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Témoignage d’Eliane Alisvaks, survivante d’une rafle en 1942 à Bordeaux

Trois enfants juifs qui furent raflés avec leurs parents à Bordeaux par les forces de police française le 15 juillet 1942 furent internés dans le Fort du Hâ avant d’être sauvés par des Justes. Parmi eux, Eliane qui a témoigné au procès Papon en 1997, et dont les extraits de sa déposition sont rapportés par Carole Lemee, anthropologue.

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Témoignage d’Eliane Alisvaks, survivante d’une rafle en 1942 à Bordeaux

Il y a 76 ans, pendant que se déroulait la rafle du Vel d’Hiv à Paris, se déroulait aussi à Bordeaux le premier des grands « ramassages » (terme employé à l’époque pour dire « rafle »), ainsi que dans d’autres localités de la zone alors couverte par la préfecture de la Gironde. Ce ramassage fut perpétré par les forces françaises de Vichy le soir du 15 et dans la nuit 15 au 16 juillet 1942.

Toute la famille Alisvaks fut arrêtée dans le quartier de la Grosse-Cloche à Bordeaux ce soir-là, deux parents Antoinette et Henry, et trois enfants : Jacky, 5 ans ; Eliane, 8 ans et Claude, 10 ans. Les forces du IIIe Reich refusèrent les enfants pour la formation du convoi de déportation Bordeaux-Drancy du 18 juillet, emportant les parents Alisvaks, déportés ensuite à Auschwitz dans le convoi n° 7 où ils furent assassinés.

Les enfants arrêtés allaient être déportés de Bordeaux à partir du convoi d’août 1942. A l’exception d’Eliane, Claude et Jacky qui doivent leur vie à des Justes.

Eliane et ses deux frères Claude et Jacky (© Familles Alisvaks, Domange, et Matisson)

« Épanouie et heureuse avant ce 15 juillet »

Je livre ici des extraits de la déposition d’Eliane le 17 décembre 1997 à la barre du procès aux Assises contre Maurice Papon, que j’avais prise ethnographiquement en note (mes notes ont été recoupées avec celles de Jean-Marie Matisson) :

« Je suis la fille d’Antoinette Alisvaks, arrêtée et déportée à 30 ans. Je suis la fille d’Henri Alisvaks, arrêté et déporté à 33 ans. Si on les avait laissés vivre, ils auraient l’âge de Papon. Avant leur arrestation, j’étais une petite fille épanouie et heureuse avant ce 15 juillet, j’étais heureuse avec mes frères Jackie, 5 ans et mon frère aîné Claude, 10 ans.

On a interdit à mon père de travailler son métier de commerçant. On lui avait interdit de gagner sa vie, notre vie. Avant ce 15 juillet, j’avais peur des allemands, pas des français. Quand on les entendait, on se cachait au fond de l’appartement. Avant ce 15 juillet, mon père était anti-allemand. Ils ont caché des français et des résistants qui n’avaient pas de papiers.

Ce 15 juillet, tout se bouleverse dans ma vie et dans ma tête. Mes parents avaient préparé les baluchons pour nous trois. On devait passer la ligne de démarcation à Libourne. On était à table, quand on entend frapper à la porte. J’ai cru que c’était le passeur, mais c’était la police. Je ne sais plus comment on a descendu les trois étages, comment on est arrivé au Fort du Hâ, on était séparés de nos parents. Ce que je me rappelle, c’est qu’il y avait d’autres enfants, sur deux ou trois rangées. Je ne sais pas comment on nous a mis des pancartes autour du cou. Cela a duré très longtemps. Quand on nous a servi des petits pois, j’ai eu du mal à les avaler (…) »

En fin de déposition, Eliane dit :

« J’ai oublié de vous dire comment j’ai quitté le fort du Hâ. On en est sorti parce que quelqu’un nous a sortis. Un ami de mon père qui a désobéi aux ordres. J’ai été chez mes voisins, Monsieur et Madame Desclaux. Quand il y avait de la visite, on se cachait dans un cagibi. Je pensais qu’on était resté cachés des jours et des jours. Mon oncle Maurice m’a dit que non ce n’étaient que des heures.

Je suis très reconnaissante à ces gens d’avoir désobéi et de m’avoir sauvée. J’ai une photo de mon père, une photo de ma mère. Elle est froide, ça fait 55 ans qu’elle ne parle pas, qu’elle est froide, qu’elle ne console pas. Je voudrais montrer la photo de ma mère et moi je prendrai la voix de ma mère pour lire cette lettre ».

