S’accaparer un lieu, du sol au plafond, murs compris, c’est, pour faire court, la liberté que se donne le street art. La Base sous-marine semble bien se prêter à l’exercice, encore faut-il rendre une bonne copie. L’exposition « Légendes urbaines » relève le défi et présente un contenu irréprochable et sur mesure, d’une salle à l’autre, en deux temps : le premier muséal, le second éphémère.
A l’entrée, les alcôves présentent une rétrospective subjective à l’accrochage solennel : des murs noirs et des éclairages au cordeau. Un Ernest Pignon-Ernest par ci, un Villeglé par là, et Keith Haring, JonOne, Jérôme Mesnager, Jef Aerosol, Invader, Banksy, JR… Excusez du peu. Une magnifique collection qui raconte l’histoire d’une contre-culture dorénavant posée et assagie, des chrysalides de friches devenues papillons des cimaises.
« C’est la récompense de leur générosité, souligne Nicolas Laugero-Lasserre, co-commissaire de l’expo avec Pierre Lecaroz, en même temps emballé et sur ses gardes. Ces mecs ont offert à tous les publics – les jeunes, les vieux, les riches, les pauvres… –, tout leur art sur les murs des rues. Ils sont maintenant reconnus et produisent quelques pièces d’ateliers pour pouvoir vivre, c’est tout à fait normal. »
L’ensemble est représentatif et donne d’emblée une leçon d’histoire de l’art. Une histoire pas si lointaine et un art en perpétuelle mutation. Une mutation qui va se déployer à travers une grande variété dans les salles qui suivent.
Regard militant
Passée l’installation des élèves d’Icart, une école spécialisée dans le management de la culture et du marché de l’art, la première salle accueille Stéphane Carricondo, un des fondateurs du 9e concept, un collectif d’artistes transdisciplinaires installés à Montreuil. Son installation, « Déambulations intérieures », est un retour aux sources les plus mystiques. Se déploie une forêt totémique faite d’arbres en bois flotté minutieusement peints, d’où les croyances les plus primitives se dégagent avec force.
« C’est un travail qui porte une mission ésotérique, commente Nicolas Laugero-Lasserre. Cultures anciennes et cultures primitives, pas forcément localisées, nous rappellent d’où on vient ! »
Le commissaire parisien souligne « le regard militant sur le monde [qui] est incarné par toute une génération d’artistes qui soulèvent des questions de société ».
Dans la salle suivante, Andrea Ravo Mattoni remet une couche. L’artiste italien raccorde le passé et le présent de l’art avec une improbable passerelle, « Le retour de mon temps ». Sur les quatre murs de la pièce, des détails de tableaux de la collection du musée des Beaux-Arts de Bordeaux – Jean-Baptiste Mauzaisse, Eugène Delacroix, Aubin Vouet… –, sont juxtaposés à la sauce street art. Dans quelle logique ? « Celle du regard » explique le Milanais, sélectionné par le Louvre pour une intervention dans le prestigieux musée parisien.
Enfin, l’œuvre poétique et immersive de Madame (seulement madame) habille un des espaces les plus confinés. Dans une mise scène emprunté au théâtre, son amour d’origine, « Danaïdes » donne à cette bâtisse en béton un cœur, où palpite l’intime en toute discrétion.
Super énergie
Chaque artiste invité pour la création in situ a disposé de trois semaines.
« Globalement il y a eu une super énergie, explique Pierre Lecaroz. Tous les artistes se sont donnés. Non seulement physiquement mais aussi financièrement (environ 3000€ de budget chacun, NDLR). Ils se sont dépassés et ça se sent. »
Avec « Kids only », Gris1 (prononcez GrissOne) recrée une chambre d’enfants se jouant des dimensions et des détails. L’artiste marseillais dévoile un univers ludique et coloré qui happe le spectateur dans l’enfance d’un pays des merveilles.
Sur un tout autre registre, le très prometteur Nasti explore une autre enfance avec « Dimension », celle confrontée à la violence des messages véhiculés par la télévision. On y voit les inégalités dans le monde, entre Nord et Sud, entre Afrique et Occident. On y découvre le terrifiant impact de l’homme sur la nature. On fait face à la fragile conscience humaine. Le jeune Bordelais se frotte au multimédia et à l’art vidéo cher à Nam June Paik. Le message est limpide, avec un agencement et une qualité technique sans complexe.
