Le livre commence par la fin, le départ. L’auteur, Abdulrahman Khallouf, muni d’un visa touristique français de deux mois, ferme ses valises sous les yeux des membres de sa famille qui savent qu’il n’est pas un touriste et qu’il ne reviendra pas dans deux mois.
Parti avec les consignes « d’oublier vite », « de prendre garde à la nostalgie »… et « surtout, ne parle pas sur nous ». Cette expression, devenue le titre du livre édité aux éditions Ici&Là, est littéralement traduite de l’arabe. Plus que la discrétion et le silence, le « sur nous » exige l’omerta. Celle de la honte d’un pays ou « tout est mort », qu’il faut quitter pour « chercher la vie ailleurs ».
Ce sont pourtant les années d’avant le printemps syrien lancé en 2011, d’avant la guerre menée par le régime contre cette révolution, d’avant l’indifférence puis l’impuissance occidentales. En 2002, on quitte la Syrie « parce qu’à 25 ans, on a encore le temps de commencer ailleurs », confie l’auteur.
Emporter le passé
Des années de silence plus tard, en 2016, Abdulrahman Khallouf revient sur son histoire. Il a fallu une guerre pour partager la mémoire de ce qui ne sera plus :
« C’est un livre qui m’a demandé beaucoup de travail sur moi, ajoute-t-il. Il m’a permis d’emporter tout mon passé avec moi ici en France, de renaître dans une autre culture, de sauver cette Syrie que je verrai plus jamais. »
Cette Syrie que l’auteur veut sauver est loin d’être idyllique. Elle est surtout la sienne, celle de sa mère dont chaque explosion de rire dévoile un trésor de dents en or ; celle de son père, écrivain public trimbalant sa valise noire en faux cuir qui sent l’encre ; celle de ses cousins qui font leurs services militaires au Liban ; et celle de ses frères qui vont à Beyrouth acheter les habits de marques pour les revendre à leur retour.
Abdulrahman Khallouf vend des glaces dans les rues de Damas, chante l’hymne national dans la cour de son école, et s’initie au tir sur les fusils tchèques semi-automatique à neuf balles. Il côtoie le théâtre à la gloire du régime et de la résistance palestinienne contre l’occupation israélienne. Il paye pour ses premières relations sexuelles et chine au marché des voleurs, les puces de Damas.
Une boucle
Le récit d’Abdulrahman Khallouf est simple et narratif. Malgré les légères pointes d’humour, on perçoit tout au long de ses chroniques syriennes le drame d’une société en quête de libertés. Une société qui, pour y parvenir, a mis tant d’espoirs dans une révolution volée par des extrêmes et réprimée par d’autres extrêmes.
« Le héros de mon enfance c’est la mort » écrit l’auteur. Dès les premières pages, il fait référence à cette « maudite année 1967 ». C’est l’année d’ « al Naksa », l’année de l’échec cuisant d’une coalition arabe dans une deuxième guerre contre Israël qui, en s’emparant du plateau du Golan et du village de Quneitra, chasse la famille Khallouf vers les faubourgs de Damas.
Comme une boucle, le livre se termine sur un autre drame, celui de la guerre dite civile qui déchire encore son pays et a mis sur la route de l’exil plus de 12 millions de Syriens. Abdulrahman Khallouf en retrouve certains et évoque avec eux les souvenirs des quartiers et des ruelles, de « l’odeur du pain chaud » et des nuits d’ivresse à l’arak et au Cemo.
« Il n’y a rien d’extraordinaire dans mon histoire, elle est celle de tous les Syriens, coincés entre une identité communautaire et une autre collective. Aujourd’hui, la Syrie n’est plus celle que j’ai connue et que je décris dans le livre. Celle-ci ne reviendra plus jamais. »
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