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30/04/2024 date de fin
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Concours de nouvelles : « Nuages d’opprobre sur le cuisinier » d’Antoine Vuarier

Arrivée à la 22e place du concours organisé par Rue89 Bordeaux sur le thème Bordeaux en 2050, « Nuages d’opprobre sur le cuisinier » d’Antoine Vuarier est la septième des dix nouvelles publiées ici. Les 13 premières ont fait l’objet d’une publication aux éditions Do.

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Concours de nouvelles : « Nuages d’opprobre sur le cuisinier » d’Antoine Vuarier

« Regardez, il y a trois ambulances dans la cour » cria l’un des cadres de la cantine du lycée en se levant de la table de réunion. La discussion sur la coupure électrique de la semaine précédente énervait Cédric, le chef-cuisinier du plus gros lycée bordelais, parce que comme à chaque réunion ses quatre chefs de secteur (entrées, plats, insectes et poissons, desserts) s’opposaient à ses quatre chefs de pôle (élevage, service, entretien, achats). Tous s’étaient déjà écharpés sur un apprenti qu’aucun ne voulait reprendre dans son service. Dès les premiers jours de son apprentissage il avait été consigné aux tâches les plus simples et répétitives, comme le décorticage d’insectes ou l’épluchage des légumes, dans lesquelles il ne donnait même pas satisfaction.

Une fois debout, Cédric vit par la fenêtre d’autres ambulances planer, puis atterrir dans la cour. À 53 ans il était gros, large d’épaules, les avant-bras comme d’autres les cuisses, et partiellement chauve. Il régentait sa cuisine depuis douze ans et en avait fait un modèle auprès de la direction métropolitaine des lycées. Il ordonna au responsable de l’entretien, qui sortit en ronchonnant, d’aller voir, permettant de clore la discussion sur la panne électrique.

Il revint en courant trois minutes plus tard, en hurlant que des élèves étaient malades et qu’ils avaient déjà compris que ce n’étaient que ceux qui avaient mangé à midi à la cantine. Les premiers vomissements avaient commencé un peu après la reprise des cours de l’après-midi expliqua-t-il en haletant. Que l’infirmière était submergée, que par dizaines les lycéens se bousculaient pour se rendre aux toilettes, ou ne pouvaient se retenir dans les couloirs. Tout le personnel était prié d’aller secourir les élèves.

Moins d’une heure plus tard l’ensemble des demi-pensionnaires était atteint ; plus de trois mille adolescents, deux tiers de l’établissement Alain-Juppé, répartis dans les huit bâtiments du lycée. Les sapeurs-pompiers étaient débordés, des cohortes de parents récupéraient des progénitures livides qui s’oubliaient tandis que les plus affaiblis étaient évacués vers les hôpitaux. Une antenne médicale de l’armée se déploya en renfort dans le gymnase sous les objectifs des journalistes. Des officiers à étoiles se disputèrent la prééminence avec des élus locaux et un préfet joua lui-même des coudes avec le recteur. Depuis la fin de la troisième mondiale, c’était la première fois qu’il y avait un tel déploiement de secours.

Les jambes de Cédric tremblaient quand il revient du bureau du proviseur, dans lequel de nombreux cadres cravatés ou en tailleur avaient fait front. La centaine d’agents de cuisine était agglutinée devant les vitres du réfectoire, regardant les secours se replier et les jardiniers nettoyer au jet les déjections. Plus personne ne parlait de la panne électrique de la semaine dernière ou n’osait consulter son smartphone. Des laborantins avaient déjà prélevé des échantillons de chaque frigo sous la surveillance de policiers pressés et d’un substitut du procureur hargneux. Aucun n’avait osé regarder Cédric dès lors que le magistrat l’avait, longuement, dévisagé, en silence.

Le chef-cuisinier renvoya tous les agents au nettoyage du lycée ; en cuisine ; ou chez eux ; et resta seul, le front collé à la vitre du premier étage du réfectoire, les bras noués dans le dos, insensible au tourbillon de son smartphone dans sa poche. Cédric fixait les jets qui décollaient une boue liquide d’étrons et de vomi, éclaboussant les dernières navettes de secours. Le proviseur l’avait encore appelé. Comme déjà après la panne électrique, qui avait été provoquée par l’ajout de serres à insectes sans avoir obtenu de nouveaux crédits énergétiques. Mais en douze ans il n’avait jamais eu à justifier d’une intoxication alimentaire, seulement des remarques sur son caractère à l’égard des commis et des apprentis. Il était surtout très fier d’avoir réussit à convaincre le lycée bordelais d’avoir ses propres élevages d’insectes.

