« Jusque dans les années 1990, on était perçus comme des marginaux », se souvient Patrick Boudon, propriétaire du château Haut-Malet et du Domaine du Bourdieu à Soulignac, dans l’Entre-deux-Mers. Son père, Robert Boudon, fut un des pionniers de la bio dans la région, depuis 1963.
A l’époque pas de filière organisée pour le vin bio. Ces premiers vignerons en bio refusent de vendre aux négociants, et commercialisent eux-mêmes leurs vins. Dans les Salons des vins c’est la stupéfaction, ils sont alors considérés comme des individus dangereux, qui dérangent et qu’il faut arrêter.
« Les gens de la profession nous harcelaient sur les stands, on dérangeait. […] On nous attendait au tournant, on attendait que nos récoltes soient catastrophiques », raconte Patrick Boudon.
Les avant-gardistes de la bio
Cette nouvelle viticulture n’est pas comprise, d’autant que dans les années 1960, les produits issus de la chimie représentent le progrès, et la plupart des consommateurs sont ignorants de leur nocivité et des conséquences environnementales de leur usage. C’est le plein essor de la viticulture productiviste dans le Bordelais. Les domaines deviennent des sociétés et se déploient sur des dizaines, voire des centaines d’hectares en monoculture.
La viticulture consomme alors des quantités massives d’engrais et de traitements phytosanitaires. Mais très tôt, Robert Boudon, comprend que ce modèle produit non seulement un vin de qualité moyenne mais a des conséquences déplorables sur la santé et la nature. Il faut sortir de ce modèle.
C’est en se déplaçant sur un salon agricole pour faire connaître ses vins qu’il rencontre Raoul Lemaire, un des pères fondateurs de l’agriculture biologique. Un nom que les premiers consommateurs d’aliments bio connaissent bien avec le fameux « pain Lemaire ». Robert Boudon raconte à la presse en 1978 :
« Quand nous avons décidé d’essayer la viticulture biologique, il y avait déjà des résultats pour les prairies, l’élevage : la méthode Lemaire-Boucher. Nous avons donc adopté cette méthode, la seule à l’époque […]. Nous ne vivons pas mieux que nos voisins qui pratiquent l’agriculture traditionnelle, mais nous avons notre conscience pour nous et travaillons avec joie et ardeur. Nous pensons en effet, que nos enfant pourront vivre s’ils le désirent sur un patrimoine que nous n’avons pas ruiné. Nous sommes heureux de fournir aux consommateurs des produits sains. »
« Cultiver sans exploiter »
Ces premiers viticulteurs en bio sont des individus qui ont très tôt développés des préoccupations qui relèvent aujourd’hui de ce que l’on nomme le « développement durable ». Robert Boudon, parce qu’il est un homme proche de la nature, comprend cela dès les années 1970 :
« L’agriculture biologique c’est un état d’esprit que l’on acquiert vite si l’on regarde autour de soi. Un agriculteur n’est pas une girouette qui doit sans arrêt s’adapter au marché. Un agriculteur doit être un homme connaissant les possibilités et les exigences de sa terre, l’aider à produire sans la forcer, pouvoir cultiver sans l’exploiter. »
Comme lui, à la même époque, dans l’Entre-deux-Mers des viticulteurs convertissent leur exploitation en bio : Paul Bouron-Latour (Château Chavrignac 35 hectares, à Fossès-et-Baleyssac) ou encore Pierre-Abel Simmoneau (château Morlan-Tuillière, 27 hectares) en 1970. Dès les années 70/80 les vins bio de l’Entre-deux-mers connaissent un important succès à l’export, notamment vers l’Allemagne.
La bio face à la concurrence des grands crus
L’Entre-deux-Mers apparaît donc comme un territoire de développement de la viticulture biologique dans le Bordelais car il regroupe les pionniers de la bio. Dès la fin des années 1990, alors que la viticulture biologique ne dépasse pas 1% de la production viticole totale. La presse note que les vins bio connaissent une notoriété grandissante et quelle se concentre dans l’Entre-deux-Mers :
« En Gironde, on trouve des viticulteurs en bio dans quasiment toutes les appellations avec cependant une densité plus importante rive droite tandis qu’il n’y a que deux vignerons certifiés en bio dans le Médoc », peut-on lire dans un article intitulé Quatre-vingt crus pour un concours, le 4e Concours régional des vins issus de l’agriculture biologique.
Les coopératives comme celle de Lansac, située du côté de Saint-André-de-Cubzac, commencent alors à s’intéresser aux vins bio. A l’époque il n’y a pas encore de cahier des charges. Mais déjà dans les années 1990 on peut penser que les conversions opportunistes apparaissent. Certains viticulteurs sentent le vent tourner. Tous ne s’inscrivent pas dans la droite ligne des pionniers de la bio. Se convertir en bio c’est, en effet pour certains, une chance de vendre un vin qu’il n’arrivent plus à écouler face à la concurrence des grands crus du Bordelais.
