Le 21 décembre 1965, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Le 60e anniversaire de cette Convention est l’occasion de faire le point sur les avancés juridiques dans la lutte contre la discrimination raciale, tout en mettant en lumière les défis actuels.
« Face aux violences systémiques, à la banalisation des propos racistes, quels leviers avons-nous pour réagir ? » Telle sera la question qui va animer la table ronde organisée par l’Université Bordeaux Montaigne avec Dominique Sopo, président national de SOS Racisme, Maître Anne Cadiot-Feidt, ex Bâtonnière, et Maître Victoria Nauche, avocates au Barreau de Bordeaux. Ces deux dernières nous ont accordé un entretien.
« Les victimes de racisme ou de discrimination s’interrogent sur la réalité de ce qu’elles ont subi »
Rue89 Bordeaux : Quel constat local pouvez-vous dresser sur les délits de racisme et de discriminations aujourd’hui ?
Maître Anne Cadiot-Feidt : Nous n’avons pas de chiffres précis sur le sujet. Selon l’activité de notre cabinet et nos échanges avec nos confrères, nous ne sommes pas submergés, localement, par des affaires marquées par une connotation raciste explicite.
Cela ne signifie pas pour autant que, dans les contentieux que nous traitons, nos clients ne nous font pas part de leur ressenti lorsqu’ils appartiennent à une minorité visible ou identifiable.
Au niveau national, les chiffres font état d’une augmentation notoire : +11% en 2024. Est-ce qu’il faut comprendre que les victimes n’osent pas franchir le pas et engager des procédures juridiques ?
Maître Anne Cadiot-Feidt : Beaucoup de cas relèvent de la violence psychologique. Les actes racistes peuvent bien sûr revêtir des qualifications pénales, mais la discrimination n’est pas toujours l’élément principal d’un dossier. Elle peut être insidieuse, présente sans être le motif initial de la plainte.
Nous observons que les victimes, dans certains dossiers que nous traitons, s’interrogent sur la réalité de ce qu’elles ont subi. Nos échanges révèlent souvent un profond sentiment de mépris vécu, probablement relatif à une discrimination.
En 2023, Johanna Dagorn et Arnaud Alessandrin, chercheurs à l’université de Bordeaux, ont pointé dans une étude – Discriminations dans la ville : sexismes, racismes et LGBTphobies dans l’espace public – un éloignement des personnes victimes de discrimination des institutions censées les prendre en compte. Est-ce qu’il ne s’agit pas d’un manque de confiance ?
Maître Anne Cadiot-Feidt : D’une certaine manière, oui. Beaucoup ont peur d’être encore plus exposées, d’en « prendre une couche supplémentaire », pour le dire simplement. Cela peut aussi s’expliquer par une forme de déni : certains préfèrent tenter de régler ces situations autrement. Dans un contexte où l’expression du racisme se banalise, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans la sphère privée, un dîner entre amis ou à la terrasse d’un café…, beaucoup ne choisissent pas forcément des voies juridiques.
Certaines victimes redoutent que dénoncer ne fasse qu’aggraver leur situation. La justice, bien qu’indispensable, ne peut pas tout. Son rôle est de traiter les dossiers soumis, mais elle ne constitue pas une solution magique contre la bêtise humaine.
Un autre problème majeur est la prolifération des propos haineux sur les réseaux sociaux. La violence verbale, amplifiée par la viralité des contenus, marque les esprits et génère une angoisse collective qui paralyse ou banalise ces faits.
Or, la justice peut et doit traiter les plaintes pour propos racistes, antisémites ou xénophobes, que ce soit dans le cadre de la loi de 1881 sur la diffamation ou du Code pénal. Cependant, le numérique complique l’identification des auteurs, notamment en raison de l’anonymat et de la localisation hors de France de certains responsables.
« Le racisme se manifeste souvent de manière insidieuse »
Est-ce que les réseaux sociaux ont ouvert une brèche face à laquelle la justice n’est pas assez outillée ?
Maître Victoria Nauche : Des choses ont été faites, notamment la création de la fameuse plateforme Pharos, où il y a énormément de signalements – plus de 200 000 par an. Ils ne pas forcément toujours suivis, dans la mesure où c’est très compliqué de pouvoir obtenir les renseignements sur les comptes qui profèrent des insultes, ou en tous cas ont des propos qui tombent sous le coup de la loi.
Je ne peux pas dire que la justice n’est pas outillée, mais elle a toujours une marge de progression, quoi qu’il en soit. Aujourd’hui, je pense qu’elle fait aussi ce qu’elle peut.
C’est pourtant le terrain des harcèlements. Quelles sont les difficultés ? L’anonymat ?
Maître Victoria Nauche : Le harcèlement en ligne, notamment lorsqu’il revêt une dimension raciste, homophobe ou antisémite, est difficile à prouver et à poursuivre en justice. L’affaire Mila [jeune femme harcelée en ligne parce qu’elle a refusé les avances d’un homme de confession musulmane, NDLR] illustre bien cette difficulté : la masse d’auteurs rend quasi impossible une identification systématique.
Le droit français réprime de toute manière le harcèlement quelle que soit ses formes. Mais on n’a pas toujours la preuve du harcèlement. Cette difficulté n’est pas exclusivement liée au fait que ce soit numérique. Le racisme se manifeste souvent de manière insidieuse.