Depuis les pénuries alimentaires du début du XXIe siècle toute la planète s’était mise à élever des insectes. A partir de 2025, l’entomophagie fut encouragée pour trouver les protéines et les minéraux tout en réservant les terres arables à l’agriculture plutôt qu’à l’élevage ; là où il fallait dix kilos de nourriture pour en obtenir un de bœuf, c’était entre cinq et dix kilos d’insectes qui grouillaient dans ses vivariums alimentaires. Précurseur, Cédric avait obtenu la création d’un premier élevage dans un entresol abandonné depuis l’extinction des filières liées à l’automobile, et à force d’embauches et de productivité, avait rendu le lycée autosuffisant en protéines, les élus fiers, Bordeaux exemplaire pour les médias, dans lesquels il était fréquemment cité à l’appui de la réussite de la ville moderne, réconciliée avec son cœur historique depuis la création des passerelles aériennes, parcourue de touristes chinois visitant un des rares centres européens épargnés par les bombardements.

Une heure après, Cédric arriva dernier à la réunion de crise. Il s’assit précautionneusement au bord d’un fauteuil trop étroit pour lui. Le proviseur, encore plus maigre avec ses traits tirés, lui demanda aussitôt qu’elle était la gestion des péremptions, « sous votre responsabilité » insistât-il en implorant le directeur des lycées métropolitains. Avec un nœud au ventre Cédric expliqua les procédures mais fut coupé :

« Quel était le menu d’hier midi ? » questionna le directeur des lycées métropolitains, en tournant ostensiblement le dos à son subordonné direct.

« Pour les élèves, parce que c’est différent tous les jours pour les agents et les professeurs, c’était radis, ou carottes et sauterelles sautées, ou salades, tous livrés tôt le matin par nos fournisseurs habituels. Ensuite c’était de la purée de punaises d’eau, des larves de coléoptères frites, de boulettes de vers, avec différents légumes. Enfin, des fruits, des pâtisseries faites par nos cuisiniers. Rien qui ne sorte de l’ordinaire, que des plats qu’on a déjà inscrit plusieurs fois dans l’année. »

« Vous êtes sûr pour les durées de conservation ? »

« Certain, on a vérifié aussitôt la température de tous les frigos, la qualité de l’eau, la propreté des machines de plonges, les arrêts maladies des agents… Et comme il y a eu une coupure électrique la semaine dernière, tous les fours viennent d’être vérifiés. »

Cédric déglutit. « Enfin, tout ce qu’on prépare d’avance est étiqueté avec une date limite de consommation. »

« Mais si un produit avarié vous était livré ? » poursuivit le directeur des lycées. « Vous et le proviseur du lycée devez veiller à la santé des élèves. » Le proviseur pâlit subitement, et Cédric précisa que la majorité des produits protéinés était issue des serres que possédait le lycée, une réussite dont il était le créateur. « Si cette expérience est la cause de l’épidémie, cet essai cessera » souligna le directeur des lycées métropolitains, « en cherchant d’abord qui l’avait autorisé » précisa-t-il en se tournant vers le proviseur. « Tant pis pour le label d’agglomération sans viande, les élus préfèrent les gosses vivants. »

Trois élèves seulement avaient passé la nuit en observation, mais Cédric comprit que les centaines de litres de vomi avaient fait des dégâts collatéraux à Bordeaux. Le directeur des lycées métropolitains s’arrêta posément :

« Vous comprenez, au vu des circonstances, qu’il va nous falloir reporter votre remise du mérite agricole prévue la semaine suivante. » Personne ne parla.

« On est en train d’examiner l’état de tous les vivariums et de pointer tous les lots de céréales donnés à nos insectes » ânonna Cédric.

