Les oppositions sont franches et les remous nombreux autour de la gestion des foyers d’enfants par l’association Emmaüs.
« En 7 ans d’existence de notre collectif, nous n’avons jamais eu à nous occuper ainsi d’un foyer », s’inquiète Martine Descoubes, membre de la Cimade et donc du collectif Mineurs isolés étrangers (MIE).
Les syndicats CGT et Sud actionnent également la sonnette d’alarme à propos des foyers de L’Hermitage à Martillac, Gardera de Langoiran, et Hôme de Mazères :
« L’Abbé Pierre doit se retourner dans sa tombe » s’indigne François Dabadie, éducateur chez Sud Santé Sociaux.
Rien que ça. Les accusations sont graves. Les arguments développés sont nombreux. Dans une lettre ouverte adressée à Jean-Luc Gleyze, président du Conseil départemental en charge de l’enfance, ainsi qu’au préfet et à l’inspection du travail, les syndicats condamnent d’une même voix « une gestion inquiétante et un management destructeur ».
Leurs attaques visent un fonctionnement en suractivité, des sureffectifs de jeunes, des moyens d’encadrements insuffisants, des hébergements inadaptés, une dégradation de l’organisation du travail éducatif, mais aussi une absence de représentant du personnel au sein de l’association depuis juin 2017.
Pour eux, aucun doute, ces conditions « affectent tout à la fois les conditions de travail des salariés d’Emmaüs et la mission de protection des mineurs accueillis ». Les licenciements et démissions se sont d’ailleurs multipliés avec l’arrivée d’Emmaüs, au commande après le changement de gérance en début de l’année. En effet, un audit négatif émanant du département a convaincu ce dernier d’en finir avec la précédente association gestionnaire des foyers du Gardera et de Home.
Climat de violence
L’Hermitage à Martillac est en revanche partie intégrante depuis 2005 de la branche action sociale et logement d’Emmaüs (qui s’occupe aussi des lieux d’accueil à Parempuyre et Mérignac). Une dizaine de places sont réservées aux mineurs avec des troubles du comportement. Depuis le début de l’année et la fin de l’hiver, entre trente et quarante enfants étrangers y ont été installés – après la fermeture du gymnase bordelais dans lequel ils dormaient.
Les associations disent recevoir des témoignages lors de permanences juridiques et de rencontres – notamment via le squat de La Ruche. Des photos et des coups de téléphones de ces enfants étrangers arrivent sur les portables.
« Il y a des lits collés au sol avec jusqu’à sept personnes dans la même chambre de 9 m². Des tétrodons ont été installés dehors mais les jeunes les désertent car ils sont peu, voire pas chauffés. Ils seraient quarante répartis en trois chambres », accuse Harmonie Lecref, juriste à l’association de soutien aux travailleurs immigrés (Asti).
Celle-ci, Médecins du Monde, la Ligue des droits de l’Homme, la Cimade, et le Réseau éducation sans frontière, ont fait front ce jeudi lors d’une conférence de presse pour lister les maux de ce foyer. Harmonie Lecerf poursuit :
« Il n’y a pas d’accompagnement scolaire, pas de salle où ils peuvent travailler. Il règne un climat de violence, de menaces avec des fins de prises en charge. La direction affirme – même auprès de certains salariés – que tel ou tel jeune est en fait majeur, quitte à contredire la décision des juges pour enfant. »
Dysfonctionnements
Les jeunes éprouveraient de grandes difficultés à ouvrir des comptes en banque pour encaisser le salaire que certains touchent en apprentissage. « Les employeurs s’en émeuvent », précise Françoise Astruc de l’Asti.
Le courrier ne serait pas toujours distribué, voire ouvert. Aude Saldana-Cazenave, de Médecins du Monde, alerte sur les difficultés d’accès à la santé physique et psychique après avoir constaté que des cartes vitales restaient dans le tiroir de la direction. Enfin, le collectif s’inquiète, autant que les syndicats, des départs à répétition : « Une dizaine de démissions aurait lieu en 8-10 mois » selon Françoise Astruc.
L’attitude de la directrice du foyer, de la directrice du Pôle Enfance Emmaüs et du président de l’association est aussi dans la ligne de mire des associatifs. Ils parlent de conflits ayant pu déboucher sur la chute d’un jeune par-dessus une balustrade, une tentation chez un autre pour le suicide, des gaz lacrymogènes lancés au visage d’un troisième.
