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« Le Goût du crime » : comment les affaires criminelles font perdre la raison

Dans un essai publié aux éditions Actes Sud, les philosophes Emmanuel et Mathias Roux tentent d’appréhender les mécanismes de la fascination du grand public pour les crimes de sang au croisement de l’anthropologie, de la psychanalyse et de la sociologie. « Le Goût du crime » : premier livre de notre série « Pages à plages ».

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« Le Goût du crime » : comment les affaires criminelles font perdre la raison

Les sœurs Papin, Violette Nozière, l’affaire Dominici… Elles n’ont cessé d’inspirer écrivains et cinéastes. Émergeant d’abord dans la presse à la fin du XIXe siècle, au travers de la rubrique des faits divers, les affaires criminelles sont entrées dans les industries culturelles.

Emmanuel et Mathias Roux sont tous les deux agrégés de philosophie. Le premier est haut fonctionnaire, président de la chambre régionale des comptes de Bourgogne Franche-Comté. Le second, normalien, enseigne au sein de l’université de Bordeaux. Dans Le goût du crime, ils retracent les grandes affaires criminelles des dernières décennies à la lumière des sciences humaines et sociales, dans une écriture fluide, à la portée des néophytes aux grands concepts philosophiques.

Un soir d’octobre 2019

À la genèse de l’essai, des initiales désormais célèbres : XDDL. Le 15 avril 2011, dans une maison bourgeoise de Nantes, cinq corps sont retrouvés sous une dalle de béton. Il s’agit d’Agnès Dupont de Ligonnès et de ses quatre enfants : Arthur, Thomas, Anne et Benoît. Le père, Xavier, est introuvable. D’apparence « sans histoire », le père de famille se révèle acculé par des dettes. Son passé, lui, est troublé par une dérive sectaire. Plus de dix ans après les faits, Xavier Dupont de Ligonnès reste introuvable.

Pourtant un soir d’octobre 2019, tout s’emballe : « Cette nuit-là, tout le monde y crut car tout le monde voulait y croire. » Une information du Parisien, reprise par une dépêche AFP, suscite l’émoi de la profession qui en oublie son éthique : « Xavier Dupont de Ligonnès a été arrêté ce vendredi après-midi à l’aéroport de Glasgow (Ecosse), en provenance de Roissy-Charles de Gaulle ». Or, après comparaison des ADN, l’homme arrêté est un paisible retraité des Yvelines. Un « moment de dissonance cognitive collective » pour les philosophes :

« Rarement les journalistes ne laissèrent autant paraître qu’en cette nuit l’ambiguïté de leur rôle. En théorie diffuseurs de l’information, il leur arrive aussi de devenir malgré eux acteurs du spectacle qu’ils contribuent à créer. »

Une affaire hors-norme qui a suscité un « aveuglement volontaire », symbole pour les auteurs du livre, citant Platon, de nos désirs portés à l’hubris « aux dépends de la raison ». Signe de l’intérêt du public pour l’affaire, à l’été 2020, le magazine Society tire à 70 000 exemplaires (contre 40 000 habituellement) deux numéros retraçant l’histoire de XDDL dans une écriture inspirée de la « non-fiction novel ». Quatre réimpressions plus tard, Society aura vendu 400 000 exemplaires. M6 adapte une série, Netflix offre un écho international au fait divers avec la production d’un documentaire.

À l’instar du petit Grégory, l’affaire atteint une forme de « climax » pour Emmanuel et Mathias Roux. Elle est une « affaire gigogne », à savoir « celle qui contient toutes les autres et qui réunit en une seule les éléments saillants habituellement épars : la famille, le mensonge, le passage à l’acte, l’énigme du mobile, le clivage du moi, etc. ».

Quête de vérité

Parce que le mobile est parfois inexplicable, parce que l’assassin est souvent décrit comme « ordinaire », le passage à l’acte criminel déchaîne les passions. L’irrationnel entre en jeu. La question « Pourquoi ? » interroge notre rapport au « mal », soit « l’intelligible par excellence » :

« En temps ordinaire, le mal est diffus, impersonnel : la souffrance d’un enfant, l’acharnement du sort contre un méritant, l’arbitraire de la distribution des chances, etc. C’est seulement par la commission d’un crime que le mal prend figure. »

L’engouement pour les affaires irrésolues, les « cold-cases », témoigne, selon les auteurs, de notre « goût pour la vérité » face à l’irrationnel et aux doutes :

« En somme, toute grande affaire nous donne l’occasion, à un moment ou un à autre, de faire l’épreuve philosophique du vrai à travers la mise à l’épreuve de l’idée de vérité. »

Parfois même, ce « goût de la vérité » va jusqu’à la surenchère, bafouant la matière pénale et la présomption d’innocence. En juillet 1985, moins d’un an après la mort de Grégory Villemin, et alors que l’enquête patine, Marguerite Duras publie une tribune dans Libération intitulée « Sublime, forcément sublime Christine V. ». Dans une prétendue révélation, la prix Goncourt désigne la coupable d’un infanticide.

Christine Villemin, qui vient d’être mise en examen, est assimilée à Antigone, seule contre les hommes, rejetée de la cité, ici la vallée de la Vologne. Une « effraction de l’archaïque », une « substitution de la réalité » au sein d’une affaire devenue un « roman-feuilleton » :

« Lorsque l’État de droit s’absente ainsi de lui-même, le fragile vernis civilisationnel craque et laisse advenir une humanité d’une tout autre teneur, celle qui transforme la victime en coupable et qui privilégie la fiction collective à l’élucidation rationnelle, le clan à l’État, la loi du sang à la loi civile. »

Par-delà le voyeurisme

Car pour les auteurs de l’essai, l’attraction pour les affaires criminelles ne se résume pas seulement à un voyeurisme macabre. Une « supposée catharsis » occulterait l’analyse d’une affaire criminelle sous le prisme d’un fait social. Et les exemples ne manquent pas, d’Émile Durkheim à Roland Barthes en passant par Michel Foucault. Plus récemment, l’historien Ivan Jablonka a dédié un livre à Laëtitia Perrais, 18 ans, violée et tuée en 2011 en Loire-Atlantique. Détaillant les mécanismes d’un féminicide, Ivan Jablonka a souhaité dépeindre « le portrait d’une France un peu oubliée, silencieuse : la France des petites villes et des campagnes ».

Si pour Pierre Bourdieu le fait divers est réactionnaire, faisant « diversion » et déstabilisant ainsi la démocratie, il n’en demeure pas moins, pour Emmanuel et Mathias Roux, que les crimes en disent long sur la noirceur de la condition humaine :

« À la fois dans le temps et hors du temps, les affaires criminelles ouvrent sur une dimension anthropologique caractérisant un autre ordonnancement du monde. […] En vérité, elles recèlent un matériau “humain trop humain”, pour parler comme Nietzsche, qui explique qu’on y trouve un intérêt, indépendamment de leur degré de violence ou de cruauté. »

Emmanuel Roux et Mathias Roux, Le goût du crime. Enquête sur le pouvoir d’attraction des affaires criminelles (Actes Sud, 23.50 euros)


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