« Bien. Tenez-nous au courant. Nous ne vous retenons pas plus. »

Durant tout le reste de l’après-midi, il ne fit qu’attendre. Les agents repartaient, épuisés après des heures de pointage fébrile dans les sous-sols, lui confirmant la bonne santé des insectes et la conformité des dates de péremption. Jusqu’alors, le pire qu’il avait eu à assumer avait été la fêlure d’un vivarium géant, quand 17 000 araignées s’étaient répandues dans le lycée puis entre les gratte-ciels de Saint-Loubès en créant une panique passagère. C’était l’hiver il y a quatre ans ; en moins d’un quart d’heure toutes étaient mortes.

Cédric descendit à son tour dans les sous-sols, un ancien abri anti-nucléaire de 2028. Il erra d’abord dans les réserves. Cédric discuta avec les derniers agents de nettoyage présents de la surveillance des dates de péremption, qu’ils scannaient manuellement, mais n’eut pas le cœur de rester.

À l’étage inférieur il retrouva son centre d’élevage entomologique. Essayant de garder son calme, il s’appuya contre un vivarium de chrysalides de soie, au goût de noix d’acajou. Les fourmis noires recevaient leurs rations de céréales et il les regarda grossir – la coupure électrique de quelques heures la semaine précédente avait perturbé leur métabolisme plusieurs jours. Puis il visita les criquets, cigales et araignées, surveillant les pontes, la nourriture des mangeoires, se promenant avec satisfaction dans cet immense sous-sol où les serres contenaient chacune des dizaines de kilos de viande rampante ou volante. Il reste pensif au-dessus des grillons, les regardant grouiller et chanter joyeusement dans les feuilles mortes, ignorants de leur destinée vers un plat du vendredi suivant.

La police métropolitaine l’emmena en début de soirée. « C’est juste pour une audition, simple, vous n’avez pas à vous inquiéter. » Il s’assit à l’arrière de la navette blanc et bleue qui lévita aussitôt et personne ne parla. Une scolopendre surgit et se colla à la vitre. Sur les quais, leurs gyrophares rendaient la circulation fluide, et Cédric regarda les roues à aube produire de l’électricité sur la Garonne. La scolopendre grimpait à la vitre.

L’émission de radio mégotait sur le nouveau quota de réfugiés climatiques à accueillir à Bordeaux. Place des Quinconces, de nouveaux objectifs de baisse des émissions carbone étaient annoncés sur les panneaux géants. Sur les navettes collectives des publicités promouvaient les ersatz de viande. Le bulletin d’information de la radio commença par « l’empoisonnement collectif du lycée Alain-Juppé » mais l’un des deux policiers coupa la radio et le silence dura jusqu’à la place de Sourdis. En sortant, Cédric éjecta d’un coup d’ongle la scolopendre hors de l’habitacle.

Les deux policiers le ramenèrent jusqu’à son palier. Énumérer tous les incidents récents de la cuisine centrale l’avait épuisé. Chez lui le chef-cuisinier prit brièvement sa femme dans ses bras, regarda ses enfants dormir sans rien dire puis s’assit dans le canapé où il fit défiler les écrans de chaînes d’informations, chercha tous les reportages sur l’intoxication alimentaire. Tous montraient les files d’élèves dans les couloirs des hôpitaux, leurs parents paniqués, le directeur encore plus maigre et les élus assurant des soins et de l’attention qui sera portée sur le dysfonctionnement. Sa femme vint lui parler, mais il ne répondait rien, il enregistrait toutes les informations, mémorisait les visages. Elle filtra la plupart des appels, lui passa son frère et deux de ses cuisiniers mais resta presque mutique.

Les somnifères cessèrent d’agir vers 4h, et quand le directeur l’appela en réveillant femme et enfants, Cédric était déjà habillé, rasé, assis en silence dans le fauteuil du salon. Il avait coupé le son des chaînes locales qui toutes affichaient des bandeaux sur l’intoxication alimentaire. Il n’était même pas sûr d’échapper à un procès, car si même tous les élèves étaient guéris, sa direction voudrait à tout prix présenter un coupable, pour exonérer chaque échelon supérieur des retombées. D’un coup, Cédric comprit qu’il n’était aussi haut qu’il le pensait dans la chaîne alimentaire, et que l’exemplarité habillerait les sanctions à prendre. Bien sûr, on trouverait des explications à l’épidémie ; un cuisinier qui ne se serait pas lavé les mains en sortant des toilettes, un plan de travail mal nettoyé, un ingrédient périmé, mais cela ne le blanchira jamais entièrement. La panne de trois heures du mardi précédent l’avait fatigué et obligé à des journées très soutenues les jours suivants, pour gérer la réparation et justifier ses choix, qu’ils savaient être l’origine de la panne.

