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De Marmande à Bordeaux, le circuit de la tomate ne tourne pas rond

Les tomates de Marmande passent par Rungis pour arriver à Bordeaux. Cette affirmation relayée l’an passé par Alain Juppé est loin d’être évidente. Mais elle appuyait la volonté de l’ex maire de Bordeaux et de son homologue marmandais de développer un projet de « relocalisation alimentaire ». Objectif : faciliter la distribution dans la métropole des denrées produites dans le marmandais (tomates, fraises, viande…) en développant les circuits courts et le bio. Un an après, la mairie de Bordeaux dit vouloir « accélérer les coopérations métropolitaines avec les territoires de production » (dont Marmande). Où en est-on ?

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De Marmande à Bordeaux, le circuit de la tomate ne tourne pas rond

« La tomate de Marmande passe par Rungis avant d’arriver dans les étals à Bordeaux ! » En décembre dernier, Alain Juppé voit rouge. En pleine crise des Gilets jaunes, l’auteur de « Je ne mangerai plus de fraises en hiver » est soucieux de montrer que la métropole bordelaise qu’il préside n’oublie pas ses territoires périphériques. L’agglomération bordelaise, qui n’a qu’une semaine d’autosuffisance alimentaire devant elle, a en outre besoin des terres et des agriculteurs du Lot-et-Garonne, qui ont de leur côté tout intérêt à fournir le marché bordelais (voir encadré).

Le toujours maire de Bordeaux s’empare alors de la question des circuits courts et signe en octobre 2018 un protocole de coopération avec Daniel Benquet, son homologue marmandais et Président de Val de Garonne Agglomération. Celui-ci prévoit, entre autres, la création d’un plan inter-territorial de développement de l’agriculture durable et biologique, des dispositifs en faveur de l’installation des jeunes agriculteurs et la mise en place d’une chaîne logistique alimentaire moins absurde.

« Seulement 5% de la production alimentaire du Marmandais va vers Bordeaux, 80% passe par Rungis », déclare ainsi Gaëtan Malange, élu en charge de la coopération territoriale à Val de Garonne Agglomération, à La Tribune, en octobre 2018.

Diagnostic en février

En fait, sans aller jusqu’à dire qu’ils racontent des salades (de tomate), les élus sont peut-être allés un peu vite en besogne. Un an après ces déclarations, Gaëtan Malange, maire de Saint Barthélémy d’Agenais, est plus prudent : la réalité sur les circuits actuels de distribution entre Bordeaux et Marmande est méconnue, et un diagnostic est en cours.

 « Nous sommes dans une phase d’analyse de l’étude menée sur la demande actuelle entre la Métropole et le Marmandais, les quantités, les attentes, les flux logistiques actuels et l’état de la production, explique l’édile lot-et-garonnais. C’est très complexe. En février prochain, l’état des lieux sera présenté et nous passerons à des mesures concrètes. »

Si Gaëtan Malange ne cite plus les chiffres avancés il y a un an, pour lui « certains circuits ne sont pas ce qu’ils devraient être » et sont « l’illustration locale de la mondialisation.

« En France, la distribution alimentaire se centralise effectivement autour de Rungis et des grandes centrales de la distribution » confirme Jacky Bonotaux, chargé d’études au service régional du Ministère de l’Agriculture, auteur de l’étude sur les circuits courts en Aquitaine.

« Ce n’est pas une particularité de la tomate et les flux sont difficilement quantifiables. En général, si les grossistes bordelais se tournent vers Rungis, c’est pour un approvisionnement de complément. En Aquitaine, les circuits courts sont pratiqués par de très petits producteurs, 1 sur 4 selon mon étude, ce chiffre devrait évoluer à la hausse car les grandes enseignes se tournent de plus en plus vers le bio et le local. »

Car attention, circuit court ne veut pas dire circuit de proximité. La définition englobe la vente directe ou bien un seul intermédiaire entre le producteur et le consommateur. Ainsi, un viticulteur peut commercialiser son vin aux Etats-Unis en passant par un site de vente sur Internet : un seul intermédiaire, il est en circuit court ! 