Deux contrôles de l’inspection de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ont eu lieu. Le premier a listé les dysfonctionnements à remédier à court, moyen et long terme. Les mots et récits sont durs. Harmonie Le Cerf insiste :
« Il faut prendre conscience du danger de ce foyer » puis invoque aussi un possible manque de moyens comme élément déclencheur de cet « effet boule-de-neige ».
Départs à répétition
La discussion entre les deux parties est au point mort. »Je m’inscris en faux » tonne Pascal Lafargue, président d’Emmaüs Gironde, face à ces accusations.
Les sur-effectifs ? « Il y a eu des habitats précaires mais tout est en place pour que ce soit résorbé. »
Manque de nourriture ? « Il y a eu un bras de fer car il n’est pour nous pas question de servir de la nourriture hallal » – une partie des jeunes sont musulmans.
Des cartes vitales gardées dans les tiroirs de la direction ? « N’importe quoi ! »
Pas de compte bancaire ? « Il faut des papiers qu’ils n’ont pas. »
Pas d’éducateurs ? « Tout est réglementé. Mais bien sûr les veilleurs de nuit, les chauffeurs, etc. n’ont pas de formation d’éducateurs. »
Des sous-effectifs ? « C’est scandaleux. On est passé de 34 à 50 salariés et la capacité d’accueil a été multipliée par trois. »
Une directrice incompétente ? « Elle est meurtrie qu’on puisse dire qu’elle n’est pas qualifiée. »
Manque de financement ? « On a les moyens pour assurer le fonctionnement au quotidien. »
Dialogue social compliqué
La transition de gestion du foyer aurait elle échoué à cause du départ des anciens salariés ?
« Je suis ravi qu’ils soient partis, répond Pascal Lafargue. On ne pouvait pas continuer à fonctionner comme avant. Le président du département avait dressé une série d’injonctions qui n’avait pas été respectées. Les anciens salariés ont regretté leurs anciennes conditions de travail : ils ne travaillaient pas les week-ends ni les vacances. Mais nos maisons d’enfance doivent fonctionner 24h/24 et 365 jour par an. S’il y a des résistances, il faut dire que ce temps est passé. C’était un autre temps. »
Le président d’Emmaüs Gironde affirme que les équipes actuelles, « dont des anciens qui sont restés », sont « très satisfaits, même s’ils ne prendront pas la parole pour le dire ». S’il rappelle aussi que le président du département lui a demandé de renouer le dialogue social, la tâche s’annonce complexe.
« La deuxième inspection a noté une amélioration très significative, note-t-il. Nous continuons de les améliorer. Je n’ai pas dit que c’était parfait dès le début. C’était compliqué. »
Procédure d’alerte
Les associations rencontrent par ailleurs ce vendredi la conseillère départementale en charge de l’enfance, Emmanuelle Ajon. Visiblement surprise du fossé entre les analyses des associations, syndicats versus direction, elle compte avancer avec prudence :
« Oui, il y a un problème sur le foyer d’accueil. Nous ne sommes pas à la norme qualitative que nous attendons. Nous sommes toujours dans une notion de progrès, c’est évident. Nous mettons à disposition nos inspecteurs enfance. »
Ses services – qui avaient pointé qu’il fallait aménager les lieux, réduire la surpopulations dans les chambres et améliorer la prise en charge éducative –, estimeraient par ailleurs que les problèmes de nourriture et de fenêtres sont réglés. L’élue socialiste ponctue :
« Il y avait une urgence. On y a répondu. Peut-être notre erreur a été d’avoir accepté l’urgence. »
Pascal Lafargue semble aller aussi dans ce sens :
« On a accueilli trop et trop vite – parce qu’on me l’a demandé et pas parce que nous l’avons demandé. »
Françoise Astruc lance l’idée qu’il « faut sortir les jeunes de ce foyer » si rien ne bouge. Emmanuelle Ajon promet de lancer une procédure d’alerte si le besoin est présent, ajoutant qu’un signalement a par ailleurs déjà fait été concernant l’état d’un des jeunes du foyer. Pascal Lafargue indique que l’ouverture très prochaine d’un centre à La Réole permettra de dégager une quinzaine de places. Reste à savoir si cela sera suffisant.
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