« Alors les filles, ça bricole ? » Amélie en avait assez d’entendre des petites remarques, jamais méchantes mais récurrentes, lors des ateliers vélos proposés par Recup’R. En service civique dans la recyclerie depuis un an, elle a eu l’idée d’ajouter un créneau horaire, réservé aux femmes, chaque 3e lundi du mois, de 17h à 21h. Elle l’a appelé le Biclouve.
« Les femmes étaient en minorité dans les ateliers mixtes et souvent elles n’osaient pas redemander une explication et finissaient par se sentir incapables de réparer leur vélo toute seule » raconte Amélie, au rez-de chaussée du local de la rue des Terres de Bordes.
La soirée Biclouve était aussi l’occasion de se réapproprier l’espace dans la recyclerie, jusqu’ici trop sexiste à son goût.
« L’atelier couture était à l’étage, l’atelier vélo au rez-de chaussée, on cantonnait les femmes aux chiffons, les hommes au bricolage, il fallait y remédier ! »
Ce soir-là, dans le garage-atelier, une dizaine de femmes de tous âges et de tous horizons s’affairent sur leur vélo. Isa est là pour donner des conseils et « leur enlever de la tête qu’elles ne peuvent pas toucher une clé de 12 ».
Allumer sous la marmite
A trois reprises, ce lundi soir au biclouve, des hommes sont passés pour bricoler leur vélo eux aussi. Avant de repartir bredouille, mais sans broncher, une fois mis au courant. « C’est pas le cas de tous », soupire Amélie. Sur les doigts de sa main, elle énumère ceux qui mettent le pied dans la porte pour essayer de rentrer quand même ou qui crient à l’exclusion, d’autres qui suggèrent de créer des cours pour débutants – « après tout c’est pareil », cite t-elle –, ou encore celui qui lui avait conseillé d’allumer sous la marmite d’eau tandis qu’elle s’en servait pour trouver le trou de sa chambre à air… « On ne cherche pas à s’isoler pour autant » martèle Isa qui voit la non-mixité comme un outil pour reprendre confiance, et non une fin en soi.
Un peu plus loin, sur l’établi, Edith montre à Marine, comment dévoiler sa roue. Passé son scepticisme sur l’intérêt de la non-mixité, elle a rejoint l’atelier avec l’envie de transmettre la vélonomie, une version cycliste de l’autonomie. Pour elle la non-mixité n’est qu’un tremplin vers une cohabitation femmes-hommes à construire. Son sport idéal ? « L’ultimate car c’est l’un des rares où les équipes sont mixtes ».
Décoloniser les manières de penser
Le Labo Décolonial s’inscrit dans une démarche similaire. Dès sa création, dans le giron de l’Université Populaire de Bordeaux, il ne comptait que des femmes.
« Sans doute parce qu’une femme issue de l’immigration, de confession musulmane subit plusieurs discriminations simultanées, ça a fait levier », avance Paolina Caro, sa fondatrice
Cette psychologue sociale ne se retrouvait pas dans l’Université Populaire de Bordeaux, « majoritairement blanche et composée de personnes de la classe moyenne ».
Elle a alors imaginé une commission plus représentative, autour d’une perspective décoloniale, avec pour objectif de « décoloniser tout ce qui a été colonisé : les savoirs, le langage, les manières d’agir et de s’organiser, les esprits, le temps, les corps » peut-on lire sur la page d’accueil du site internet du Labo décolonial. La non-mixité de fait est alors choisie pour les réunions de travail, les temps de réflexion.
« Les rôles sociaux ont été tellement intégrés que les comportements sont biaisés en contexte mixte, pointe Paolina Caro. Même dans les cercles soi-disant progressistes la distribution des tâches est très normée : les prises de parole, les fonctions de représentations sont détenues par des hommes, les femmes s’activent dans l’ombre. »
Au Labo décolonial, chacune à leur tour, les femmes prennent en charge les tâches valorisées puis les moins valorisées, « ça tourne beaucoup plus ». Les soirées d’échanges et les évènements culturels, eux, restent ouverts à tous, l’occasion d’accueillir ceux qu’elles nomment « les alliés » : des hommes qui participent sans être aux commandes.
Redéfinir la non-mixité
A la Maison des femmes de Bordeaux, la vision de la mixité est moins binaire :
« Nous accueillons toutes celles qui considèrent appartenir au groupe social femmes », explique Audrey Laroche, sa coordinatrice.
Bien souvent, la mixité oppose les hommes cisgenres aux femmes cisgenres, ceux dont l’identité de genre correspond au sexe qu’ils avaient à la naissance. Une construction sociale pointée du doigt par le Baragouinage, le premier lieu féministe non-mixte né en 2013 au 68 rue de la Benauge.
« C’est pour créer un espace qui tend à s’émanciper de ce système et de ces normes que nous avons choisi une non-mixité entre gouines, toutes les personnes trans, intersexes, bisexuelLEs, femmes, pansexuelLEs. Mecs cis-genres non inclus. » Cette non-mixité se veut être l’occasion d’une « pause hors d’une mixité inégalitaire (…), le lieu d’une réflexion individuelle et collective, pour prendre conscience ensemble des pratiques d’oppression, les formuler et les déconstruire », peut-on lire sur la charte du Baragouinage (jointes par Rue89 Bordeaux, ses membres n’ont pas souhaité s’exprimer).
A Bordeaux, la Maison des femmes fait figure d’exception en France : la plupart des autres antennes sont non-mixtes. Au 27, cours Alsace-Lorraine, les soirées culturelles sont ouvertes à tous, « comme doit l’être la culture » souligne Audrey Laroche : « Retisser du lien social ne se construit pas sur les bases d’une non-mixité rigoriste, au contraire ».