À force de ressasser obstinément les conséquences de l’intoxication géante, Cédric se rendit compte que son équilibre antérieur était brisé ; qu’il allait devoir être responsable d’une faute collective ou d’un unique agent inconnu, et que lui comme le lycée seraient indissociablement liés au souvenir des traînées de vomi âcres dans les couloirs du lycée et des dizaines de minutes de paniques des adolescents. Cette idée grandit, et il retrouva le calme en acceptant que les conséquences de l’épidémie sur sa personne soient inévitables, tumultueuses et définitives. Il partit au travail dans l’attente de sa suspension.

Cédric vécut les prélèvements des techniciens policiers comme une intrusion physique, la cuisine devenue prolongement de son corps. Chaque pipette dans les fours ou les gaines d’aération était une écorchure à son amour-propre.

La descente aux vivariums lui fut encore plus pénible ; depuis l’entrée de l’immense entresol il regarda les techniciens collecter quelques insectes de chaque serre. Avec leurs chasubles blanches, c’étaient autant de fantômes grouillant sur sa plus belle réussite professionnelle. En imaginant déjà le démontage des serres il sentit son cœur s’emballer et dut s’accrocher à un meuble sous le regard d’une quarantaine de ses agents, qui tous avaient arrêté leurs tâches pour se ranger derrière le chef-cuisinier.

Après le départ des nuisibles, Cédric remercia ses agents de leur présence et souligna le sérieux du travail du service d’élevage. Puis il se sentit bête avec les mains dans le dos, alors il croisât les bras mais cela donnait une impression de repli. Il voulut s’accrocher au rebord d’une table mais elle était trop loin quand il tendit les mains. Puis Cédric s’aperçut qu’il avait perdu le fil de ses idées et que tous le regardaient.

« C’est pour cela. C’est ce que je voulais vous dire ce matin. Avec cet élevage on a fait du super bon boulot, et on a toujours été exemplaire. Alors voilà. On traverse une crise mais on va continuer de travailler comme avant, et s’il y a des choses à changer, on les changera. Mais cela ne remet pas en cause votre travail. » Il se rendit compte que tous le regardaient comme un condamné en partance. Il abrégea son intervention pour s’engouffrer dans l’un des escaliers vers les cuisines, mais à mi-parcours entra aux toilettes, tira le loquet et commença à hoqueter. Il pressa ses poings contre ses yeux, s’essuya le nez et lava son visage à l’eau froide sans se regarder dans le miroir.

Il ne fut même pas surpris d’être à nouveau convoqué par le proviseur, qu’il trouva cornaqué de deux cravatés qu’on ne lui présenta pas ; « depuis que vous êtes là je vous ai laissé les coudées franches, d’importants moyens pour votre service. Là, vous comprenez, c’est la contrepartie de vos libertés ». Silence. Sous la surveillance de ses tuteurs, le proviseur souligna que les médias du monde entier se gaussaient des lycéens bordelais. « Déjà, la panne électrique était imputable à vos décisions. » Cédric comprit ensuite « responsabilité » ; « assumer » ; « reconnaître » ; « réforme », « suspension » puis « commission de discipline » puis il fut invité à sortir.

Il descendit de son bureau jusqu’à l’étage des cuisines et fut soulagé de regarder les dizaines d’agents derrière leurs comptoirs, en train de s’activer dans le fracas des bruits de cuisson et des instruments de bois et de métal. Plutôt que de rentrer directement chez lui, il voulut profiter de sa fin de matinée pour saluer tous les agents. En fait, sans se l’avouer, le chef-cuisinier voulait s’assurer encore de leur soutien, ou au moins de leur respect.

Le vacarme des couteaux, hachoirs, casseroles, plats, bacs, marmites, devenait assourdissant parce qu’aujourd’hui aucune voix ne se rajoutait au bruit ; même la radio de la plonge avait été éteinte. Tous restaient statiques, debout devant leurs plans de travail, sauf Cédric qui allait de l’un à l’autre, s’attachant à humer les odeurs, noisette pour les criquets, fruits de mer pour les punaises, et veillait à montrer le plus grand enthousiasme.

