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Fake news, l’extension du domaine de la propagande

Si la manipulation de l’information et les « faits alternatifs » ont contribué aux victoires de Trump et du Brexit, ils n’ont rien d’une nouveauté : la propagande en fait usage depuis l’Antiquité, relève Patrick Troude-Chastenet, professeur de sciences politique à l’Université de Bordeaux. Mais, poursuit-il, Internet accroit les phénomènes de viralité et de « bulle de filtres ». Alors que la loi anti-fake news est en débat au parlement, le politologue estime que « nous sommes tous complices » : « Dans un monde toujours plus complexe et anxiogène, les fake news simplifient, ordonnent et rassurent en désignant le camp du bien et du mal ».

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Fake news, l’extension du domaine de la propagande

A l’heure du débat suscité par la proposition de loi contre les fake news, il semblerait que dans nos démocraties dites d’opinion non seulement la distinction entre le fait et son interprétation ait volé en éclats mais que l’idée même d’une présentation objective des faits, indépendante de l’opinion de celui qui les relate, ait perdu toute crédibilité.

A ceux qui entendent vérifier la véracité de l’information sur la Toile on opposera liberté d’expression et droit de ne pas penser comme le voudrait ce ministère de la vérité. En effet, tout encadrement législatif et toute mise à l’index par des organes de vérification de l’information suscitera cette légitime question : qui vérifiera les vérificateurs ?

En janvier 2017, le porte-parole de la Maison-Blanche avait invoqué le droit d’être en désaccord avec les faits tandis que sa conseillère en communication prétendit que Donald Trump ne prononçait pas des contre-vérités mais « proposait des faits alternatifs ». L’intéressé, lui, répond volontiers aux journalistes « You are fake news ! ». Au sens strict, les fake news ne sont pas seulement des fausses nouvelles mais des informations volontairement falsifiées et trompeuses [1]. L’expression devrait donc désigner uniquement le faux article de presse, délibérément inexact et publié sur un faux site d’actualités.

Un phénomène millénaire

Au sens large, le terme peut déborder des limites de la contrefaçon et s’appliquer à toute information délibérément mensongère, indépendamment de la nature du média utilisé. Quoiqu’il en soit, les fake news ont partie liée avec la manipulation, ce qui les inclut – en tant que simple technique – dans un phénomène beaucoup plus vaste et par ailleurs millénaire puisqu’il remonte à l’Antiquité : la propagande.

La combinaison de ces fake news et de ces faits alternatifs nous a-t-elle fait basculer imperceptiblement dans un nouvel âge de la démocratie d’opinion connu désormais sous le nom de post-vérité ? Si selfie fut élu mot de l’année en 2013, post-truth (post-vérité) lui succéda en 2016 [2]. Commentant le succès du Brexit, l’un de ses partisans expliqua sa victoire par le fait que les électeurs préféraient que l’on s’adresse à leurs tripes plutôt qu’à leur raison. Facts don’t work !, résumait-il.

Les Brexiters ne lésinèrent pas en matière d’informations inexactes affirmant notamment que 5 millions d’étrangers seraient autorisés à franchir le Channel d’ici 2030 ou que l’appartenance à l’UE coûtait 350 millions de £ par semaine. Aucune statistique officielle, aucune parole d’expert ne fut audible pour la partie du public qui avait envie de croire à ce qui lui semblait crédible.

D’autant que le pire était à craindre selon les deux camps. L’argumentaire des leavers (partisans du Brexit, NDLR) se polarisa sur les dangers de l’immigration tandis que celui des remainers finit lui aussi par se placer sur le terrain des émotions en agitant le spectre des suppressions d’emplois, la chute de la livre et du prix de l’immobilier.

Panels de la mort

Si les vainqueurs du référendum se réclamèrent des méthodes utilisées par Trump pour emporter les primaires le milliardaire  n’est pourtant pas l’inventeur d’un genre qui commença en 1999 sur le mode de la satire et qui prit sa forme actuelle en 2004 pour exploser en 2016 [3]. Avant ces deux dates nous avions affaire à de la parodie ou à de la désinformation classique.

Développant les thèses défendues en 1994 par la conservatrice Elizabeth McCaughey, la républicaine Sarah Palin répandit l’idée selon laquelle la réforme du système de santé prévoyait des death panels. Selon la candidate à la vice-présidence des Etats-Unis en 2008, les démocrates avaient l’intention de créer des comités gouvernementaux qui décideraient du sort des personnes âgées ou handicapées [4].

Politifact révéla que 76% des déclarations de Trump durant la campagne présidentielle étaient « principalement fausses, fausses ou de pures inventions » . En 2016, ce site de fact-checking décerna le prix du mensonge de l’année aux fake news dans leur ensemble. Analysant leur impact, le site internet d’information BuzzFeed révéla que durant les trois derniers mois de la campagne les fake news avaient suscité plus de partages sur Facebook que celles de CNN, du New York Times et du Washington Post.

