Vincent Tiberj est professeur des universités en science politique et délégué recherche de Sciences Po Bordeaux ainsi que chercheur au Centre Émile-Durkheim. Il est spécialiste de sociologie électorale, de sociologie de la diversité et des valeurs. Il a notamment publié « Les citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France » aux PUF en 2017.
Il est l’invité ce jeudi de la première agora politique du collectif citoyen Bordeaux 2020, à 19h, au « Pourquoi pas ? Café Culturel » à Bordeaux.
Rue89 Bordeaux : Peut-on dire que l’élection municipale à Bordeaux en 2020 se tient sans la traditionnelle dualité gauche ou droite ?
Vincent Tiberj : La gauche et la droite sont des catégories qui bougent dans le temps. Parfois elles rassemblent beaucoup de monde et parfois peu. Il y a des hauts et des bas pour les deux en général. Mais effectivement, on est actuellement dans un contexte politique particulier. On est dans une forme de reconfiguration politique depuis, grosso modo, 2017.
La gauche et la droite,
ce sont les enjeux et les manières
de voir la ville
On constate que d’un point de vue de logique électorale, La République en marche (LREM) se veut du centre et progressiste, en tout cas c’est ce que dit son candidat. Mais il faut reconnaître que la sociologie de l’électorat LREM vire de plus en plus vers le centre droit, voire la droite traditionnelle.
Du côte de Nicolas Florian, bien qu’il ne soit plus sous l’étiquette Les Républicains (LR), la structure de ses soutiens est aussi marquée par la droite.
Pour le Parti socialiste (PS), qui a longtemps été le parti dominant à gauche, il a perdu de l’influence. Mais ça, c’est la gauche d’en haut. Il ne faut pas oublier que la gauche est incarnée par des partis certes, mais aussi par des électeurs.
De ce fait, quand on demande aux électeurs aujourd’hui dans les enquêtes s’ils se situent à gauche ou à droite, la majorité d’entre eux continue à utiliser ces catégories, surtout pour placer les partis et leurs candidats.
Autrement dit, vous pouvez très bien avoir une logique de présentation de candidat ou de programme, qui se veut au-delà de la gauche ou de la droite, mais qui, de part son agenda, ou de part les enjeux qu’il met en avant, ou de part ses propositions, il va tomber d’un côté ou de l’autre de la barrière.
Il y a quand même peu de chance que le programme défendu par Pierre Hurmic ressemble à celui défendu par Nicolas Florian, la gauche et la droite, c’est aussi ça, ce sont des enjeux et des manières de voir la ville.
Ces enjeux correspondent-ils aux nouvelles attentes de l’électorat qui n’est plus le même d’il y a 5 ans ?
Bordeaux est dans une situation un peu particulière. Elle est une des rares villes universitaires qui n’est pas passée à gauche. Quand vous prenez l’ensemble de ce qu’on appelle les technopoles, c’est-à-dire ces métropoles avec de très fortes propositions dans l’économie de la connaissance, toutes ont basculé vers la gauche, ou ont clairement connu l’alternance. Or Bordeaux n’a pas connu ça.
La droite a pu se maintenir à Bordeaux grâce à la forte notoriété personnelle d’Alain Juppé. Mais il pouvait aussi très bien ne pas réussir à faire élire un candidat qui lui était proche.
Cette fois-ci, la droite est nue
Quand on compare les voix de 2014 avec les intentions de vote pour 2020, l’histoire n’est plus la même. Nicolas Florian retrouve un niveau qui est celui de la droite traditionnelle. Cette fois-ci, la droite est nue. On peut aussi se demander dans quel mesure l’électorat bordelais n’a pas envie que ça change. Après tout c’est assez classique qu’il y ait des alternances. C’est plutôt sain pour une communauté politique en général.
Puis enfin, et c’est très visible quand vous regardez les sondages, les priorités de l’électorat de Nicolas Florian sont très proches des priorités de l’électorat de Thomas Cazenave. On peut se demander dans quelle mesure il n’y a pas une lutte de leadership. Autant le rapprochement des deux listes au second tour paraît jouable si un des deux ne passe pas le premier tour, autant on va nécessairement voir ces deux candidats se battre sur le même segment électoral.
La question est de savoir si les électeurs vont rester dans une sorte de fidélité envers Alain Juppé ou s’ils vont franchir le pas vers une autre candidature. Quoiqu’il en soit, l’implantation de Cazenave est loin d’être faite. Si dans les sondages il semble être en progression, je le vois mal provoquer une triangulaire au second tour.
Ça va être très tendu. En tout cas, moins avec Pierre Hurmic qui est en passe de faire le plein à gauche. Et dans contexte économique actuel et les enjeux des conflits sociaux, la possibilité pour un candidat LERM de récupérer des voix à gauche est pour le moins compliquée.
Avec la LGV, Bordeaux a vu l’arrivée d’une nouvelle population. Est-ce que ce nouvel électorat peut changer la donne ? et de quelle manière ?
Quelque chose d’intéressant est en train de se dérouler. D’abord le passage de témoin entre le parti socialiste qui a longtemps été le parti dominant dans la gauche bordelais, et les écologistes. Ce passage de l’un à l’autre n’est pas typiquement bordelais. Les écolos ont le vent en poupe dans beaucoup de grandes villes, mais ça ne veut pas dire qu’ils ont le vent en poupe au niveau national.
