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Vis ma vie de journaliste au milieu de la violence des manifs

Les actes des Gilets jaunes se succèdent et ne se ressemblent pas. Chaque samedi apporte son lot de violence, particulièrement à Bordeaux, une ville où « d’habitude c’est tranquille ». Critiqués, insultés, agressés, voire blessés, les journalistes et les photographes continuent à faire le « job ». Comment ? Avec quel équipement ? Et surtout dans quel état d’esprit ?

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Vis ma vie de journaliste au milieu de la violence des manifs

« Le samedi de l’acte 11, j’ai reçu un projectile qui a rebondi sur ma tête et a explosé 3 secondes après, un pétard d’assez gros calibre. Il venait du cortège et ça semblait intentionnel. Sauf que là, contrairement aux moments d’affrontement comme il y en a souvent place Pey Berland en fin de journée, je n’avais pas mon casque. Il n’y a pas eu de pétards auparavant. C’était un moment ordinaire du défilé. »

David Basier, correspondant de France 2 à Bordeaux, l’a échappé belle. Si le pétard avait explosé si près de la tempe, il aurait pu perdre ou l’œil ou le tympan. Il reconnaît avoir « eu de la chance ».

Avec son caméraman et un matériel qui affiche le logo de la chaine, ils ont déjà été insultés et souvent « pris à partie ». Même si le journaliste assure « désamorcer ce type de situations souvent grâce à d’autres Gilets jaunes », sa direction avait depuis quelques semaines dépêché deux agents de sécurité pour les accompagner sur le terrain.

Un autre journaliste, pigiste occasionnel pour CNews, une chaine de télévision « visée comme BFM par les Gilets jaunes », ajoute sous le couvert de l’anonymat :

« Gardes du corps pour faire son travail de journaliste en France. C’est dingue ! Tu te rends compte ?! Quand je travaille, je cache le logo. Tout le monde fait ça maintenant. Sur le terrain, on nous prend pour ceux qui interviennent sur les plateaux télé. Quand on me demande pour qui je bosse, je dis Canal+, c’est plus général. »

Presse sous bouclier

Au cœur des événements, entre les manifestants et les policiers, il y a ce que Krishanorpoo Brun, journaliste indépendant, appelle « la zone où viennent mourir les balles perdues ». « On va très très près du sujet. On shoote avec du 50 ou du 80 mm, quasiment du portrait et du grand angle », précise-t-il.

« On se retrouve au milieu des tirs croisés. Là où on ne peut faire confiance à personne. Du côté des Gilets jaunes, il y a cette réticence envers des médias qui nous pourrit le travail, et du côté de la police, on ne veut pas de témoins ou on croit qu’on est là pour les balancer. »

Krishanorpoo Brun a défrayé la chronique avec son bouclier de protection pendant les manifs. Avec une équipe de trois personnes, il réalise un documentaire et propose également des archives pour Amnesty international.

« La première semaine, on s’est pris des tirs d’intimidation, on s’est fait chasser… Quatorze ans de reportages de guerre, alors j’ai l’expérience du terrain ! Quand j’ai vu les premiers tirs de grenades et de LBD [Lanceur de balles de défense ou flashball, NDLR], je me suis dit qu’il fallait s’équiper. La semaine suivante, je suis revenu avec un bouclier. »

Un équipement qui n’a pas manqué de susciter la curiosité des policiers eux-mêmes. « C’est en vente libre et aucune restriction quand à son utilisation » assure le journaliste qui rapporte de son avocat un « énorme trou juridique » et dit travailler dorénavant plus « sereinement ».

Les policiers intrigués par le bouclier de Krishanorpoo Brun (photo Ugo Amez)

« Ennemi avec tout le monde »

D’autres journalistes travaillent également au plus près des affrontements. Patrick Bernard, photojournaliste et responsable région de l’agence Bestimage, parle d’un « conflit où on est ennemi avec tout le monde ».

« En 35 ans de carte de presse, c’est la première fois que je vois un conflit où tout est source de danger. Les Gilets jaunes en veulent à la télé, mais ça commence aussi avec les photographes. Comme il y a aussi un risque avec les forces de l’ordre. Et les casseurs nous repèrent : un photographe bien équipé c’est 10000€. On est plus intéressant qu’un pull Lacoste en vitrine. »

Sur le terrain, Patrick Bernard a « des yeux partout autour de la tête » :

« Chaque pas en avant peut être le pas qui te fait prendre une grenade ou un pavé, donc il faut réfléchir à chaque pas que tu fais. »

Réfléchir et prévenir. Sébastien Ortola, photojournaliste pigiste pour l’Agence Réa, choisit la deuxième option en se laissant « toujours une porte de sortie pour être prêt à partir si ça dégénère dans un sens ou un autre » et éviter d’ « être la victime collatérale d’un mouvement » où, question violence, « il y a un sentiment d’impunité ». Il a couvert tous les actes des Gilets jaunes, sauf un, et a « reçu deux rebonds de flashball dans les jambes, sans gravité ».