Son voisin, ARDPG, présente « La Ville », une moucharabieh typographique (dispositif de ventilation naturelle utilisé dans l’architecture traditionnelle des pays arabes, NDLR) à lire, à voir et à entendre. Adepte des phrases simples, il offre une lecture du monde urbain.
Charles Foussard, avec une nouvelle œuvre « Inside Tonal Nagual », développe lui son si particulier univers imaginaire. « La rencontre entre le rationnel et l’irrationnel », dit-il. Dans une salle compliquée à investir, faisant souvent office de passage dans les expositions à la Base sous-marine, le Bordelais impose son style fait d’anamorphoses délirantes et de formes dégoulinantes.
Continuité
« Il y a dans le street art tout un travail de contextualisation », ajoute Pierre Lecaroz. D’une immersion à l’autre, celle de l’art brut de Bault occupe la plus grande salle. L’artiste sétois installe « La Machine », une fresque murale aux allures de peinture rupestre donne matière organique à rêver dans des dimensions gigantesques.
Plus loin, la Bordelaise Rouge offre en finesse « Le Monde d’hier » ; une structure architecturale découpée habillement à la main. L’œuvre, dont le titre est emprunté à l’écrivain Stefan Sweig, baigne dans un éclairage accompagné d’un environnement sonore signé Thomas Sillard pour une évocation des mondes engloutis et des villes fantômes. Dans un espace réduit, sans doute le plus petit, le chaos à l’étroit rend une magnifique poésie.
Les interprétations architecturales se succèdent. D’abord celle d’Aérosept, « Anarchitecture » est, dans sa configuration, la surprise de cette exposition. En effet, une œuvre de Georges Rousse, exposé ici en 2014, joue le sparring partner inattendu.
« Georges Rousse peut faire partie du courant street art, annonce Nicolas Laugero-Lasserre. On a eu envie de faire revivre son œuvre. On l’a appelé et il était d’accord. »
Bordelais adepte de l’optical art, Aérosept se dit inspiré par « le brutalisme » et « le constructivisme » :
« J’aime l’idée des règles mais sans la notion de pouvoir. Dans l’architecture tout est codé, mais on peut en faire ce qu’on veut. Je pars de formes simples, avec des hachures noires et blanches rectilignes et superposées. Le tout se transforme en une anarchie qui perturbe le nerf optique et brouille la lecture. L’œuvre de Georges Rousse se lit grâce à sa profondeur, moi j’ai fait un volume qui avance vers le spectateur. C’est une continuité plutôt qu’une confrontation. »
Jusqu’à la sortie
Quant aux Monkey Bird, « les enfants du pays montés à Paris », ils ont choisi de se confronter à une salle, sans doute la plus énigmatique de la Base sous-marine, appelée la cathédrale. Les Bordelais ont pris son nom à la lettre et ont imaginé un environnement baroque détourné par l’imagerie qui fait leur signature. Le résultat est impressionnant par la monumentalité des « vitraux » noir et blanc agencés dans une perspective et un éclairage millimétré.
A côté, le regard de Romain Froquet sur son espace, la petite cathédrale, est tout aussi ajusté. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas de rendre à la salle une fonction mystique. Le Parisien a voulu prendre de la hauteur certes, mais pour zyeuter la terre à travers les images satellites. Des images de grandes métropoles – San Francisco, Guangzhou, Dubaï –, dans lesquelles il a plongé pour extraire des détails qui traduisent sa gestuelle artistique : des lignes et des courbes qui évoquent des grands coups de pinceaux.
« C’est un travail sur la mémoire, avance-t-il. J’ai choisi de styliser des échangeurs d’autoroute vu du ciel pour extraire des motifs. Ces détails correspondent à des coordonnées GPS qui ne seront plus les mêmes dans mille ans. »
Enfin, chez Erell, la mémoire est entre les lignes. Inspiré par la végétation sur le toit de la Base sous-marine et sa capacité à défier le béton, il reproduit l’invasion végétale avec un motif, « particule », répété jusqu’à plongé le spectateur dans des lianes géantes et enchevêtrées.
Dernière installation avant la sortie, la carte blanche laissée au 9e concept dans la grande salle est un clin d’œil au « statut de l’image dans la ville ». Le collectif qui réunit jusqu’à 50 artistes déploie une production foisonnante d’invités parmi lesquels on reconnaîtra Zarb, Scan-R, Jofo, Bobaxx, Rooble… Une sorte de sortie par la grande porte.
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