Un libraire mal avisé ou une critique littéraire trop expéditive pourrait facilement ne retenir que le volet génocidaire sur lequel repose le formidable premier roman de Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants dispersés (éditions Autrement).
De proverbes rwandais en descriptions aussi riches que poétiques d’un pays marqué par le massacre des Tutsi en 1994, l’auteure bordelaise nous transporte en effet dans le Rwanda de trois générations successives en empruntant leurs trois voix, forcément dissonantes : celles d’Immaculata, grand-mère rescapée du génocide, de sa fille métisse Blanche, fruit de son union avec un Français, partie trouver refuge dans l’Hexagone, et de son petit-fils Stokely, premier-né sur cette terre d’accueil.
Des goûts et des couleurs
De souvenirs en anecdotes égrenés par les personnages, on se surprend ainsi à saliver à l’évocation de recettes locales (« les bananes ibitoki by’inyamunyo que tu préparais avec des arachides fraîchement écrasées et des aubergines blanches ou l’ubugali aux sangalas séchés ») et à rêver d’une nature luxuriante (« des fleurs de canna hautes, jaunes et rouges », des « orchidées ramenées de la forêt de Nyungwe » ou des jacarandas omniprésents) que la jeune mère exilée retrouve avec nostalgie à la serre tropicale de Pessac avant un bref retour sur sa terre natale :
« Je retrouvais les sons, ceux des tourterelles qui chantent “sogokuru gugu ! Nyogokuru gugu !”, les battements d’ailes des colibris qui volaient déjà au-dessus de la haie d’hibiscus roses entourant le jardin de mon amie. Une odeur de feu de bois toute proche, une moto qui pétarade quelque part, la voix portée par le petit vent des plus matinaux, déjà sur la route, qui se saluaient “Ese mwaramukanye amahoro ?, Vous êtes-vous réveillés en paix ?” »
Beauté d’un exotisme brutalement déchirée par l’horreur des événements que l’on sait et rapportés par Bosco, fils d’Immaculata et petit frère de Blanche :
« Je venais de marcher sur un pays couvert de cadavres en décomposition, de Kagitumba à Butare, du Nord au Sud. Tu sais combien d’églises pleines de crânes défoncés, de fosses communes, de maisons éventrées nous avons vues ? De Kagitumba à Butare, du Nord au Sud, les mêmes squelettes qui nous tendaient les bras avec leur dernier souffle épargné, les mêmes femmes à la démarche chancelante. Les regards des violées qui fuient l’humiliation de leurs corps ravagés par des monstres au sexe empoisonné, des dizaines, des milliers. Les mêmes moignons purulents sous des pansements de fortune, des fronts troués, des joues arrachées et moi, tu sais, qui avais été soldat, valeureux au combat, je n’avais plus les larmes pour sangloter avec eux. Je n’avais pas les tripes pour supporter cette catastrophe sous nos yeux. Amagara araseseka ntayorwa. Les tripes répandues ne peuvent se ramasser, comme disaient nos anciens. »
Du personnel au collectif : l’universalité
Mais il serait fort dommage de laisser cette dramatique trame historique occulter l’universalité des thèmes abordés au fil des récits des personnages : difficulté de la relation mère-fille, poids de l’héritage et des secrets de famille, injonctions sociales diverses, maternité, déracinement, culpabilité, double culture…
C’est la justesse de cette multitude d’expériences individuelles, susceptibles de résonner en chaque lecteur ou lectrice, quels que soit son histoire, son origine, son genre ou sa religion, qui donne toute son épaisseur et sa superbe à ce premier roman. Comme lorsque Blanche évoque le désarroi qui s’est emparé d’elle juste après son accouchement :
« Je me voyais jouant une scène mille fois vue, enregistrée minutieusement dans quelque recoin de ma mémoire dans le seul but de la reproduire ce jour, à mon tour.
Mais mon fils n’a pas réussi à prendre mon téton dans sa bouche minuscule.
La scène initiale de maternité, à laquelle j’aspirais, se refusait à moi.
J’ai tenté de le forcer, maintenant ses lèvres entrouvertes avec mon index tout en poussant le mamelon dans sa bouche, mais aucune succion ne s’enclenchait, rien. Nous étions comme deux pièces de puzzle inadéquates qu’une main d’enfant malhabile tente de forcer à s’emboîter. Mon insistance a fini par le faire pleurer, j’ai regardé son père, désemparée, il me l’a repris des mains et je pouvais lire dans son regard qui se voulait rassurant une incompréhension d’homme devant une mère incomplète, une femme qui ne sait pas y faire ».
Ou encore lorsque Stokely, son fils devenu adolescent, écrit à sa grand-mère un racisme systémique malheureusement toujours d’actualité :
« Pourtant, c’est important de se battre. Le racisme est toujours là, même pour moi, chaque jour, ce sont des choses à peine perceptibles. La semaine dernière, à la cantine, quand j’ai refusé l’avocat qu’on me tendait parce qu’il était trop noir, la cantinière a dit : “T’as qu’à retourner chez toi voir s’ils ne sont pas tous noirs là-bas !” Et je n’ai rien répondu. Hier, les filles de ma classe ont passé la récré à mettre leurs mains dans mon afro en disant : “C’est doux, c’est comme de la laine de mouton, ou de l’angora !” Il y a un autre métis dans le lycée, il s’appelle Ruben. On nous confond toujours. Il est petit, le nez épaté et les cheveux longs et lisses comme un Indien, c’est le contraire de moi, mais la peau, la peau, c’est tout ce que les autres voient. Ça ne me met pas en colère, et si je n’avais pas eu les parents que j’ai eus j’aurais trouvé ça normal, mais maintenant je remarque tout et chaque fois c’est comme une écharde en dedans, une microcoupure invisible aux yeux du monde. »
Blessures et stigmates de la colonisation, devoir de mémoire et de la transmission, tabou voilant la question de l’enfant préféré, lutte pour l’égalité des genres ou inexorables défis d’une co-parentalité métissée : quand un livre conjugue aussi habilement documentation, émotion et fiction que celui de Beata Umubyeyi Mairesse, le moindre des honneurs que puisse lui rendre son lecteur est de laisser la réflexion opérer.
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