L’industrie des fake news

Les Américains sont-ils un peuple plus crédule que les autres ? Ils sont surtout plus connectés mais ils sont aussi plus nombreux à admettre s’informer principalement en ligne (70%), y compris sur les réseaux sociaux [5] (51%) contre à peine 17% en France [6]. Ils sont par ailleurs majoritairement convaincus des mérites du libéralisme. Toutes les informations, comme toutes les idées y compris les plus délirantes, doivent pouvoir circuler librement. L’industrie des fake news n’a donc pas fini de prospérer tant elle est consubstantielle à l’économie capitaliste.

D’autant que le numérique permet de « radicaliser l’idée libérale d’un espace public appréhendé comme un vaste marché des idées où la vérité est la simple résultante d’une mise en concurrence des informations » [7].

L’équation personnelle du 45e président n’est sans doute pas à négliger. Le New York Times publia une liste de ses déclarations faisant apparaitre que lors de ses quarante premiers jours à la Maison-Blanche seuls quatre n’avaient pas été entachés de mensonge. On pourrait bien sûr évoquer les précédents de Reagan niant toute transaction avec l’Iran pour la libération des otages ou encore ceux de l’administration Bush à propos de la détention par l’Irak d’armes de destruction massive mais, dans les deux cas, ces mensonges d’État ne sont pas imputables à l’idiosyncrasie des acteurs mais à des logiques systémiques.

(The People Speak !/Flickr/CC)

A contrario tout porte à croire qu’avec Trump l’exception soit devenue la règle, grâce et avec la complicité de son électorat qui n’attend pas de lui la description policée d’une vérité complexe mais un discours simplificateur s’adressant plus à ses passions qu’à sa raison. Loin de lui nuire, ses mensonges lui profitent tant le propagandé est complice du propagandiste, comme le pointait naguère Jacques Ellul [8].

La campagne présidentielle française fut également polluée par ce phénomène. Le candidat Macron fut accusé d’être financé par l’Arabie Saoudite, de mener une double vie, d’avoir menti sur son patrimoine, de vouloir faire payer un loyer aux propriétaires et enfin, lors du débat télévisé précédant le second tour, de posséder un compte offshore aux Bahamas. Auparavant, les sites identitaires s’en étaient donnés à cœur joie sur le thème d’ « Ali Juppé et sa grande moquée ».

Virus et bulles

Puisque nouveauté il y a, elle réside avant tout dans le caractère viral de ces informations, vraies ou fausses, relayées sur les réseaux sociaux et les forums de discussion.

En outre la circulation de l’information sur la Toile est soumise à ce que l’on appelle une bulle de filtres [9] dont l’existence même contredit la vision habermassienne d’une démocratie numérique fondée sur un accès égal pour tous à la connaissance et à une capacité partagée de discuter publiquement et rationnellement de sujet d’intérêt général.

Alors qu’apparemment la masse d’informations n’a jamais été aussi vaste et rapidement disponible, l’information non filtrée par les algorithmes devient une denrée d’autant plus rare que nos choix personnels antérieurs sur la Toile nous isolent en raison d’une logique cumulative caractéristique du cercle vicieux. Si on leur prête parfois trop de pouvoir les mécanismes de sélection algorithmique opèrent quotidiennement, à notre insu, pendant et hors des périodes électorales.

Un utilisateur de Google souhaitant s’informer sur la situation de la Turquie en juillet 2016, en fonction de son historique de recherche et donc de son profil, verra s’afficher en première page des sites touristiques alors qu’un autre sera dirigé sur les dernières nouvelles de la répression dans ce pays.

Mais les algorithmes ont également un lien direct avec les fake news dans la mesure où ces dernières sont sans intérêt pour l’émetteur s’il n’est pas en mesure de les partager à grande échelle via des programmes capables d’automatiser la diffusion de contenus, de créer artificiellement une vague de popularité, une tendance qui leur permettra d’entrer dans le flux de mises à jour de Facebook.

Pour nous atteindre, il suffit qu’un seul de nos amis l’ait validée en l’intégrant dans son fil d’actualités alors que la viralité de cette information repose sur un distributeur automatique basé à Moscou ou sur des travailleurs du clic payés à la tâche en Asie. En outre, l’effet bulle de filtres peut se combiner avec l’effet chambre d’écho qui accentue le biais de confirmation. Mes amis pensent comme moi sinon ils ne seraient pas mes amis.

Économie de l’attention

L’information partagée sur mon fil renforce mes prédispositions en m’exposant à une propagande univoque. Néanmoins, il ne faut pas se contenter d’une explication par le support technique, en l’occurrence l’internet, mais replacer cet outil dans le cadre d’une économie de l’attention elle-même tributaire du technocapitalisme néolibéral. Pour fonctionner le modèle économique des fake news a besoin des grandes plateformes d’intermédiation telle que les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et les réseaux de publicité tels que Google Ads. Pour une large part, les GAFA sont donc sinon politiquement complices mais pour le moins économiquement solidaires de l’industrie des fake news car ils en sont les principaux bénéficiaires.

