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En 1939, un « bateau de l’espoir » parti de Pauillac a mis à l’abri 2500 migrants espagnols

Le 4 août 1939, le poète Pablo Neruda a organisé depuis le port de Pauillac l’évacuation par bateau de 2500 réfugiés espagnols vers le Chili. Cet épisode méconnu de l’histoire française revêt un caractère particulier avec l’actualité des migrants, de l’asile, et de l’immigration.

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En 1939, un « bateau de l’espoir » parti de Pauillac a mis à l’abri 2500 migrants espagnols

C’est un anniversaire quelconque, même pas rond. Mais par les temps qui courent, l’histoire de ce bateau parti de Gironde il y a 79 ans avec des migrants espagnols à bord, qui seront accueillis en héros à leur port d’arrivée, fait écho avec une cruelle actualité. La loi sur l’asile et l’immigration est définitivement adoptée à l’Assemblée depuis ce 1er août et 108 migrants viennent d’être ramenés par un bateau commercial italien jusqu’en Libye alors qu’il était censé les secourir. Rappelons également les mésaventures de l’Aquarius, bateau de SOS Méditerranée.

Nous sommes en 1939, la guerre civile espagnole vient de prendre fin. Une dictature s’installe au pouvoir jetant sur les routes de l’exil vers la France près de 400 000 républicains. Accueillis dans des camps d’internement et dans l’impossibilité de retourner en Espagne, 2500 d’entre eux trouvent leur salut grâce à un bateau qui les conduira en Chili : Le Winnipeg, affrété par le poète chilien Pablo Neruda, Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto de son vrai nom.

Le Winnipeg

En 1935, Pablo Neruda est consul en Espagne où il entretient des relations amicales avec Federico García Lorca, poète et dramaturge espagnol. Après le putsch de Franco du 18 juillet 1936, l’assassinat de García Lorca bouleverse son ami Neruda qui choisit le camp de la République espagnole. Il est révoqué comme consul et quitte Madrid pour Paris.

La France, tout comme l’Europe, est alors à la veille d’une deuxième guerre mondiale. L’Amérique latine devient une terre d’espoir et d’exil. Pablo Neruda œuvre pour convaincre le président du Chili, Pedro Aguirre Cerda, d’accueillir des républicains espagnols. Il est nommé consul spécial pour l’immigration espagnole à Paris et est chargé d’organiser l’expédition.

Dans la capitale française, Pablo Neruda organise des entretiens pour effectuer une sélection parmi les réfugiés en vue d’un voyage pour Valparaiso à bord du Winnipeg.

Appartenant à France navigation, une compagnie créée par le Parti communiste français, Le Winnipeg est un ancien cargo français de 9 000 tonnes. Habituellement utilisé pour transporter de la marchandise et une centaine de passagers entre le port de Marseille et l’Afrique du Nord, il est réaménagé pour recevoir plus de 2500 personnes : les cales accueillent des matelas pour faire dormir les réfugiés et une cale sert de cantine. Le bateau est fin prêt début août 1939.

Le Winnipeg en 1939 (cc OTRS/Wikipedia)

« Interdiction de rester en France »

La sélection est annoncé dans les journaux français. Le Point relate l’histoire de Victor Pey qui a « traversé les Pyrénées avec une boussole, en hiver ». Arrivé à Paris, le réfugié espagnol se rend au consulat chilien pour un entretien avec Pablo Neruda qui « n’a pas été très chaleureux » : « Mais au bout de dix jours j’ai reçu un avis nous demandant d’embarquer immédiatement sur le Winnipeg, à Trompeloup. »

Le témoignage de Mercedes Corbato est également recueilli. Elle parle d’une interdiction de vivre en France et d’une « peur d’être déportés ». Elle fera elle aussi partie du voyage.

