Dossier #29 : Bordeaux mélange des genres
Jessica et Léo, deux Bordelais en transition
Agressions et discriminations LGBTphobes : que fait la police ?
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En février 2019, un groupe de cinq personnes s’en prend violemment à trois hommes devant un bar gay du centre-ville, le Buster.
Le soir de l’agression, l’équipe de l’établissement publie un message où elle se dit choquée « de constater qu’en 2019, à Bordeaux, on ne peut toujours pas être gay et le vivre ouvertement sans risquer de subir des violences homophobes ».
Quelques mois plus tard, en septembre dernier, cours de la Marne, une personne agresse deux hommes qui marchaient dans la rue en se tenant la main. Il les a « frappés et insultés » rapporte Sud Ouest, « tenant des propos homophobes ».
Si ces deux agressions ont eu un écho médiatique suite à une plainte pour la première et à une interpellation pour la deuxième, beaucoup d’autres passent sous les radars. La raison est simple : les victimes s’abstiennent de porter plainte ou de signaler l’agression. Selon l’enquête annuelle « Cadre de vie et sécurité » de l’Insee (page 4), seulement 4% des victimes d’actes LGBTphobes déposent effectivement une plainte ou une main courante.
2018, année noire
Pourtant, l’année « 2018 a été une année noire pour les personnes LGBT+ » souligne le dernier rapport 2019 de SOS homophobie, qui se base sur des données de l’année précédente.
« En 2018, SOS homophobie a recueilli 1 905 témoignages d’actes LGBTphobes soit une augmentation de 15 % par rapport aux données de 2017. Cette augmentation importante fait suite à la progression de 2017 (+4,8 %) et à celle très conséquente de 2016 (+19,5 %). Le nombre de ces témoignages est proche des 1 977 enregistrés en 2012, lors du début des débats sur l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. Cette augmentation du nombre de cas s’accompagne d’une hausse alarmante des agressions physiques LGBTphobes rapportées à SOS homophobie qui ont progressé de 66 % en un an, passant de 139 agressions signalées en 2017 à 231 en 2018. Au dernier trimestre de l’année 2018, 1 agression physique LGBTphobe par jour était signalée à SOS homophobie. »
Régulièrement victimes d’actes homophobes à Bordeaux, Yacine et Ben préfèrent éviter la police et éviter de « perdre trois heures pour porter plainte ». Ben considère avec fatalisme que « dans la conscience collective, une insulte homophobe n’est pas considérée comme une agression ».
« On est PD et ça se voit »
« PD ». « Vous devriez être morts ». « Qui fait la femme ? » La liste des remarques que rapporte le couple est longue. Yacine évoque seulement « le quantifiable » :
« Il y a des regards. On se dit non c’est pas ça. On entend des trucs, on ne sait pas si c’est pour nous. On vit avec un radar. »
Ben prend sur lui :
« Je suis habitué. Depuis tout jeune dans ma famille j’entends : “Mais lui c’est pas pareil”. Et ça te suit. On est PD et ça se voit. Même dans le milieu homo, ou on t’agresse parce que tu es trop efféminé, ou on te harcèle sexuellement. On se dit “parce qu’il est gay, il va me sucer”. C’est comme pour les femmes qui se font agresser parce qu’elles portent une mini-jupe. On finit par se dire : Est-ce que c’est pas de ma faute finalement ?” C’est le pire ! »
« L’homophobie est un racisme » résume le couple qui déplore devoir se « poser la question de se prendre la main ou pas », de « ne pas prendre un chemin pour éviter d’être agressé ». « On vit une histoire d’amour et ça devrait être du bonheur. »
Que fait la police ?
Si des chiffres sont régulièrement publiés au niveau national, il est difficile d’obtenir des chiffres officiels par département ou par commune. Interrogés pour l’année 2019, les services de la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) évoque un nombre qui « se compte sur les doigts d’une main ».
Il ne faut pas en déduire pour autant que tout va pour le mieux sur les bords de la Garonne. Depuis peu d’années, les services de police à Bordeaux font leur mea culpa et reconnaissent ne pas avoir pris les dispositions nécessaires spécifiques au phénomène. Lors d’une rencontre publique dans le cadre de la Quinzaine de l’égalité, Eric Krust, commissaire divisionnaire de la police à Bordeaux, a déclaré :
« On a raté le coche, comme par exemple l’absence de la police au sein de l’Observatoire bordelais de l’égalité. Nous ne pouvons pas rester enfermés dans les grandes enquêtes qui sont souvent loin des préoccupations citoyennes. Alors j’ai cherché dans nos dossiers. Surprise ! Tout allait bien. Mais en creusant, on trouve une soixantaine de dossier liés à l’orientation sexuelle. »
Devenu référent LGBT au commissariat, Eric Krust a contribué, avec la mairie de Bordeaux, à la publication d’un guide contre les agressions LGBTphobes comprenant des mesures de prévention, en partenariat avec Flag !, une association qui défend les droits des policiers homosexuels et transgenres.
Cette association, partenaire de la mise en place d’une permanence bimensuelle au commissariat de Bordeaux depuis mai 2019, prodigue par ailleurs une formation aux fonctionnaires pour le traitement de ses sujets, allant de l’accueil, jusqu’au suivi du dossier.