Rungis versus circuits courts 

« C’est faux de dire que les tomates cultivées à Marmande partent à Paris, affirme de son côté Gilles Betrandias, directeur général des Paysans de Rougeline.

Cette coopérative, dont le siège social est à Marmande, regroupe 6 organisations de producteurs, conventionnels en grande majorité, du sud de la France, emploie 2500 personnes, dont 500 pour Valprim à Marmande. Elle « pèse » 75000 tonnes de tomates vendues par an, sur les 524 878 tonnes produites en France lors de la campagne 2019. Et 70% de ses ventes se font en grande distribution, indique Gilles Bertrandias :

En ce qui nous concerne, nous livrons nous-mêmes les entrepôts des principales enseignes de la grande distribution dans la région : l’essentiel de nos produits ne vont donc pas à Rungis. La question pour nous est plutôt : comment donner plus de garantie pour assurer la présence d’un produit de proximité ? »

Affirmant que « 50% des produits vendus sur les MIN sont des importations », Gilles Bertrandias défend le « made in France ». Il estime que l’une des solutions passe par la commande publique dans la restauration collective qui concerne les établissements scolaires, les hôpitaux, les maisons de retraite, les prisons, au moyen de contrats d’approvisionnement locaux avec des producteurs et des distributeurs de proximité.

Tomates de Marmande (Pierre Lavergne/Mairie de Marmande)

Du bio à la cantoche

C’est d’ailleurs ce que préfigure la loi Agriculture et Alimentation (Egalim) pour 2022. Elle incite les collectivités à structurer leur approvisionnement en circuit de proximité, au moyen de projets alimentaires territoriaux (PAT). La loi prévoit également que la restauration collective devra comprendre, en 2022, « 50% de produits bio, sous autres signes de qualité ou locaux, dont 20% de produits issus de l’agriculture biologique ». 

En la matière, la cuisine centrale de Bordeaux-Mérignac ( SIVU) qui prépare 23 500 repas par jour dont 21 000 pour les scolaires, apparaît comme un bon élève de la classe, avec 31% de produits bio en septembre dernier, 29,16% sur l’année. L’établissement public fonctionne sous forme d’appel d’offre dont cahier des charges est établi par Jean-Pierre Teisseire, responsable de la qualité et des achats :

« Sur la tomate, nous avons un contrat avec un producteur bio du Lot-et-Garonne, près de Villeneuve-sur-Lot pour de la tomate Roma. Nous nous engageons avec lui sur un an, renouvelable 4 fois . Nous avons aussi de la tomate conventionnelle, et nous privilégions l’origine Sud-Ouest. Nous avons encore quelques tomates grappes, même l’hiver donc parfois importées, pour le décor de nos assiettes. La loi Egalim ne fixe pas de critères de localisation. Nous, nous allons plus loin en ajoutant des critères de proximité et de fraîcheur dans nos appels d’offre. »

Je ne mangerai plus de tomate en hiver

Mais au delà de la commande publique, la volonté politique peut-elle orienter les productions marmandaises vers la Métropole ? De même, les consommateurs sont-ils prêts à ne pas consommer de tomates toute l’année, surtout l’hiver, ou en décoration d’assiettes ?  Pas si simple…

En Aquitaine, 3 exploitants sur 4 commercialisent leurs productions en circuit long, c’est-à-dire qu’ils vendent à des grossistes, soit à Bordeaux, soit à Rungis ou les deux, qui se chargent ensuite de fournir leurs clients partout en France, selon la loi de l’offre et de la demande: restauration hors domicile, détaillants… ( voir encadré « chiffres clé »). C’est dans les circuits longs que l’on retrouve des logiques qui paraissent incohérentes, que les élus veulent enrayer, avec des flux orientés vers la région parisienne avant de redescendre dans les régions.