« Les forces de l’ordre, je pars du principe qu’elles ne vont pas m’agresser. Même si elles imposent une certaine distance, si j’ai une photo à faire, je la fais. Les casseurs, je les ai photographiés en train de vandaliser du mobilier urbain et des agences bancaires. Quand ils m’ont vu, ils sont venus vers moi et m’ont bousculé. Je n’ai pas fait le fier, je suis parti. Je ne me balade pas avec le brassard pour ne pas être identifié comme cible. De toute façon c’est difficile d’être discret. Je ne fais pas mes photos avec un téléphone, j’ai un matos bien visible. »

Protections psychologiques

Si Patrick Bernard reconnaît « avoir le luxe » d’un équipement au frais de son agence, Sébastien Ortola fait avec un masque de ski « trouvé par terre dans une manif, mais je n’aime pas travailler avec ».

« Comme je fais de l’escalade, j’ai un casque, poursuit-il. Je mets mes genouillères de roller et ma veste de moto coquée au niveau du dos. Je viens d’acheter une coquille pour l’entre-jambes comme j’ai entendu beaucoup de confrères en parler. Mais je croise les doigts et je mise sur le fait que je ne vais rien recevoir. Je travaille à mes risques et périls, si je suis blessé, je n’ai rien du tout. »

De son côté, Thibaud Moritz, photojournaliste pigiste pour Abaca Presse, dit avoir « découvert les conditions de travail au fur et à mesure » :

« J’ai pris mes dispositions moi-même. Quand j’ai couvert le 17 novembre (acte 1), je n’avais aucun équipement. Bordeaux c’est tranquille d’habitude. La veille de l’acte 4, je me suis dit qu’il valait mieux m’équiper avec un masque et un casque de protection. Et ensuite coquille et protège-tibia. »

Budget total : une centaine d’euros. Même s’il s’agit de « protections psychologiques » :

« Si je prends une balle de LBD dans le masque, je ne pense pas que ça résiste. »

« J’ai eu peur »

En l’absence de consignes précises quand aux équipements (voir encadré), Claire Mayer, correspondante pour Le Monde à Bordeaux, a du s’équiper de sa propre initiative.

« Le 8 décembre, c’était assez violent, raconte-t-elle. J’ai été prise en étau rue Vital-Carles entre les forces de l’ordre arrivant avec leurs boucliers dans un sens et dans l’autre, place Pey-Berland, ceux qui envoyaient des lacrymos. Je n’avais pas de casque ni de masque. J’ai vraiment eu peur. J’ai réussi à partir en courant dans les petites rues avec un confrère qui m’a donné un masque. Depuis, je mets un casque de scooter. »

Pour Eloïse Bajou, photographe membre du tout jeune collectif bordelais Macadam Press, « les consignes de sécurité, on se les fait au fur et à mesure » :

« On a déjà travaillé sur des ZAD. Pendant leurs évacuations, ce n’est pas très tendre non plus. On est déjà équipé de casques, masques balistiques, protèges-tibias… Sur les Gilets jaunes, il y a eu quelques situations tendues où certains de nos photographes ont du se planquer derrière les voitures. »

Si Eloïse Bajou dit bénéficier, auprès des forces de l’ordre, de l’image positive des médics (bénévoles qui prodiguent les premiers soins aux personnes blessées) avec qui travaille son collectif, Claire Mayer craint « les rapports très froids avec la police » :

« En tant que journaliste, j’ai plus peur des forces de l’ordre que des Gilets jaunes avec qui tu peux toujours discuter. Les flics sont froids. Tu sens qu’il faut pas trop leur parler. »

Eloïse Bajou (à droite avec Loïs Mugen), membres de Macadam Press (photo Marion Vacca Martiarena)

« C’est mon job ! »

Reporter sans frontière a pointé une montée des violences contre les reporters « extrêmement grave et préoccupante ». Une pétition mise en ligne en janvier a déjà recueilli plus de 10000 signatures. Son texte de présentation souligne « qu’on soit manifestant ou qu’on soit policier, on ne peut pas prétendre défendre la liberté et attaquer le journalisme ».

Le Club de la presse de Bordeaux s’inquiète à son tour. Le 17 janvier il a co-signé un courrier adressé au Préfet par l’Observatoire girondin des libertés publiques pour dénoncer « la brutalité et l’illégalité » des pratiques de maintien de l’ordre à l’origine de nombreuses blessures notamment chez les journalistes. Il organise par ailleurs une rencontre ce 14 février « Parlons nous ! » sur le sujet, avec des représentants des médias, des Gilets jaunes et des forces de l’ordre.

Devant cette violence, « décomplexée » pour David Basier, est-ce que les journalistes rechignent pour autant à couvrir les événements ?

Si tous appréhendent « le jeudi et vendredi », Eloïse Bajou s’est « habituée à faire avec ». Sébastien Ortola est conscient « des blessures qui peuvent être irréparables », mais « une fois sur le terrain [il est] dedans ». Thibaud Moritz relativise et se demande si « pour une photo, cela vaut le coup de repartir handicapé », alors que Patrick Bernard répond sans détours : « C’est mon job ! »


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