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Malgré 4 ans de bénévolat au service de l’Etat, Drita est menacée d’expulsion

4 années de bénévolat dans les associations bordelaises, des dizaines d’interventions comme interprète auprès des institutions, et une page Facebook créée pour venir en aide aux personnes à la rue… Drita, 23 ans, incarne l’engagement des jeunes si cher à Emmanuel Macron. Cette Albanaise, arrivée en France il y a quatre ans, vient pourtant d’apprendre, par un simple coup de fil, qu’elle et sa famille étaient expulsées. Cette décision a provoqué l’indignation d’élus, associations et citoyens, qui réclament des explications.

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Malgré 4 ans de bénévolat au service de l’Etat, Drita est menacée d’expulsion

« Je n’ai même pas reçu de courrier, juste deux appels du CAIO (Centre d’accueil d’information et d’orientation) me demandant de quitter l’hôtel avec mes parents rapidement. Puis ils se sont déplacés lundi et mardi m’informant après coup, que nous avions dépassé la date de départ fixée au 15 octobre », résume Drita Kurtsmajlaj.

La jeune femme peine à cacher son inquiétude et sa fatigue derrière son sourire.

« Que fallait-il faire de plus ? Qu’est-ce que l’État Français attendait de nous ? », interroge celle qui a multiplié les engagements bénévoles, dès les premiers mois de son arrivée en France, fin juillet 2014.

Son parcours n’a pourtant pas été des plus simples – « On a du fuir l’Albanie car nous étions menacés de mort. Là-bas il ne nous reste plus rien. » Sa famille a été prise dans la tourmente du Kanoun, la vendetta albanaise.

Drita, 23 ans, traductrice bénévole pour l’Etat est menacée d’expulsion (KLC/Rue89 Bordeaux)

« Drita est plus engagée que n’importe qui »

Dès sa première rencontre avec l’association Calk (Comité d’Animation Lafontaine Kleber – Diaconat de Bordeaux), elle s’engage auprès des personnes sans-abri. Elle enchaîne ensuite les traductions albanais-français au Secours catholique, à France terre d’asile, au Secours populaire, à Emmaüs.

« Son engagement dans la vie sociale est plus important que celui de n’importe quel Français », souligne Gérard Clabé, du RESF33 (Réseau éducation sans frontière).

En juin 2017, Drita créé la page Facebook « Aide aux personnes à la rue Bordeaux ».

« Via cette page, plus de 800 personnes ont pu recevoir de l’aide via des collectes de vêtements, de nourriture et de dons pour permettre l’achat d’un timbre fiscal, le paiement d’une nuit d’hôtel d’urgence pour des familles condamnées à dormir dans la rue », détaille Brigitte, l’une de ses marraines républicaines.

C’est avec cette page que Drita a aussi rencontré Fred, l’un des coprésident de l’AREVE (Accueil des réfugiés en Val de l’Eyre).

« La première fois que j’ai appelé Drita, elle est parvenue à trouver, en seulement deux heures, une solution d’hébergement pour la nuit à un jeune homme qui s’apprêtait à dormir dehors », raconte t-il.

Ensemble, l’an dernier, ils ont organisé un petit arbre de Noël pour les enfants sans domicile fixe ou qui dormaient dans des squats avec une distribution de vêtements, un repas, et des jouets à leur offrir. Fred espère que les institutions prendront conscience de son engagement.

« Elle n’avait rien à gagner à aider son prochain, elle l’a juste fait de façon humaine et aujourd’hui on a l’impression qu’elle est face à une institution complètement déshumanisée. »

Travail au noir

Mais pour la préfecture de la Gironde, qui vient de lui signifier son obligation à quitter le territoire français, son engagement ne justifie pas une régularisation :

« Madame Drita Kurtsmajlaj n’a jamais exercé de missions officielles en qualité d’interprète pour la préfecture de la Gironde, la police nationale ou la police aux frontières, répond la préfecture dans un courrier à Rue89 Bordeaux. Dans les faits, elle se présente en tant que “responsable” d’une association et à ce titre elle accompagne de son plein gré les demandeurs d’asile ou déboutés albanais pour lesquels elle fait office de traductrice. »

La lecture de ce courrier est un coup dur pour la jeune femme. Sa réponse, elle l’a sous la main, dans un classeur bleu rempli d’attestations dont elle parcourt à voix haute les intitulés : un document signé de la procureure générale, lui demandant d’effectuer des traductions au tribunal de Bordeaux.

« J’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir vous présenter à l’audience de la chambre de l’instruction de la cour d’appel, palais de justice à Bordeaux le jeudi 27 septembre, en salle 1. »

Elle nous montre également une convocation à l’hôpital Bagatelle pour traduire une consultation de gynécologue, une autre où sa présence est souhaitée dans un centre psychiatrique pour adolescents, puis un permis de communication à la prison d’Agen et des réquisitions pour traduire dans le cadre d’une garde à vue. « Je suis aussi beaucoup intervenue à l’OFII mais eux ne m’ont jamais donné d’attestations », regrette Drita.

« À chaque fois que j’étais convoquée, j’y allais. Je n’ai jamais été payée. Même les tickets de tram ou de bus ne m’ont jamais été remboursés. »

« C’est clairement du travail au noir, sauf que là ce sont toutes nos institutions qui sont concernées » pointe Brigitte, amère.

