là où on est arrivé. Il y avait un côté théâtral. Rue Paul-Bert, c’était l’entrée des artistes.

Barricade rue Paul-Bert en 1968, derrière la faculté des Lettres (cc/Tangopaso/Wikipedia)

Le théâtre slogan

Bien sûr, on a cru à une nouvelle ère. Pour moi, c’était très lié au romantisme. J’étais très heureux parce que c’était une révolution qui allait dessiner notre avenir. L’avenir allait se mettre en chantier.

J’ai assisté à des tables rondes à la faculté, à des réunions de l’Unef [Union nationale des étudiants de France, NDLR] dans des locaux près de la place Pey Berland. J’avais le sentiment de représenter une nouvelle jeune classe. Je portais en moi le sentiment d’une génération de travailleurs du spectacle. Après,  je me suis retrouvé lié à des compagnies de théâtre et marqué par le théâtre de rue, par le théâtre d’action, le théâtre banderole, le théâtre slogan.

J’ai constitué ma propre compagnie professionnelle et j’étais très heureux. Ça m’a boosté. Ça m’a donné le sens de la responsabilité citoyenne et civique. Ma volonté était de vivre dans une vie démocratique et vivre en négociation permanente. Je n’ai jamais été encarté mais je me suis toujours retrouvé sur mes convictions.

De point de vue artistique, mai 68 s’est vite fait sentir à Bordeaux. C’est l’époque de Sigma. En 68, le festival a été annulé. Du coup, l’édition 1969 a été un grand moment de créativité pour les artistes, et pour le public. Il y a eu un grand virage amorcé avec des spectacles comme celui du Living Theatre en 1967 qui avait montré que la mèche était allumée. Les effets ont eu lieu en 1969 au niveau de la création, de la prise de conscience et de la professionnalisation, et de l’éveil d’une création régionale. Pas mal d’artistes se sont révélés entre 69 et 70, ensuite ils ont éclos et ont donné la génération qui est la mienne.

Un nouveau mai 68 ?

Pour l’héritage de mai 68, il faut être modeste, même si beaucoup de créateurs ont su porter cet esprit d’émancipation, de liberté et de créativité. Il reste évidement la passation, le témoignage et la transmission. Il reste aussi pour certains un rapprochement avec les arts et le théâtre de l’Europe de l’Est, l’Allemagne de l’Est, la Pologne, la Russie…, malgré le rideau de fer et malgré l’impression de stalinisme qui y était cultivée. Il y avait cette envie de se rapprocher de l’Est, pour faire écho à un mouvement bordelais pro-américain, à la culture hippie et à la libération des mœurs.

Je ne sais pas si un autre mai 68 est possible aujourd’hui. Il faut reconnaître qu’il y a un morcellement des comportements. Dans le domaine de l’art et de la culture, ça part dans tous les sens. Se retrouver autour d’un consensus serait très difficile. Chacun voit midi à sa porte. Ce serait très compliqué.

Ça n’empêche pas qu’une explosion pourrait venir d’on ne sait où. Mais de là à croire qu’il y a un mois de mai particulier en 2018 avec ce qui se passe… Il y a des similitudes certes, il y a une conjonction, mais ça ne suffit pas.

Aux infos, sur les réseaux sociaux, on retrouve la joie de manifester. Autrefois, les manifestations se tenaient dans la violence, la douleur et la peine. Même si la violence existe aujourd’hui, il y a une apathie, un fatalisme. Les gens ne se posent pas la question de renverser tout ça. Et pour mettre quoi à la place ? Tout le monde s’en prend à Macron, je rappelle qu’il y a quelques mois on pouvait mettre quelqu’un d’autre à la place, ça n’a pas été fait. Pourquoi ça n’a pas été fait ?

Propos recueillis par Walid Salem


#De Mai 68 à Mai 18 ?

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