Sur la page Wikipedia du navire, un contributeur rapporte que le poète chilien privilégie les communistes staliniens et empêche les troskistes et les anarchistes d’embarquer. Il cite l’historien allemand David Schidlowsky : « 86% des demandes des réfugiés anarchistes furent refusées » et « les anarchistes qui arrivent finalement au Chili représentent 0,9 % de l’ensemble ».

Sur la page Wikipedia du poète, on peut lire que Pablo Neruda se « verra reprocher d’avoir délivré un visa chilien à David Alfaro Siqueiros, organisateur de la première tentative d’assassinat de Trotsky du 24 mai 1940 ».

« Accueillis en héros »

Sur le site de Radio France international (RFI), Julio Galvez, auteur d’un livre sur le Winnipeg, est repris pour souligner les différences idéologiques qui ont opposé certains passagers :

« Quand on perd une guerre, il faut toujours chercher des coupables. Et dans ce bateau, où il y avait des représentants des différentes tendances politiques qui avaient participé à la guerre civile, on cherchait aussi des coupables. Les anarchistes blâmaient les communistes, les socialistes blâmaient les deux autres… Donc la traversée a été compliquée. Mais tout cela a changé en arrivant au Chili, où l’accueil a été spectaculaire. Les républicains espagnols n’en croyaient pas leurs yeux. Ils ne comprenaient pas pourquoi ils ont été accueillis en héros, alors qu’ils avaient perdu la guerre. C’est à ce moment-là que leur perception sur l’exil a changé. »

« Nous sommes arrivés à la tombée de la nuit au port de Valparaiso » et « la première chose que l’on a vue, c’était très joli, les collines de Valparaiso toutes illuminées », raconte Victor Pey. Le jour suivant, la plupart des voyageurs se rend en train à la capitale, Santiago, où « une foule de gens nous a reçus avec beaucoup de tendresse ».

« La droite chilienne s’opposait fermement à l’arrivée des républicains espagnols, explique Julio Galvez. Elle affirmait que si des ouvriers d’autres pays arrivaient, ils allaient piquer le travail des Chiliens. Mais après l’arrivée, il a été évident que cette accusation était infondée, que les républicains s’intégraient parfaitement au Chili, et qu’ils apportaient une contribution extraordinaire. »

Le président chilien avait expressément demandé à Pablo Neruda « des milliers de républicains en tenant compte des nécessités de l’industrie chilienne ». Cependant, RFI rappelle la présence sur le bateau de la famille de la peintre Roser Bru qui avait 16 ans à l’époque.

Une opération humanitaire oubliée

Pablo Neruda en 1963 (cc Getty images)

Le voyage dure moins d’un mois et le Winnipeg touche terre le 30 août à Arica, au nord du Chili, pour déposer 24 réfugiés. Et ensuite, il accoste le 3 septembre à Valparaiso. Il reviendra en Europe et continuera à naviguer jusqu’en 1942, avant d’être détruit par un sous-marin allemand alors qu’il traversait l’Atlantique de Liverpool au Canada.

La petite fille de Roser Bru, qui fait partie des 20 000 descendants des passagers de ce bateau, parle d’un « bateau de l’espoir ». Même si, après le coup d’Etat d’Augusto Pinochet en septembre 1973, plusieurs réfugiés espagnols pro Salvador Allende, ont dû fuir à nouveau. Elle rappelle l’importance de Neruda qui « a eu l’intelligence de mélanger non seulement des professionnels techniciens qualifiés, mais aussi des intellectuels. C’est un bateau extrêmement symbolique, […] il ramène aussi au Chili un groupe de personne qui va faire beaucoup de bien au développement culturel, industriel, politique et social au Chili. »

Pour ces raisons, l’histoire du Winnipeg est célébrée en Amérique latine. Elle est très peu connue et reconnue en Europe, en France, voire à Pauillac où, à l’occasion d’une discrète cérémonie en 2017 (la seule et la première), un hommage a été rendu à cette exceptionnelle opération humanitaire.


#Espagne

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