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Le regard noir de Donatien Garnier sur un ancêtre négrier bordelais

« Devenir Noir » ou « Noir Devenir », l’ouvrage signé Donatien Garnier chez Sun/Sun éditions entremêle deux récits et de courts poèmes. Au fil des différentes lectures se dessine la lutte que mène l’auteur pour s’affranchir d’un épisode du passé familial lié à la traite négrière. Premier coup de cœur de notre série d’été 2022 « Pages à plages ».

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Le regard noir de Donatien Garnier sur un ancêtre négrier bordelais

« Mes enfants… j’adresse cette lettre à mes deux enfants… sans être sûr de leur… de vous… l’envoyer un jour. » Ainsi commence « Devenir Noir » de Donatien Garnier. Tandis que les premières lignes de « Noir Devenir », l’autre texte du même auteur présenté tête-bêche dans l’ouvrage conçu par le graphiste Franck Talon, sont celles-ci : « Mes enfants, je vous adresse cette seconde lettre, bien décidé, cette fois, à la poster. »

De quoi définir l’ordre des deux textes, chacun dédié à l’un des deux enfants de l’auteur bordelais ? Ceci n’a pas d’importance. L’un comme l’autre peuvent être lus indépendamment, pour glisser progressivement dans les affres d’un secret familial qu’un père entend révéler à ses enfants et soulever « un coin du voile de déni dans lequel [sa] famille s’est drapée depuis des générations ».

Tatouage

Pour révéler cette face qui s’annonce sombre, Donatien Garnier délaisse l’effet d’annonce, le gros titre, l’alerte sensationnelle. L’auteur opte pour des récits enchevêtrés où il faut retourner le livre dans plusieurs sens et dans tous les sens du terme. Le confort de lecture peut y paraître sacrifié, mais l’on s’y fait. « La lecture, une félicité qui se mérite » disait l’auteur haïtien Emile Ollivier et cette publication fait sien ce mérite.

Deux récits rapportent les destins de personnages, décrits avec une mathématique littéraire où la phrase claire et courte se fait unité. Alban, Paul, Claire, et Mwiti se présentent aux lecteurs sans les chichis d’une romance ou d’une narration ordonnée. On découvrira des sens et des détails majeurs de la vie de chacun au détour d’un point ou d’une virgule ou des deux.

Deux récits donc ? Pas tout à fait. On peut aussi, et surtout, ajouter celui, visuel, offert par une lecture horizontale sur des pages devenues calques par un effet d’impression à l’endroit au recto, et à l’envers au verso. On y découvre 33 vers avec l’emplacement de leurs tatouages sur la peau d’un schéma anatomique. Mis bout à bout, ils pourraient couvrir le corps de textes jusqu’à « devenir noir ». C’est le procédé fondateur de l’ouvrage, le début de l’histoire.

Noir de monde

Qui est Alban ? Alban Zwarte ? Est-ce l’avatar de l’auteur ce photographe de guerre blessé par une explosion en suivant une mission au Kosovo ? « Brûlé au ventre, j’ai reçu une greffe de peau qui m’a fait perdre mon nombril » peut-on lire dans une des lettres qu’adresse Donatien Garnier à ses enfants. Le morceau d’épiderme du donateur est « tatoué d’une sorte de haïku ».

Le récit qui suit dépeint alors un photographe accablé par « un acharnement sur les plus démunis », éprouvé et « noir de monde », à qui l’auteur s’adresse à la deuxième personne du singulier.

« Tu es là, tétanisé, sur le pont de ce ferry affreté par une ONG. Tu viens pourtant te placer au moment et à l’endroit où il faudrait être. Tu ne dis rien. On ne te demande rien. Tu vois l’embarcation de fortune se rapprocher, à fleur d’eau. Les hommes, les femmes, les enfants. Les presque morts. Les déjà morts. Tous portant dans leurs yeux le même voile d’épouvante. Prunelles pétrifiées dans l’indicible. Terreur plus ancienne que le jour de leur naissance. L’image s’imprime sans que tu saches lui faire écran. Tu te demandes encore, et encore, ce qui t’a empêché de produire ce témoignage. Cette preuve, qu’on attendait de toi. »

Tête-bêche

L’autre récit est celui de la lignée des Zwarte. Paul, capitaine ambitieux du Froufrou qui « pour sa première traite, veut un succès éclatant », est marié à Claire, femme aimante et en peine de lui assurer une descendance. Dans les cales de son navire parti de « B. », le jeune négrier découvre Mwiti, une femme « noire au-delà de tout noir », « joyau d’onyx » que l’auteur tutoie affectueusement et qu’on devine au centre de l’attention. De tous.

« Chez le gros prêtre comme chez les officiers blancs tu percevais un mélange de mépris et de désir dont le résultat était une forme de haine coupable, paradoxalement protectrice. Tu sentais la tension croissante. L’accumulation du venin qui pousse à la morsure. Malgré soi. Trois jours après ton arrivée au château arrière, tu vis qu’on jetait cinq corps par-dessus bord. Tous marqués d’entailles profondes. L’attaque n’est pas venue d’où tu l’attendais. Dissimulé dans sa froideur, c’est le jeune chef qui t’a saisie et violée. Toutes les nuits, jusqu’à l’arrivée ici. Et le voilà qui se présente dans la foule pour assister à ta vente. »

En pénible douceur, au rythme de subtils rebondissements, les différents récits s’imbriquent pour former une œuvre complexe à l’exaucement autobiographique. Le secret familial se découvre sans dire son nom et au capitalisme de l’esclavage s’oppose le poids de l’héritage. Deux époques, tête-bêche.

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