Il aura fallu quatre heures à Mathieu pour se métamorphoser. Une odeur de poudre embaume le petit appartement qu’il partage avec sa colocataire. Le regard plongé dans son miroir, lèvres légèrement plissées, attitude séductrice, le jeune transformiste contemple son travail.
Mathieu, 30 ans, vacataire originaire de Pau, a peu à peu disparu sous les couches de maquillage, pour laisser place à Andrea Liqueer.
Depuis 5 ans, le jeune homme réalise des sondages au téléphone pour Ipsos, en CDD. Un métier passion ? Pas vraiment. Être vacataire c’est un avantage, « une forme de liberté » qu’il n’aurait pas forcément avec un patron. Il y consacre plus ou moins de temps selon ses besoins.
« Ce boulot me permet de concilier ma vie artistique et mon travail alimentaire. Il est facile et ne me préoccupe pas en dehors de mes heures de travail, il m’offre des disponibilités quand je le souhaite. »
Un investissement conséquent
La pratique du Drag représente un investissement financier conséquent.
« J’ai une sœur (drag queen) qui a estimé que sa trousse à make-up valait au moins 1 000 balles. Mais je pense que c’est beaucoup plus. D’autant qu’on n’arrête pas d’en rajouter. »
Comme beaucoup, Andrea recycle certaines de ses tenues :
« Je fabrique quelques trucs, mais je ne suis pas couturier. On essaie de ne pas tout jeter ou de revendre à chaque fois. Puis stocker ça prend de la place. »
Valises et mallettes remplies de maquillage jonchent le sol de l’appartement de Mathieu. Perruques, palettes de fards à paupières de couleurs plus flashy les unes que les autres recouvrent le canapé. Difficile de se déplacer dans ce joyeux désordre.
« C’est clairement du militantisme »
Andrea et son amie La Déchéance sont attendues à la boîte de nuit l’Iboat à 16 heures pour un show. Elle sourit : « C’est trop tôt pour des drag queens. » Au final, les deux transformistes arriveront avec une heure de retard.
Sifflements, klaxons, regards insistants, sourires discrets et gestes de connivence, leur apparition en pleine après-midi dans l’hyper-centre bordelais suscite de nombreuses réactions. A peine descendues du taxi, une voiture de cinq jeunes hommes s’arrête de l’autre côté de la route : « Eh les filles vous êtes trop belles ! » Face à l’indifférence des deux queens, la voiture repart. Andrea ne s’offusque pas : « La moquerie fait partie du jeu. »
« C’est clairement du militantisme de s’engager dans le drag, peut-être pas pour toutes mais dans tous les cas, il y a quelque chose de visuellement impactant pour le public. Aujourd’hui, le drag parle aussi de transidentité, de non-binarité, de queerness. »
La première apparition d’Andrea Liqueer, c’était lors d’une pride (marche des fiertés). Avant tout ça, Mathieu était comédien. Il avait pour ambition d’écrire un projet théâtral sur le genre et a découvert le milieu des transformistes par un ami qui faisait du Drag.
Du cachet
Il est 20h. Perchée sur des talons de 18 centimètres, Andrea entre sur scène. Les projecteurs braqués sur elle et au rythme de I Wanna Dance With Somebody de Whitney Houston, elle se lance dans un playback. Une touche burlesque accompagne son personnage. Where is Mathieu ? Le jeune homme s’est totalement éclipsé derrière Andrea Liqueer.
Avec son association Maison Eclose, elle réalise trois à quatre évènements par mois. Pour une prestation, Andrea est payée entre 100 et 150 euros, un cachet qui lui permet seulement de se défrayer.
« On garde 30% environ pour l’association et le reste je le dépense en costume, en perruque, en accessoire, en maquillage, etc. Il me faudrait au moins 200 balles. Pour l’instant, c’est impossible. »
Maison Eclose
En décembre 2018, 123 drags queens, kings, club kids dénonçaient dans une tribune publiée par Têtu « les salaires misérables, voire nuls ». Vivre du drag en France reste encore très compliqué, contrairement aux Etats-Unis.
« C’est aléatoire parce que tu es payé aux tips, mais elles se démerdent, explique Mathieu. Elles font du merchandising, vendent des produits dérivés, font des services différents. C’est une autre économie. »
Célèbre pour son émission tv américaine (RuPaul’s Drag Race) qui a popularisé cette pratique dans le monde entier, RuPaul apparaît comme un mentor pour de nombreuses drag queens comme Andrea.
En France, certaines queens – Trixie Mattel, Nicky Doll, Violet Chachki… – ont réussi à se frayer un chemin, jusqu’à devenir de véritables icônes de la scène drag parisienne. Maison Eclose est la première maison drag bordelaise. Le but ? Démocratiser ce milieu à l’échelle locale, mais pas forcément vivre de cette activité.
« Est-ce que dans 10 ans, je ferai toujours du drag ? Ça dépendra de mon énergie aussi. Est-ce que dans 10 ans je voudrai encore porter des talons de 15 centimètres ?… Si, je pense que ça ira encore. Dans 20 ans, c’est moins sûr ! »
Emma Camins
Le porte-monnaie de Mathieu
Revenus : environ 1350€ net par mois
Dont 400€ de cachets pour son activité drag queen et 150€ de prime d’activité.
En CDD d’usage, il ne perçoit pas le 13e mois.
Dépenses fixes : 585€
- Logement : 350€
Mathieu est en colocation avec une amie, dans un appartement de 65 m2 situé dans le vieux Bordeaux.
- Charges (eau/ électricité/ gaz) : 100€
- Mutuelle : 50€
- Internet/ TV/ téléphone : 60€
- Frais bancaires/ assurance : 25€
Dépenses variables : 757€
- Alimentation : 300€
- Vêtements : 210€ (quasi exclusivement de costumes)
- Maquillage : 40€
« Ça coûte cher parce que pour être de plus en plus performant, il faut du maquillage de qualité. »
- Loisirs : 200€
- Transports : 17€ (tickets TBM)
« J’habite dans le centre de Bordeaux donc je marche beaucoup. Du coup, je n’ai pas d’abonnement. Il y a plein de trajets que je ne paie pas non plus… »
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