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Patrick Rödel réhabilite Raymond Mauriac, romancier à l’ombre de son frère

« Raymond Mauriac, frère de l’autre » est un journal intime imaginaire qui dévoile la vie tourmentée d’un romancier « sacrifié ». Signé Patrick Rödel, il inaugure notre série « Pages à plages », publiée chaque jeudi de cet été pour présenter un livre coup de cœur d’un auteur ou d’un éditeur du cru.

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Patrick Rödel réhabilite Raymond Mauriac, romancier à l’ombre de son frère

« Le plus souvent, je me contente de rêver que j’écris et que je connais un succès foudroyant. […] Je vois mon nom sur la couverture, R. M., le titre est flou, mais c’est un roman, j’en suis sûr. Je réponds aux questions empressées des journalistes. Je pense aux dédicaces que je pourrais écrire et signer d’un paraphe déjà reconnu. Je reçois de jeunes étudiants qui ont décidé de consacrer leur diplôme, leur thèse à mon œuvre. Je leur donne, avec générosité et simplicité, des conseils. Je suis jalousé par tout le monde des lettres mais trop grand pour qu’on puisse me nuire. Je rêve. Quel enfantillage ! Cela me fait honte. Échec, échec encore. »

(DR)

Cet extrait de « Raymond Mauriac, frère de l’autre », le dernier livre de Patrick Rödel, écrivain et philosophe bordelais, auteur du blog A tout lire sur Rue89 Bordeaux, résume bien les incessants tourments du personnage central, issu d’une famille bien connue, que le lecteur découvre acculé de solitude, amertume et regrets.

Alors que les premières lignes annoncent une obstination sans faille – « Écrivain, je serai écrivain » –, l’ainé des Mauriac va voir ses rêves s’envoler, les ailes coupées d’abord par la « détermination têtue de Mère » qui lui impose le métier d’avoué à Bordeaux, et ensuite par le succès de son frère, François Mauriac, qui ira jusqu’à l’inciter à utiliser un pseudo pour signer une maigre production littéraire. « Il n’y a pas de place pour un second Mauriac écrivain » écrit Patrick Rödel.

Sacrifice

Se déroule alors la mécanique implacable du « sacrifice ». « Nous pouvons lui résister, nous ne pouvons pas lui échapper » l’a prévenu son autre frère, Jean. « Jamais, tu m’entends, jamais, je n’entrerai dans cette logique » réplique l’aspirant écrivain. Rien n’y fera. « Ces jugements définitifs », « tellement courants dans les familles » que Patrick Rödel décrit sans retenue, même chez les Mauriac, auront raison des ambitions du jeune au « visage grêlé de boutons ».

Au poids de la famille, s’ajoutent les relations tendues avec « Coco-bel-œil », le surnom de François. Si le prix Nobel de littérature reconnaît que son ainé l’a « initié aux nobles émotions de la poésie », Raymond lui reproche de ne « rien trouver d’autre que ce souvenir, comme si le seul intérêt [qu’il représentait] à ses yeux était d’avoir servi de lien entre lui et Vigny ».

L’avoué hésite à faire part de ses frustrations à l’écrivain, à qui l’auteur attribue avec culot des airs de grand manipulateur pervers. « Tu oublies les éléments de bonheur que tu as eu pensant à ceux que tu n’as pas » avait écrit François en réponse aux rares confidences de l’ainé.

« Il en a de bonnes, le petit frère. Que sait-il des nuits passées à sangloter ? des courses solitaires dans les bois, que je m’autorise parfois quand je n’en peux plus, où je m’enfonce dans les fougères hautes pour qu’elles me fouettent au passage, jusqu’à cette clairière, là-bas, de moi seul connue, où je peux hurler à la mort mon désespoir ? »

Fiction

Avec ses reconstitutions aussi fouillées, documentées et… inventées, Patrick Rödel emmène le lecteur au plus près de l’intimité de ce Mauriac. Les mots sont durs, incisifs, permettant à Raymond une introspection d’une rare violence : « Je n’étais que le frère de FM. Maudite restriction ! n’être que… au lieu d’être. »

Il sera difficile de faire la part des choses tellement la fiction enveloppe si bien ce journal et les extraits de correspondances et de documents existants qu’il rapporte. Dans cet exercice, Patrick Rödel excelle avec un sens aigüe du détail et quelques astuces bien menées (non seulement le lecteur trouvera les notes du jour, mais aussi des ajouts tardifs).

L’auteur déborde d’imagination, la même qui a nourri la biographie imaginaire « Spinoza ou le masque de la sagesse » (1997) ; tellement trompeuse qu’un certain Alain Minc s’y était emmêlé les pinceaux.

« Tout ce qui est du journal est fictif, confie Patrick Rödel à Rue89 Bordeaux. Je ne sais rien ou presque des réactions de Raymond Mauriac. Je ne sais pas s’il a jamais tenu un journal, en tout cas il n’en reste aucune trace. Quelques lettres apportent une lumière intéressante, mais j’en ai eu très peu. » 

Écrivain

Bien plus que les états d’âme de Raymond Mauriac, l’auteur restitue les coulisses de l’activité d’écriture : le montage et le plan d’un roman, les recherches de titre, de personnages, de leurs prénoms, de leurs caractères, de leurs relations, et du ton du récit…

« Je veux que la couleur dominante soit le noir. Noir de la mort. Noir de la crasse. Noir du caractère de Tiburce. Noir de ses amours. La couleur la plus oppressante. Même la lumière, même la chaleur du soleil ne parviennent pas à repousser cette noirceur hors du cadre de cette histoire. »

Et aussi l’expérience de l’écrivain à travers les premiers textes, les déceptions, les recherches d’inspiration, les rituels, les doutes, les incertitudes…

« Est-ce moi qui ai écrit cela ? Est-ce vraiment cela que je voulais dire ? […] Est-ce que je voulais même dire quelque chose ? »

Jusqu’aux relations avec les éditeurs :

« Je croyais que le plus dur était d’écrire un livre, voilà que je découvre que ce n’est rien en comparaison de la course d’obstacles que constitue la recherche d’une maison d’édition. »

Sans oublier la quête des articles dans les journaux, l’accueil des critiques, la méfiance des journalistes… tout y passe.

Empathie

« Raymond Mauriac, frère de l’autre », paru en 2018 aux éditions Le Festin, est un livre inclassable et incontournable. Au delà de l’exercice de style si bien maitrisé, il donne à connaître un autre romancier nommé Mauriac, si discret, si effacé, si oublié. Un auteur dont le premier livre, « Individu », initialement signé Raymond Housilane et réédité cette année par Le Festin, a divisé la critique, en son temps, par son originalité et par « la vigueur et l’étrangeté de ce récit implacable ».

« Mon but a été de réhabiliter Raymond Mauriac, de réparer une injustice et de montrer qu’il est un véritable écrivain, original et intense, plus moderne en un certain sens que son petit frère, avance Patrick Rödel. […] Je n’ai pourtant aucune sympathie pour lui, pour ses idées politiques, pour son athéisme, pour sa faiblesse devant les exigences de sa mère… »

Patrick Rödel a cependant « fait preuve d’empathie » pour donner corps à son personnage, « parce que personne ne s’était jamais préoccupé de la vocation littéraire contrariée de Raymond Mauriac, des deux romans qu’il avait fini par écrire et qui révélaient des qualités réelles ». C’est enfin fait et bien fait.


#Pages à plages

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