Bien que cette permanence bordelaise « n’a pas encore atteint son public » dixit Eric Krust, c’est une grande avancée pour Laurent Thurbiez, responsable du service d’accueil LGBTQI+ au commissariat de Bordeaux.
« Bordeaux ville modèle »
« Le 17 mai dernier, Bordeaux a fait quelque chose qui n’existait pas en France : un bureau dédié aux victimes de la LGBTphobie, souligne Laurent Thurbiez. Bordeaux est une ville pilote en la matière. Cette initiative a très vite fait boule de neige, à Paris et à Marseille. Depuis l’ouverture, nous avons été sollicités une quinzaine de fois et nous suivons une dizaine de dossiers. »
Selon l’ancien gendarme, la capitale girondine a connu « une augmentation significative des agressions transphobes et homophobes » : « 35% environ entre 2017 et 2018 ». Il ajoute que « la Gironde fait partie des cinq départements les plus touchés par les agressions transphobes et homophobes : physiques, verbales, et injures », ce que confirme un communiqué du ministère de l’intérieur.
Ces chiffres coïncident avec ceux de l’enquête lancée en 2018 par la commission LGBT créée la même année au sein de l’Observatoire bordelais de l’égalité. Sur les 1640 personnes qui ont répondu en ligne « 50% ont subi des injures LGBTphobes dans l’espace public au cours des 12 derniers mois, 7% des menaces physiques et 5% des coups et blessures ».
Ces pourcentages sont révélateurs d’une réalité et, surtout, de l’amélioration de l’écoute.
« Les victimes aujourd’hui portent plainte davantage parce que les choses ont bien évolué », nuance Laurent Thurbiez.
Encourager les victimes à porter plainte
« S’il y a une augmentation de l’homophobie, c’est parce qu’il y a une libération de la parole », souligne Marik Fetouh, adjoint au maire de Bordeaux en charge de l’égalité, la citoyenneté et la lutte contre les discriminations.
« Malgré cette violence, les choses progressent. Rien que se poser la question de prendre la main de son compagnon est une preuve. Ce que dit ce couple ne m’étonne pas (Yacine et Ben, NDLR), moi aussi j’hésite à prendre la main de mon compagnon. »
Le conseil municipal de Bordeaux a adopté le 29 avril dernier un plan de 20 actions proposé par la commission LGBT. De ce plan est né Elucide en octobre dernier, un réseau d’accès aux droits pour les personnes victimes de discriminations ou de violences discriminatoires :
« En octobre dernier, la convention constitutive d’Elucide a été signée, continue l’élu. Ce réseau a été mis en place avec de nombreux partenaires : le Barreau de Bordeaux, la Direction départementale de la Police Nationale, le Défenseur des droits, l’Ecole Nationale de la Magistrature, le Conseil départemental d’accès au droit et les associations concernées. Cette démarche devrait encourager les victimes à se manifester et qui, jusqu’ici, préféraient se résigner. »
Peu de condamnations
« Il y a des villes où il n’y a rien » abonde Dominique Crozillon, responsable de l’association Le Refuge qui a pour objet de prévenir et lutter contre l’isolement et le suicide des jeunes LGBT.
« Quand je parle à d’autres délégués de l’association, ils me disent être étonnés par ce qui se fait à Bordeaux. Dans le village des associations, Le Refuge est bien visible, chose qui n’est pas possible ailleurs. Bien sûr qu’il y a encore des choses à faire parce qu’il y a toujours des choses à faire. »
Tristan Poupard, le directeur de Girofard, centre LGBTQI+ Nouvelle-Aquitaine, qui qualifie Bordeaux de « ville safe » avec cependant des « rues à éviter », se félicite du « dispositif mis en place » ; « c’est difficile d’avoir un recul dessus, mais il a le mérite d’exister » :
« On accompagne des personnes jusqu’à la police depuis la mise en place de ce dispositif, et aussi parce que les victimes ne savent pas que ça existe, mais on ne peut pas effacer des années d’histoires et de relations compliquées avec la police, qui est parfois intervenue violemment dans des bars LGBT. »
Circonstance aggravante
Durant une rencontre sur la thématique policière et juridique organisée par l’association Flag! dans le cadre de la Quinzaine de l’égalité, l’avocat Victor Billebault a justifié le peu de condamnation par le fait qu’il est difficile dans le droit pénal français de prouver qu’une agression soit provoquée par un motif LGBTphobe.
Depuis la loi du 27 janvier 2017, l’article 132-77 du Code pénal prévoit la LGBTphobie comme circonstance aggravante pour tous les crimes et délits punis d’une peine d’emprisonnement.
Pour un militant associatif LGBTQI+ qui préfère garder l’anonymat, « c’est pas tout de porter plainte : si celle-ci n’aboutit pas, la victime est découragée et considère qu’elle a été trahie ». Parallèlement, l’avocat Victor Billebault de l’Association française des avocats LGBT+, relève « seulement 25 condamnations sur 1026 plaintes déposées en France en 2017 ».
Interrogé par Rue89 Bordeaux sur les suites de la plainte contre X déposée par deux des trois victimes de l’agression devant le Buster, le commissaire Eric Krust répond qu’ « elle n’évolue pas favorablement ». Les statistiques donc ne sont pas prêtes de s’arranger. C’est sans doute du côté de la justice qu’il va falloir se retourner.
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