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« Carole », carnet de voyage à Istanbul, aux sources d’un traumatisme familial

Clément C. Fabre raconte, dans une bande-dessinée parue en juin 2023, sa quête à Istanbul du tombeau disparu de la première fille de ses grands-parents, des Turcs d’origine arménienne réfugiés en France. Un reportage initiatique sensible et pudique, où le dessinateur bordelais conjugue recherches sur l’histoire familiale, marquée par le génocide arménien, et introspection. Suite de notre série « Pages à plages ».

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« Carole », carnet de voyage à Istanbul, aux sources d’un traumatisme familial

La tombe de Carole a disparu, et avec elle, peut-être la mémoire de tout un pan de l’histoire familiale. Pour retrouver sa trace, Clément et son frère Robin arpentent Istanbul, secouée en cette année 2013 par le mouvement contre la bétonisation de la place Taksim. Appareil photo en bandoulière et croquis à la main, le jeune homme – 27 ans à l’époque – capture ses impressions.

10 ans plus tard, elles donnent matière à une superbe bande-dessinée (chez Dargaud, 222 pages) sur la quête des origines, dans la lignée du « Portugal » de Pedrosa, référence revendiquée explicitement dans ce livre. C’est le premier ouvrage complet en tant qu’auteur de Clément C. Fabre, dessinateur venu du cinéma, installé à Bordeaux depuis quelques années.

Carole était la première fille de ses grands-parents. Morte quelques jours après sa naissance, elle est enterrée dans un cimetière stambouliote en 1954, peu de temps avant que ses parents ne quittent le pays. Commerçant, par ailleurs capitaine de l’équipe turque de basket, Louis, le grand-père, fuit alors un pogrom visant la communauté grecque, avec sa famille. Destination la France.

Traumas camouflés

C’est à Marseille que naît la mère de Clément et Robin, mais aussi que mourra rapidement le patriarche de la famille, Hétoum le père de Louis, rescapé en 1915 du génocide arménien grâce à la protection d’un officier de l’armée turque. Ces évènements tragiques, Clément C. Fabre s’y retrouve confronté à un moment douloureux de son existence, au détour d’une séance chez son psy. Il réalise qu’il n’a jamais parlé de tout cela avec son grand père.

« Cela ne m’intéresse pas beaucoup », répond-il au praticien. « Clément, vous avez que je suis juif ? », rétorque ce dernier. « Comment réagiriez-vous si je vous disais que la Shoah, « ça ne m’intéresse pas beaucoup » ? »

De fait, le traumatisme a été savamment camouflé par plusieurs générations, finira par réaliser Clément. Puis, à l’occasion d’une réunion de famille, il évoque avec son grand frère le transgénérationnel, « un truc psy comme quoi les traumatismes passeraient entre les générations. Par exemple, des difficultés à avoir un enfant pourraient-être l’écho d’un deuil non fait. Si des grands-parents ont perdu un enfant en bas âge, même sans en avoir parlé… »

« Comme un deuil à refaire »

L’auteur ignore pourtant l’existence de Carole, que lui apprend alors Robin. Ainsi que la disparition de la tombe, que leurs grands-parents, lors d’un voyage en Turquie en 1992, n’ont pas retrouvé lorsqu’ils ont voulu s’y recueillir. L’information obsède Clément, qui propose à son frère de se lancer à sa recherche, « comme un deuil à refaire ».

Quelques mois plus tard, les voici donc à Istanbul, sillonnant les allées et épluchant le registre du cimetière arménien où devait être ensevelie Carole, approchant le prêtre d’une église, et revenant sur les pas de leurs aïeux – le gymnase où jouait leur grand-père, l’île de Büyükada où ils passaient tous leurs étés.

La BD alterne les moments en Turquie et les entretiens qui ont précédé le voyage, avec leurs grands-parents ou un universitaire turc. Sans permettre néanmoins aux deux frangins de relocaliser la sépulture…

« Tout ça pour rien », se désole Clément. « Tu peux pas dire ça », le recadre Robin. « Tu as vu tout ce qu’on a appris sur Papy et Mamie ? Finalement le vrai voyage on l’a fait en allant leur parler. Ici c’est un bonus. »

Réflexion sur l’idendité

Et l’occasion d’un chouette carnet de voyage illustré, dans des couleurs chaudes, presque sépia comme pour souligner la nostalgie du propos. Les deux frères, complices, observent avec sympathie et se mêlent parfois au manifestations anti-Erdogan, tentent quelques mots en turc, testent les plats locaux comme l’ayran aux tripes de mouton.

Ils nous font part de leur ressenti, donnant lieu à quelques pages poignantes, nous racontent des moments anodins, ou nous font part de leurs lectures, conseillées par leur mère – « Middlesex » de Jefffrey Eugenides ou « Lignes de faille » de Nancy Huston, comme pour « les pousser inconsciemment à s’intéresser à l’histoire familiale ». À l’arrivée, une réflexion pudique sur les migrations, l’intégration, et les identités, assumées ou refoulées. Et une réussite.


#Pages à plages

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