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Sophie Poirier « tombée en amour » de l’immeuble Le Signal à Soulac

Vidé de ses occupants et condamné à être détruit, Le Signal a été exploré à plusieurs reprises par Sophie Poirier. L’immeuble a inspiré l’auteure bordelaise qui rapporte dans un ouvrage, « Le Signal », des récits réels ou imaginaires d’habitants ainsi que le témoignage documenté d’un projet immobilier démesuré des Trente Glorieuses. Troisième sélection de notre série d’été 2022 « Pages à plages ».

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Sophie Poirier « tombée en amour » de l’immeuble Le Signal à Soulac

Quatre étages, 76 appartements, en première ligne, à 200 mètres de l’océan et face à « une immense plage de sable fin » avec « accès direct ». Fin des années 1960, Le Signal affichait ses atouts à Soulac-sur-Mer et ne manquait pas de séduire 75 propriétaires, moyennement aisés, voire modestes, « persuadés que regarder la mer tous les jours, ça pourrait suffire pour être heureux ».

D’une année à l’autre, les flots avançaient et se rapprochaient de ses fenêtres à la vue imprenable. 4,5 mètres par an selon les spécialistes. L’immeuble est finalement menacé, perché sur une dune sableuse qui risque de s’effondrer.

En 2014, un arrêté de péril a contraint les résidents à quitter et vider définitivement les lieux. Ont suivi six années de bataille juridique menée par les propriétaires pour obtenir des indemnités. Un accord a été trouvé. Le Signal attend maintenant sa destruction prévue en 2022.

Compléter l’histoire

Dans les médias, dans les dossiers et articles érosion côtière et réchauffement climatique, Le Signal devient une icône, une illustration générique universelle. On retient sa silhouette désespérée, sa masse rectangulaire en béton décontenacée, une ligne fragile sur le trait de côte qui épouse maladroitement la dune. De face, de biais, vue aérienne, en contre-plongée. Des gros plans sur les graffitis des murs, des vitres cassées, des portes éventrées, des rubalises qui claquent au vent, des interdits de rentrer.

L’actualité est factuelle. Elle relate les nombreux épisodes et rebondissements au titre d’un fait divers, bien triste comme tant d’autres. Elle écrase au passage l’âme de l’immeuble, son vécu, le brouhaha de ses occupants en pleine saison, « le manège incessant, de la plage aux appartements, d’oublier une sandalette, ou la serviette à fleurs qu’on retrouvait le lendemain, ramenée par quelqu’un dans le hall ou au pied de l’escalier ».

Pour remplir ces interstices que laisse sans pitié l’information continue, pour rétablir une certaine vérité, inutile pour certains et indispensable pour d’autres, un peu comme si on met un visage sur un nom tant entendu, une auteure s’y attèle. « Ce n’était ni chez moi, ni logique de s’éprendre d’un bâtiment dont le destin est de disparaître bientôt », écrit-elle.

Et pourtant il fallait compléter l’histoire, cette histoire. Et qui mieux que Sophie Poirier pour le faire ? Qui mieux pour raconter Le Signal autrement, dans un livre au titre sobre : « Le Signal », paru aux éditions Inculte.

Tombée en amour

« Tombée en amour » de cette imposante bâtisse, Sophie Poirier l’a été dès le premier jour, avec un plâtre et des béquilles. Elle y pénètre une première fois en novembre 2014, suivant un ami artiste vidéaste, Olivier.

« Au deuxième étage, une porte est entrouverte. L’appartement est vide. Au fond, devant la fenêtre, deux chaises sont installées. Comme si on nous attendait.
On s’est assis. Chacun à notre place. Silencieux. Le regard plongé dans l’océan. Ce n’était pas un immeuble, mais un bateau. J’étais captivée. Un choc esthétique. Poétique. »

Preuve à l’appui, une photo illustre ce moment à la fin de l’ouvrage, dans une série signée par Olivier Crouzel. Le moment où les deux intrus sont happés par l’invitation, au point d’emporter – de « voler » – une chaise. Ils rencontrent le propriétaire de l’appartement plus tard qui s’est réjouit de croiser ces voleurs « poètes un peu fétichistes ». Sophie Poirier et son complice croisent d’autres propriétaires, notamment une dame « choquée » de voir des images de l’intérieur du Signal sur le site du vidéaste. Mais la sincérité de la démarche efface le malentendu, de nouveaux échanges se tissent :

« Elle m’avait envoyé des photos de son chat, installé sur un tabouret, devant la fenêtre face à la mer. Il restait là des heures, me racontait-elle, hypnotisé par les vagues, immobile et paresseux, et bienheureux, comme le sont les chats au soleil. Et elle riait car il sursautait, écrivait-elle, au passage des mouettes. »

« Poésie folle »

Ainsi, jusqu’en 2019, Sophie Poirier visite l’immeuble. Elle récolte chaque souvenir, chaque indice de vie, chaque rencontre et les rapporte en mots, écrits, parfois les siens, parfois ceux des expulsés. Le lecteur papillonne, sidéré, sur des bribes de bonheur vécus sur cette pointe du Médoc et sur les détails richement documentés d’un programme balnéaire qui promettait neuf bâtiments.

L’auteure vit et fréquente Le Signal avec l’obsession d’un amour passionnel. Il occupe ses pensées et la hante jusqu’à ce voyage, en Grèce, où un autre immeuble laissé à l’abandon lui rappelle celui qui « s’est cristallisé » en elle. « L’hôtel White Beach se superposait au Signal. »

Durant cinq ans, elle retrouve Le Signal régulièrement, de jour comme de nuit, et le voit se transformer par l’intervention des techniciens du désamiantage. Sophie Poirier s’étonne alors de le voir, réduit à un squelette, « capable encore, après toutes les souffrances, d’offrir cette poésie folle, d’inventer ce paysage nouveau, de la mer en transparence, presque en symbiose ».

Rares sont les livres où le héros est un immeuble. Rares aussi sont ceux qui dénichent tant de subtilités dans un sujet que l’actualité a mouliné sans scrupules, lapidaire et impitoyable. On sait que l’histoire finit mal, et on ne se presse pas de tourner les pages. On les relit. On lève parfois la tête pour imaginer la scène, ces rideaux qui s’échappent des fenêtres entrouvertes pour lécher la façade, ces couchers de soleil du bout du monde, les bruits des vagues se fracasser sur la côte. Entendre l’océan gronder, sûr d’avoir le dernier mot, et effacer tant de souvenirs. Ceux-là mêmes que l’auteure tient à sauver dans ce livre d’une extrême sensibilité.

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