Successivement, tous les agents lui serraient avec gêne sa main fébrile, fuyant son regard qui recherchait un assentiment. Aucun n’essayait de nouer conversation avec lui. Cédric passa auprès de chacun. Un silence gêné régnait parmi les chefs, seconds, aides, commis. Le pire était l’attitude des apprentis ; d’habitude obséquieux et craintifs en sa présence, tétanisés à l’idée de subir une remarque, ils le dévisageaient aujourd’hui avec pitié en suivant son pèlerinage.

De poste en poste Cédric comprit que personne ne voulait lui demander de ses nouvelles. Il finit par arriver devant l’apprenti, le mistigri des différents secteurs. Lent et mou, il aidait les commis aux corvées quotidiennes, nettoyait, rangeait. Souvent il était au fond de la cuisine à remplir des bocaux avec les préparations que les cuisiniers faisaient d’avance ; des litres de sauce, de condiments, de crème, de coulis, des kilos de boulettes de vers de farines…

« Alors, ça va ? »

« Oui chef. » L’apprenti, regard en coin, craignait une nouvelle remarque cinglante.

« Tu as été embauché quand déjà ? »

« En janvier monsieur. Ça fait quatre mois. »

« Cinq, presque six, on est déjà fin mai. Tu fais quoi là ? »

« Quand on m’a mis ici après la panne électrique, on m’a dit de remplir les bocaux et de surtout ne plus rien toucher à rien d’autre. J’ai rallumé la machine et j’ai pas bougé depuis. » L’apprenti préparait chaque après-midi depuis quinze jours des bocaux de cinq litres de sauce de grillon et leur collait des étiquettes. Sa tâche était simple, inintéressante, répétitive, d’une abrutissante monotonie.

« Va aux entrées, ils avaient besoin de râper des carottes. » Le cuisinier lui prit sa louche. Il trouva aussitôt rassurant de faire des gestes simples, dos au reste de la cuisine, d’utiliser la grosse louche pour répartir la sauce entre les bocaux, vérifier leurs poids et les sceller, comme lorsque lui-même était apprenti dans un restaurant des quais de Garonne. Avec relâchement il prépara une vingtaine de pots avant de tirer une série d’étiquettes d’une antique machine à papier, reliée au mur par un vieux fil électrique décati. Les dates de péremption et de fabrication étaient verticales et le contenu horizontal avec un code barre.Il songea à rentrer chez lui à pied, sous la verrière artificielle, d’aller manger seul au marché des Bernardins, puis de partir à leur maison de vacances, sur la digue qui empêchait la montée des eaux d’engloutir la ville.

Il colla une série d’étiquettes. C’était des bocaux de sauce rapidement périssables mais que les cuisiniers aimaient bien avoir d’avance pour quelques jours car elle entrait dans plusieurs préparations ; le genre de sauce susceptible d’avoir participé à la plupart des plats de la veille. Des apprentis emportèrent silencieusement une vingtaine de pots, parmi les plus anciens de l’armoire froide, en vérifiant ostensiblement la date.

Il aplatissait du doigt une étiquette quand il remarqua la date de péremption, en petit et verticalement, sur le bord de l’étiquette, la date du 28 juin 2051, trop loin après la fabrication. Il la rapprocha de ses yeux, et reposa le pot en verre. Cédric suffoquait comme si ses poumons avaient rétréci. Il regarda la machine à tirer les étiquettes et chercha fébrilement le paramètre « date du jour » puis les archives d’impression, puis le contenu de l’armoire frigorifique. Depuis la coupure électrique tous les pots datés par l’apprenti avaient un mois en trop, étaient stockés chronologiquement puis utilisés par des cuisiniers qui ne se fiaient qu’aux dates de péremption pour les ouvrir par dizaines, comme la veille. Il renversa la totalité des bocaux en se jetant contre l’armoire. Il poussa les derniers au sol où ils éclaboussèrent les cuisiniers qui accourraient. Cédric prit alors la machine à sceller entre ses mains, la pressa contre lui, l’arracha du mur en la brandissant au-dessus de sa tête en traînant son ruban d’étiquettes, puis la jeta en hurlant sur le carrelage où ses morceaux rebondirent en gerbes dans la sauce.


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