« Je veux rester debout »

Les parents d’Eliane (© Familles Alisvaks, Domange, et Matisson)

Le président accepte la projection de la photo sur l’immense écran de la salle d’audience et la lecture de la lettre par Eliane. Lecture de la lettre :

« Drancy, le 18 juillet 1942. Mon petit Papa Maman, Lili Maurice chéris. Ce soir à 6 heures, nous sommes arrivés et demain matin nous repartons. Nous ne savons pas pour où. Si tu ne reçois pas de lettre tout de suite. Ne nous inquiète pas le nord est très loin [Jean-Marie Matisson dit qu’Eliane se trompe, que la lettre dit à cet endroit que le moral est bon ]. Nous aurons beaucoup de courage. Soigner bien mes enfants chéris qu’ils ne souffrent pas de l’absence de leurs parents. Affectueux baisers à tous nous vous oublierons jamais vos enfants qui vous aime. Nenette et Henry. »

Eliane reprend :

« C’est dur, très dur, surtout que cette carte postale avec au verso l’effigie de Pétain et le cachet du bureau de la censure du camp de Drancy, ne me quitte pas depuis des années… »

Eliane s’interrompt et pleure, elle ne peut lire les prénoms de ses parents. L’émotion est telle que l’un des huissiers vient à elle pour lui proposer une chaise et de s’asseoir. Eliane répond :

« Non je veux rester debout, comme les déportés sont restés debout. Tout… « 

Sa voix se brise, un silence total de plusieurs secondes s’instaure. Le procureur général Desclaux finit par rompre le silence et le temps qui s’était littéralement suspendu pour nous tous dans la salle, il dit :

« Votre souffrance est une marque de respect et d’hommage pour tous ceux qui ont souffert et qui ont disparu. »

L’irréparable

Dans la partie de sa déposition que j’ai coupée un peu plus haut, Eliane évoquant le souvenir de son arrestation dit :

« J’ai toujours eu beaucoup de mal à aller dans un commissariat de police. Je ne me remettais qu’après plusieurs jours. Je voudrais dire à Papon qu’il a pris la vie de mes parents mais aussi ma vie. C’est vrai, je m’en suis sortie. Je suis heureuse avec mon mari, mes enfants, mes petits-enfants. Je suis avec deux faces.

Je fais toujours le même cauchemar. Une petite fille de huit ans, elle court après sa mère et quand elle se retourne, elle voit plein de mères, dans un état épouvantable, avec les images des rescapés des camps de la mort. C’est aussi quand mes enfants partaient, mon mari me retrouvait accroupie en pleine dépression. Je revivais la séparation avec mes parents et je la projetais sur mes enfants. Quand j’ai porté plainte contre Papon, je me suis arrêtée voir un membre de ma famille. Je ne savais plus où j’en étais. Pourquoi moi et pas mes parents. [Troublée, elle inverse].

J’ai failli commettre l’irréparable, heureusement, mon mari était à côté de moi. J’allais commettre l’irréparable. Aujourd’hui pourquoi ne pas pardonner. Je ne peux pas pardonner car Papon a agi méthodiquement et froidement pour que mes parents se retrouvent à Mérignac puis Drancy et Auschwitz par le convoi N° 7 départ de Drancy le 17 juillet 1942. Il y a eu 990 hommes et femmes. 375 gazés dès leur arrivée. 17 survivants.

Pour moi tout a commencé ce 15 juillet. A la libération des camps, j’attendais les coups de fil pour qu’on me dise d’aller chercher mes parents à la gare. Je n’avais pas le téléphone, et le voisin me prévenait en tapant sur le mur. Moi, petite fille, j’attendais l’appel de mes grands-parents. Et à chaque coup au mur, j’étais déçue. Je me suis dis, ils sont malades. En ne les voyant pas revenir je ne pouvais pas supporter qu’ils ne soient pas revenus. Ils avaient dû perdre la mémoire. Ils sont heureux quelque part. Ils ont vécu des moments atroces. Je ne peux pas pardonner ».

1585 victimes

Jean-Marie Matisson souligne :

« Les trois enfants Jacky Éliane et Claude ont été sortis du fort du Ha par un inspecteur de police, ami de mon grand père, Abraham Matisson, le père d’Antoinette. Ils font partie des rares enfants sauvés de l’été 1942. »

Les convois Bordeaux-Drancy, au nombre de 10, le premier ayant été le 18 juillet 1942 et le dernier le 13 mai 1944, emportèrent 1585 victimes, hommes, femmes et enfants. Le plus grand nombre de ces victimes fut assassiné à Auschwitz. Certaines des victimes convoyées depuis Bordeaux furent également assassinées à Sobibor, à Kaunas ou à Tallin.

D’autres des victimes de ces convois furent déportées au camp d’Aurigny et au camp de Bergen-Belsen. Enfin, quelques-unes sont aussi mortes durant leur internement à Drancy. Rares sont les victimes qui demeurèrent internées à Drancy ou dans l’un de ses camps satellites, et plus rares encore furent celles libérées ou ayant pu s’évader.

La Paroi des Noms que j’ai réalisée et qui est installée dans la Grande Synagogue de Bordeaux depuis 2014, comporte les identités des 1585 victimes des convois Bordeaux-Drancy, et indique le devenir de persécution que chacune a subi.


#Fort du Hâ

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