C’est peut-être aussi ce qui explique aussi que l’Entre-deux-Mers voit alors se multiplier les conversions. Un des participants au concours natif de Winsdsor témoigne :
« Il n’est pas étonnant que l’on trouve des producteurs de vins bio principalement dans les appellations les moins connues. Le bio est un mélange de philosophie, d’éthique et de commercial. »
La crise écologique des années 1990
Dans les années 1990, l’état d’esprit des consommateurs change, alertés par les crises sanitaires telles que la vache folle. Les médias commencent à relayer les questions d’ordre écologiques (le trou dans la couche d’ozone, l’effet de serre). Des sujets qui font irruption dans l’opinion publique.
Un contexte porteur pour la viticulture biologique. La filière se structure. Un environnement technique qui apporte conseils et formations apparaît avec la création des CIVAM, une structure associative qui est devenue aujourd’hui Agrobio33. Le Syndicat des vignerons bio de Nouvelle-Aquitaine fait également son apparition (aides technique à la vinification, cahier des charges, organisation de salons…).
Les années 1990 voient aussi la création d’un concours des vins issus de l’agriculture biologique pour encourager la réalisation de vins bio de meilleur qualité gustative. Les viticulteurs de l’Entre-deux-Mers sont parmi les plus actifs dans ces projets, puisque à l’origine de la création de ce concours se trouve Patrick Boudon. En 1999 est créée la société Vini Vitis Bio qui propose des formations. Ainsi on peut dire que l’impulsion de la viticulture biologique en Gironde est venue des vignerons de l’Entre-deux-Mers.
L’Entre-deux-Mers aux risques de la bio
Aujourd’hui l’Entre-deux-Mers ne compte pas moins de douze AOC différentes. On trouve des producteurs en bio dans chacune d’entre elles. Pris entre deux fleuves, la Garonne et la Dordogne, l’Entre-deux-Mers, au climat océanique, est soumis aux influences des marées, d’où le nom de ce plateau argilo-calcaire où se déploie le vignoble.
Les parcelles qui surplombent la Garonne sont exposées aux brumes chaudes et humides qui les réchauffent, créant une sorte de microclimat plus favorable à la vigne. Les parcelles situées sur le plateau ne bénéficient pas de la même exposition et peuvent être soumises aux gelées, voire aux orages et à la grêle. Les orages arrivant toujours d’ouest et remontant à contre courant les fleuves, s’engagent dans les petites vallées transversales et peuvent ravager les vignes. Les épisodes climatiques pluvieux et orageux, sont par ailleurs porteurs de remontées d’air humide, ce qui favorise la prolifération du mildiou.
Des particularités qui sont un défis supplémentaire pour les viticulteurs. Ainsi Alexandra Martet (Château Lavison), viticultrice en bio à Loubens, témoigne :
« La bio te fait comprendre que la nature est bien au-dessus de toi. Certaines années les pertes à cause du mildiou vont de 30 à 50% de la récolte. J’ai perdu beaucoup de raisins les années difficiles mais ça n’enlève pas la motivation. »
Certification agro-écologique ?
Comme beaucoup, même si être vigneron en bio dans l’Entre-deux-Mers peut s’avérer être une gageure, cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas faire du bio. Pour Alexandra Martet, comme pour d’autres, une des solutions seraient l’arrachage des pieds de Merlot et le réencépage par des variétés résistantes, soit issues de la recherche agronomiques, soit en réhabilitant des plants anciens (utilisation de « vignes franches de pied » comme on en trouvait dans le Bordelais il y a 150 ans, c’est-à-dire que l’on a pas greffé avec des porte-greffe américains).
Aujourd’hui il est loin le temps où les vins bio dans les salons de l’agriculture faisaient sourire, voire déclenchaient les hostilités. La viticulture biologique bouscule désormais un modèle viticole bien établi. Elle lance la réflexion sur de nouveaux labels, pousse vers la découverte de nouveaux goûts ; les process de vinification étant différents et les vins bio plus tanniques.
Même si la filière des vins conventionnels est solidement structurée, des initiatives, comme la mise en place d’une certification agro-écologique (projet en discussion notamment portée par le syndicat des vins de l’Entre-deux-Mers et de Saint-Émilion), montrent que le développement de la bio a mis à mal le modèle conventionnel.
Cette certification intègre des mesures agro-écologiques au cahier des charges de l’AOC, comme l’interdiction de désherber les parcelles avec herbicides – point qui représente un réel progrès –, et un calcul annuel de l’indice de fréquence des traitements – point qui n’interdit pas clairement les produits phytosanitaires (même les CMR). Ce qui laisse penser que plus qu’un réel changement, il s’agit davantage d’une habile opération de verdissement des vins issus de la conventionnelle.
Chargement des commentaires…