De Prudhomme à Juppé, les élus engagés

« C’est ahurissant », tonne Denise Greslard-Nédelec, conseillère départementale PS du canton de Talence :

« On a utilisé les compétences de cette jeune femme, y compris de manière très officielle et on n’a pas le minimum de correction d’accorder, à elle et sa famille, un droit d’asile, en remerciement des services qu’elle a rendu à la nation française. Ça honore les élus et les grands serviteurs de l’État, de reconnaître, aux gens qui s’impliquent dans notre pays, ce droit à continuer à porter haut les valeurs de notre nation. »

Elu municipal socialiste et vice-président du Conseil départemental, Matthieu Rouveyre, renchérit :

« L’État français et son administration, que ce soit la police ou la justice, sollicite cette personne dans des affaires qui ne la concernent absolument pas. On peut donc considérer que l’intervention de Drita vient améliorer le service public de la justice et de la police. Elle a véritablement une fonction d’auxiliaire de police et de justice. Et quelle reconnaissance la France a envers elle ? C’est de la mettre à la porte. »

Plusieurs élus ont écrivent à la préfecture, en vain. En décembre 2015, Alain Juppé adressait à Drita un courrier dans lequel le maire se déclarait « désireux de [lui] venir en aide », et l’informant qu’il interviendrait auprès du Préfet « afin qu’il réexamine [sa] demande de titre de séjour avec bienveillance ».

« Des courriers adressés pour certains il y a plus d’un an sont restés sans réponses », indique-t-on du côté de Loïc Prudhomme, député France insoumise de la 3e circonscription de la Gironde.

C’est bien le manque de réaction de la Préfecture qui surprend les élus, comme Michèle Delaunay, conseillère municipale socialiste.

« Pour moi son dossier était limpide, cette jeune femme travaille pour les institutions, elle est engagée dans le réseau associatif, elle parle très bien français et pourrait même en faire un métier. Je ne comprends pas pourquoi ce dossier n’a pas déjà été régularisé, estime l’ancienne ministre. A moins qu’il y ait un élément dans son dossier dont on n’a pas connaissance, mais ça fait longtemps qu’on nous l’aurait dit. Il faut qu’on ait une explication. »

Drita, 23 ans, traductrice bénévole pour l’Etat est menacée d’expulsion (KLC/Rue89 Bordeaux)

Devenir assistante juridique

À 23 ans, Drita maîtrise tous les termes juridiques qui composent son dossier. La bachelière vient d’ailleurs de terminer une formation de 7 mois pour devenir assistante juridique. Pourquoi ?

« L’envie de justice. Ici le droit ne marche pas très bien parce que ce n’est pas clair. Je veux pouvoir rendre les choses plus simples et accessibles pour ceux qui ne comprennent pas très bien leurs droits. »

Rien ne s’opposerait à une intégration professionnelle rapide de la jeune femme, affirment ses soutiens :

« Si elle était régularisée, elle pourrait déjà trouver un job dans un cabinet pour faire des traductions et constituer des dossiers, elle connaît déjà la procédure des référés-libertés… », estime Brigitte.

« L’intégration de Drita s’est faite presque sans nous, par sa volonté et son acharnement, c’est une personnalité absolument épatante, résume Gérard Clabé, du RESF33 qui a accompagné la scolarité de la jeune femme. On souhaiterait que tous ces gens qui quittent leur pays pour plein de raisons, qui ont trouvé refuge en France, puissent finir leur parcours de vie sans se soucier du lendemain. Quand l’intégration est faite je ne vois pas ce qui empêche une régularisation. »

À 3 dans une chambre d’hôtel

Jusqu’ici, la famille de Drita logeait dans deux chambres d’hôtel. Depuis lundi, l’une des chambres a du être évacuée et la jeune femme dort avec ses parents. Une situation exiguë qui n’est rien comparée à la menace de se retrouver à la rue, ajoute Drita, inquiète pour son père.

« J’ai expliqué au 115 que mon père ne pouvait pas dormir dehors vu son état. Quand j’en ai parlé aux médecins ils m’ont dit que cela mettrait sa santé à danger. »

« Son père souffre de troubles respiratoires chroniques assez sévères et surtout de troubles de type post-traumatiques. C’est un monsieur qui a tout perdu en Albanie. Il est très impacté psychologiquement et suivi par un psychiatre », détaille Nathalie, l’autre marraine républicaine de Drita.

Elle s’insurge du retournement de situation concernant le père de Drita.

« Les certificats médicaux des médecins et du psychiatre attestent vraiment d’une invalidité qui a été reconnue par la MDPH (maison départementale des personnes handicapées). Et là, visiblement, il y aurait eu un retour en arrière des médecins experts, selon lesquels cette invalidité n’est plus justifiée. C’est comme si, en 72 heures, il était passé d’une invalidité de 80% à la pleine santé ! »

Les prochaines nuitées de la famille Kurtsmajlaj s’annoncent compliquée. Faute d’explications de la part des institutions, c’est la directrice de l’hôtel social où loge la famille qui a du leur annoncé que le paiement des chambres est suspendu.

Une réunion s’est tenue mercredi soir actant la création d’un collectif de soutien autour de Drita et de sa famille. Le collectif vient de lancer une pétition.

« Comme dirait Drita à longueur de temps, avec son énergie et sa bonne humeur, “on ne lâche rien !” », assurent ses marraines républicaines.


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