Le travail de la justice, c’est aussi cela : identifier les auteurs, les traduire devant un tribunal pour qu’ils soient condamnés ou non. Ce n’est pas la partie la plus simple, loin de là. Le numérique, avec l’Intelligence artificielle, est le défi le plus important à relever à notre époque.
Pensez-vous que l’actualité renforce les actes de racisme ou de discrimination, qu’il s’agisse d’un fait divers (viol ou crime odieux), élections, ou événements internationaux ?
Maître Victoria Nauche : Je ne sais pas si ce sont les actes de racisme qui augmentent en fonction de l’actualité ou si c’est simplement la couverture médiatique de l’actualité qui évolue. J’ai l’impression qu’on en parle davantage lorsque des sujets politiques sont sur la table. Évidemment, la situation internationale au Moyen-Orient a une influence : les actes d’antisémitisme ont augmenté. En revanche, le nombre de plaintes ayant abouti n’est pas encore connu.
Dans le cas de crimes odieux [Lola, Thomas Perotto, NDLR], la peur s’installe dans certaines communautés, et l’on peut se dire que, face à l’horreur de tels actes, une insulte reçue au supermarché ou sur les réseaux sociaux en raison d’un prénom à consonance maghrébine est finalement insignifiante. Pourtant, il ne faut pas hiérarchiser ces violences, et surtout, ne pas avoir peur de parler, d’en informer une autorité, un interlocuteur de confiance. Aujourd’hui, de nombreux dispositifs existent pour accompagner les victimes, qu’ils soient institutionnels, portés par des avocats ou par des associations.
« L’un des enjeux majeurs est d’inciter les victimes à ne pas avoir peur de parler »
Comment lutter alors contre le racisme en 2025 ?
Maître Victoria Nauche : Les deux réponses étaient le militantisme et le droit. Je vais me garder de parler de militantisme. Mais le droit peut avoir deux fonctions essentielles.
D’abord, il permet d’objectiver les situations. Prenons l’exemple du droit des étrangers : on entend énormément de discours divergents sur les migrants, parfois manipulés pour servir certains intérêts. Le droit, lui, apporte une réponse claire et technique, notamment sur des sujets comme le droit du sol ou la situation des étrangers sous obligation de quitter le territoire français (QTF). Il ramène de la rigueur juridique dans ces débats.
Ensuite, le droit est là pour protéger. Aujourd’hui, des textes supranationaux et nationaux, comme la Convention européenne des droits de l’homme, notre Constitution ou encore le Code pénal, garantissent l’égalité et prohibent toute forme de discrimination. Ils interdisent les actes malveillants et violents envers une personne en raison de son appartenance supposée ou réelle à une ethnie, de sa religion, de son genre ou de son orientation sexuelle. Le droit doit donc être un outil de défense et de confiance pour les personnes concernées.
L’un des enjeux majeurs est d’inciter les victimes à ne pas avoir peur de parler : oser saisir un avocat, alerter leur hiérarchie en cas de problème, en parler à un professeur, ou simplement exprimer ce qu’elles subissent. Il est essentiel qu’elles sachent qu’il existe des interlocuteurs pour les écouter et les accompagner. En tant qu’avocats, nous sommes un maillon de cette chaîne de soutien.
Pour y parvenir, quel est le rôle des associations ?
Maître Victoria Nauche : Dans tous les domaines de notre métier, et encore plus sur ces problématiques-là, le milieu associatif joue un rôle essentiel dans le soutien aux personnes en difficulté.
Il existe donc une véritable complémentarité. Nous n’avons pas le même rôle : en tant que juristes, notre mission est de représenter les intérêts de ces personnes en justice et de les orienter juridiquement, notamment pour déterminer si une situation est qualifiable ou non. De leur côté, les associations apportent un soutien et une écoute d’une autre nature. Il est donc évident que nos actions se complètent parfaitement.
Quelles sont les associations avec lesquelles vous collaborez à Bordeaux ?
Maître Anne Cadiot-Feidt : Nous travaillons énormément avec le CIDFF [Centre Information sur les Droits des Femmes et des Familles] et Vict’Aid [service d’aide aux victimes d’infractions pénales], qui jouent un rôle crucial en assistant les victimes. Être à la barre tout en soutenant pleinement un client ou une cliente peut être difficile, et leur aide est précieuse.
En tant qu’avocate, il m’arrive souvent de conseiller à mes clients de se tourner vers des associations. Ces structures assurent un lien essentiel entre le droit – avocats, magistrats – et d’autres besoins, notamment thérapeutiques. Il n’est pas toujours facile d’aller consulter un psychologue, par exemple. Heureusement, un accompagnement social s’est mis en place et s’est ancré dans les habitudes, ce qui mérite d’être salué.
À Bordeaux et en Gironde, nous collaborons étroitement avec les institutions locales : mairies, département, et autres collectivités, en fonction de leurs compétences respectives. Cette coopération repose sur une reconnaissance mutuelle des rôles et des expertises de chacun.
D’une certaine manière, c’est une forme de RSE [Responsabilité sociétale des entreprises]. L’État s’est recentré sur ses fonctions régaliennes et a délégué certaines missions aux associations. Mais cela s’inscrit aussi dans une dynamique de participation citoyenne.
Un mot pour conclure ?
Maître Anne Cadiot-Feidt : Lutter contre le racisme, c’est un combat de chaque instant : ne jamais rien lâcher, ne jamais banaliser, s’engager et monter au créneau. C’est essentiel, car le racisme est insupportable.
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