En revanche, l’accueil est non mixte, pour briser l’isolement, « plus facile à ce moment là d’être entre femmes et personnes trans, surtout lorsqu’elles ont subi des violences » explique Audrey Laroche. Idem pour les ateliers créatifs, où l’on y valorise le travail des femmes, un temps qui permet aussi de libérer la parole.
Anti-relous
Le Collectif Bordelais pour les Droits des Femmes n’est pas réservé aux femmes et aux personnes trans, mais il voit parfois des limites à la mixité. Depuis un an, le collectif travaille sur la question du harcèlement dans l’espace public en initiant, par exemple, des rassemblements anti-relou comme celui du 5 mars devant le grand théâtre à Bordeaux, ou ce questionnaire rempli par 413 femmes, en l’espace d’1h30, dans les trams et le train Arcachon-Bordeaux, le 25 novembre dernier.
« On sent que les femmes ont besoin de s’exprimer sur le sujet et c’est pour ça que nous avons choisi le QCM, ça leur montre tout les degrés de violence, du plus banal au pire, pour qu’elles réalisent qu’il faut dire stop dès le début car ensuite, c’est un continuum », estime Monique Nicolas, la représentante su Planning Familial au sein du collectif.
« Au cours de vos trajets ou aux arrêts bus/ station tram , avez-vous été confrontée à des regards insistants ? des sifflements ou bruitages divers ? une présence envahissante ? des commentaires non souhaités sur votre apparence, vos attitudes ? masturbation, exhibitionnisme ? » Le contenu du QCM n’a pas plu à tous les membres du collectif.
« L’an dernier, un homme a choisi de rejoindre le collectif. Cela faisait 3 séances qu’il était très impliqué et soudain il y a eu un point de rupture : il n’a pas accepté d’entendre qu’un regard insistant était perçu comme le début du harcèlement. Soudain, à ses yeux, on redevenait des furies féministes. Alors il est parti. »
Si Monique Nicolas est enthousiaste à l’idée d’organiser la zone anti-relou avec les Jeunes écologistes, hommes et femmes, elle revendique un besoin d’être parfois entre femmes :
« Ça nous freine d’en être encore à devoir convaincre des hommes qu’on subit un rapport de domination par des mots ou des gestes qui leur semblent anodins. »
Femmes dans la ville
S’exclure pour mieux revendiquer sa place dans un monde d’hommes, c’est le projet du CLEF. Le Collectif de Lutte des Étudiantes Féministes. Pour la manif du jeudi 17 mars, contre la loi travail, elles ont imaginé un mini-cortège, non-mixte, pour s’épargner « des slogans sexistes (…) car on a tou-te-s le droit d’être à l’aise dans le cadre de cette mobilisation et s’approprier l’espace prévu à cet effet !!! »
Aux yeux du géographe Yves Raibaud, il devrait y avoir plus d’initiatives de ce genre.
« Ce n’est qu’un juste retour des choses, la plupart des installations ou lieux de rencontres dits publiques sont en réalité surtout masculins. Stade, salles de sport, de répétition, de concert, skatepark, club politiques, il suffit d’y croiser une femme pour considérer qu’elles ont investi l’espace, elles aussi. »
La hiérarchie masculin/féminin est bien réelle au sein de la communauté LGBT. C’est ce qui ressort des études menées par Yves Raibaud. Dans l’ouvrage collectif, « Géographie des homophobies », auquel il a participé, on apprend que le terme de quartier homosexuel définit davantage des espaces gays et non lesbiens.
« Mes collègues ont observé qu’au quotidien, ce sont les commerces lesbiens qui ont le plus de mal à se maintenir dans le centre ville, les bars réservés aux femmes sont cantonnés en périphérie, quand les bars gays ont plus de succès et ont pignon sur rues au centre », explique le géographe, qui vient d’être nommé au Haut Conseil à l’égalité.
Il va même plus loin : « Toutes les discriminations des lesbiennes, des gays, des bi sont cumulées par les trans », en évoquant la réalité des femmes trans qui découvrent l’insécurité de la ville la nuit et, à l’inverse, le plaisir des hommes trans, de ne plus avoir peur le soir quand ils sortent. « Ils ont reconquis la ville en devenant garçons, mais à condition d’être parfaitement conforme au sexe qu’ils ont choisi sous peine d’être moqués voire agressés. »
Prendre conscience des inégalités
La non-mixité, lorsqu’elle est féminine, trouble davantage, explique le chercheur à l’Université de Bordeaux.
« Ça inquiète encore plus lorsque ce sont des lieux de pratique féministe. Par exemple, le service des sports de la ville de Bordeaux a eu du mal à se positionner face à l’équipe de roller-derby. Elle peinait à utiliser le terrain de hockey tandis que tous les autres terrains étaient utilisés par des garçons. Leur demande a été perçue comme agressive. »
Depuis ses débuts de militante, dans les années 80, Monique Nicolas n’a pas vu beaucoup d’évolution sur la vision des hommes de la non-mixité, « persuadés qu’on ne va parler que d’eux » sourit-elle. Les espaces d’entre-soi féminins sont pourtant à la genèse du mouvement des femmes :
« Les groupes de conscience, non mixtes, étaient l’occasion de comparer le mode de vie de chacune. C’est en partageant des situations vu comme banales que les femmes ont pu prendre conscience des inégalités face aux hommes. Puis, ce qui était de l’ordre du ressenti est devenu revendication. »
Pour parler de non-mixité, « Ovaires et Contre tout », un collectif anarchiste et féministe bordelais, organise parfois des soirées… mixtes. Se renseigner à l’Athénée Libertaire.
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