Conclusion

La prégnance des fake news dans notre quotidien interdit de parler d’une simple dérive du système médiatique imputable à la seule révolution numérique. Ce phénomène est inséparable de la démocratie d’opinion et de la conception libérale de l’information voulant que la vérité résulte naturellement de la mise en concurrence sur le marché des idées de tous les contenus, falsifiés ou authentiques.

Faisant de nous tous des citoyens compétents en matière politique, le régime démocratique aiguise notre sens critique à l’égard des vérités officielles sans pour autant diminuer notre crédulité. La méfiance à l’égard des journalistes et de toutes les catégories d’experts est à son comble [10] ? Il est dès lors tentant d’établir une correspondance entre le niveau de défiance à l’égard des médias et le degré d’adhésion aux fake news et autres théories complotistes.

Comme dans la loi de Gresham, la mauvaise monnaie chasse la bonne, les fake news circulent rapidement sur le marché tandis que l’information authentique est thésaurisée. Car si 17% seulement des Français tirent principalement leurs informations des réseaux sociaux, ils sont 63% dans la tranche des 18-24 ans précisément la plus ouverte aux théories conspirationnistes et la plus imperméable à toute entreprise pédagogique de  fact-checking.

Ce phénomène atteste par ailleurs l’ambivalence de l’internet capable d’encourager l’expression de la démocratie participative et pétitionnaire tout autant que les formes d’extrémisme et de complotisme. Il met également à mal l’illusion communicationnelle consistant à croire que l’on démocratiserait l’information en accroissant la masse des contenus et en multipliant le nombre et la vitesse de ce que l’on appelait naguère les autoroutes de l’information.

Les fake news en tant que nouvelle technique de propagande s’engouffrent d’autant plus facilement dans des sociétés gagnées par « l’infobésité » [11] que le désir de savoir n’a pas remplacé le besoin de croire. Dans un monde toujours plus complexe et anxiogène, les fake news simplifient, ordonnent et rassurent en désignant le camp du bien et du mal.

Nous sommes tous complices et les intellectuels, en quête de sens et de vérité par vocation, ont seulement l’illusion d’échapper à ce mécanisme de cécité volontaire. Non seulement un niveau élevé d’instruction n’immunise pas contre ce danger mais en accroissant la curiosité intellectuelle et l’ouverture d’esprit il peut rendre plus perméable aux idées extrêmes ou aberrantes. On peut le déplorer mais il est difficile de le nier.

Patrick Chastenet, vient de publier « Fake news et post-vérité. De l’extension de la propagande au Royaume Uni, aux USA et en France », QUADERNI, N°96, Printemps 2018, p.87-101. Son dernier ouvrage, Penser et panser la démocratie, a été publié par Classiques Garnier, 2017.

[1] Élu mot de l’année 2017 par le dictionnaire Collins.
[2] Selon l’Oxford Dictionnary, ce concept sert à désigner  les « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur l’opinion publique que les appels à l’émotion ou aux opinions personnelles».
[3] Jayson Harsin, « Un guide critique des Fake News : de la comédie à la tragédie », Pouvoirs, 164, Janvier 2018.
[4] Environ 30% de la population des USA a cru que les death panels faisaient partie intégrante de la nouvelle loi sur la protection des malade.
[5] Nick Newman et al., « Reuters Institute Digital News Report 2017 », p. 11 et p. 102
[6] Institut Médiamétrie, Etude réalisée du 27 janvier au 16 février 2016 auprès de 3.105 individus de 18 ans et plus par téléphone ou en ligne. L’étude dirigée par Nick Newman donne le chiffre de 40% sans toutefois indiquer s’il s’agit de la source privilégiée d’information.
[7] Benjamin Loveluck,  « La démocratie au prisme du numérique », in Patrick Troude-Chastenet (Dir.), Penser et panser la démocratie, Classiques Garnier, 2017, p. 150.
[8] Patrick Troude-Chastenet, “Communication et société technicienne” in La Propagande, Cahiers Jacques-Ellul, n°4, L’Esprit du temps, 2006, p. 129-145.
[9] Eli Pariser, The Filter Bubble. What The Internet Is Hiding From You, New York, Penguin Press, 2011.
[10] Si un pays comme la Finlande obtient un indice de confiance envers les journalistes de 62%, le Royaume-Uni 43%, les USA 38%, il est symptomatique qu’avec un score de seulement 30% la France se rapproche de celui qui ferme la marche et qui a sans aucun doute de bonnes raisons de douter de ses élites, la Grèce (23%).
[11] Caroline Sauvajol-Rialland, Infobésité : comprendre et maitriser la déferlante d’informations, Vuibert, 2013 


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