Il y a donc un changement majeur qui se dessine de ce point de vue. Il correspond aussi à un changement sociologique. Effectivement, l’arrivée de nouveaux bordelais lors des dix dernières années, plutôt des cadres, des gens diplômés, qui ont un fort capital culturel et une forte conscience environnementale, est en train de transformer la fabrique de la ville. Cette transformation se voit dans les magasins, les associations, les régimes alimentaires, les quartiers, voire même dans la manière d’habiter les quartiers. Ceux qui choisissent de vivre à Caudéran ne sont pas ceux qui choisissent d’habiter à Saint-Michel.
Les néo-Bordelais sont en train de transformer le rapport de forces politiques
Donc quelque part, on voit là des néo-Bordelais qui sont en train de transformer le rapport de forces politiques. Et on voit se transformer une gauche qui est aussi une gauche très marquée par les bastions ouvriers, avec la persistance d’un réseau communiste non négligeable. Mais ce réseau est un réseau vieillissant qui se voit doublé d’un réseau écolo et de gauche. Et c’est là qu’il ne faut pas se tromper.
Pour certains nombres d’acteurs politiques, et je pense notamment à La République en marche, il y a encore cette idée qu’on peut faire de l’écologie sans faire du social. Mais on n’est pas dans de l’écologie centrée sur l’égo : en gros, moi je veux bien vivre et manger bio et je m’en fous de ce qui se passe à côté. Non ! Il y a un vrai désir d’écologie qu’on appelle sociotropique, qui est tournée vers les autres.
C’est d’autant plus intéressant que l’on voit très clairement que les électeurs qui se reportent sur la liste Florian ou Cazenave mettent en avant les questions de stationnement. Alors que chez Hurmic, donc 30% de l’électorat, on retrouve plus de demandeurs de transports doux. C’est là un des enjeux de la municipale de mars, c’est la ville de la voiture contre la ville du vélo.
Il est probable que la victoire d’un candidat se fasse avec de faibles écarts. Comment imaginer dans ce cas l’après élection ?
C’est dur de faire des pronostics sur une élection dont la campagne ne commence que maintenant. Il faut attendre un peu pour voir comment ça va évoluer. Il faut vraiment rester en retrait sur ces questions.
Bordeaux est une ville compétitive d’un point de vue électoral
Mais ce qui est intéressant, c’est de constater que Bordeaux n’est plus une ville acquise, Bordeaux est une ville compétitive d’un point de vue électoral. C’est déjà important, et nécessairement ça va obliger à concevoir la ville autrement. En terme de gouvernance, Bordeaux a longtemps été une ville marquée par la figure du démiurge. C’est-à-dire le grand maire transformateur, qui a été Alain Juppé. Qui dit maire transformateur, dit une manière de décider assez verticale et pas forcément horizontale.
Actuellement, la mairie le sent. Il y a une volonté de la part de l’équipe sortante d’associer plus et mieux. Mais l’ADN des responsables politiques reste très fortement marquée par la verticalité, d’autant plus que derrière la question de la ville se pose la question de la métropole. L’ouverture démocratique de la métropole est encore plus complexe.
Est-ce qu’on va sortir d’une campagne avec une opposition de deux blocs qui se règlera à couteau tiré ? Ou est-ce qu’on va être dans une logique où il va falloir chercher des compromis pour travailler ensemble ? Ce qu’il faut garder en tête, c’est qu’on n’est plus dans une logique de citoyen de la remise de soi à l’égard des élites. Le renouvellement générationnel nous met face à des citoyens qui sont capables de se saisir des questions politiques quand ils en ont envie. C’est encore plus vrai à Bordeaux qui est non seulement une grande ville, mais aussi une grande ville universitaire.
Est-ce que cette élection révélera un conflit générationnel ? Entre la nouvelle génération et les boomers par exemple ?
Le problème à Bordeaux est assez frappant. On est face à une population d’étudiants, mais ces étudiants ne sont pas toujours inscrits sur les listes locales. Ils viennent à Bordeaux mais dépendent des villes et des communes de leurs parents. Ils contribuent à transformer la ville mais n’y votent pas.
C’est quelque part la faiblesse de la candidature Hurmic ou de la gauche en général. Les générations les plus récentes sont les générations qui ont le plus de chance de voter Hurmic, mais elles sont aussi celles qui ne votent pas : soit ils ne sont pas inscrits, soit ils ont un rapport au vote beaucoup plus distancié.
Est-ce que les enjeux à Bordeaux sont les mêmes pour d’autres villes françaises ?
La ville de Bordeaux est représentative des tendances nationales. Du fait que le parti socialiste a du mal à se remettre de sa défaite de 2017, surtout du quinquennat de François Hollande, et la droite a aussi du mal à s’en remettre mais pour d’autres raisons. Ce duo qui s’opposait d’habitude avait beaucoup de mal à se renouveler.
De ce point de vue là, il faut vraiment faire attention. Certes on traverse une période assez particulière où les reconfigurations politiques sont en train de se faire. Cependant, les organisations vivent et meurent mais les clivages demeurent.

Cet article fait partie de l’édition abonnés. Pour lire la suite, profitez d’une offre découverte à 1€.
Contribuez à consolider un média indépendant à Bordeaux, en capacité d’enquêter sur les enjeux locaux.
- Paiement sécurisé
- Sans engagement
Déjà abonné⋅e ?
Connectez-vous
Chargement des commentaires…