Cyril Martin a fait l’expérience de cette drôle de « logique », pour des raisons un peu différentes. Jeune agriculteur marmandais actuellement en conversion bio, il est accueilli dans la couveuse bio de l’agglomération qui lui permet d’apprendre son métier dans un cadre juridique sécurisé, sur des terres mises à sa disposition et avec un accompagnement de professionnels. Il a voulu proposer ses tomates, salades et autres légumes au supermarché du coin. Réponse de la direction, selon lui :

« Non, on ne peut pas vous les prendre parce qu’il faut que ce soit emballé dans du plastique pour être différencié des fruits et légumes conventionnels, afin que les clients ne se servent pas des tomates bio en les pesant comme des tomates non bio beaucoup moins chères… « 

Ce supermarché situé à quelques centaines de mètres de producteurs bio vend donc des produits bio emballés venus d’ailleurs, peut-être importés… 

Une situation à laquelle Gaëtan Malange, élu de Val de Garonne veut remédier, en favorisant le lien entre paysans bio et distributeurs :

« Pour nous, il s’agit d’apporter une réponse commune entre les collectivités et les acteurs privés, et d’accroître l’accès et les débouchés sur la métropole bordelaise aux petits producteurs, notamment bio. Notre agglomération qui a la compétence agricole, gère la couveuse bio et envisage d’acheter des terres pour favoriser l’installation d’agriculteurs bio. »

Bio et local, une goutte d’eau dans les flux alimentaires

Mais il y a encore fort à faire pour développer les circuits de proximité qui représentent une goutte d’eau dans l’océan des flux actuels. En effet,  l’organisation de la distribution alimentaire relève du privé, de la stratégie des entreprises de l’agroalimentaire et des magasins, les producteurs étant libres de commercialiser comme ils l’entendent.

Malgré les obstacles, la volonté politique est bien réelle. Elle s’inspire et accompagne des initiatives déjà existantes comme celle de Loc’Halle Bio.  Depuis 2015, environ 80 producteurs bio de la région ont décidé de s’unir pour structurer leur commercialisation, en créant la Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC), installée au MIN de Bordeaux. Tous implantés dans un rayon de 150 km autour de Bordeaux, ils proposent, en circuit court, une offre maraîchère bio aux commerçants et restaurateurs (y compris la restauration collective) de l’agglomération.

Légumes bio produits à la couveuse agricole bio de Marmande (CB/ Rue89 Bordeaux)

C’est en constatant l’absurdité du système de distribution, y-compris dans le bio, que Marc Faugeron, maraîcher bio dans le Lot-et-Garonne et président de Loc’Halle Bio s’est lancé dans l’aventure : 

« Avant, je vendais mes produits à des grossistes sur Rungis. C’est en voyant mes légumes que j’avais envoyés à Paris, revenir en vente sur l’étal d’un magasin bio de Bordeaux, que j’ai décidé de prendre les choses en main. J’ai d’abord pris mon fourgon tout seul pour livrer moi-même à Bordeaux. Puis est venue l’idée de mutualiser et de créer Loc’Halle Bio. »

Avec 5 salariés, 2,5 Md’€ de chiffre d’affaire, un tonnage en constante augmentation, la coopérative a dépassé le millier de tonnes de marchandises l’année dernière.  L’activité marche bien, même si le bio reste très confidentiel par rapport au total des produits qui transitent par le MIN de Bordeaux, plus de 150 000 tonnes.

Pour le Président de Loc’Halle Bio, le circuit court de proximité est LA solution pour répondre à la demande des consommateurs qui se tournent de plus en plus vers une alimentation durable et locale. C’est aussi une manière de mieux valoriser sa production, avec une rémunération au producteur entre 15 et 25% supérieure à celle pratiquée dans les contrats avec les grossistes. 

Même Carrefour positive

Les producteurs bio ne sont d’ailleurs pas les seuls à organiser des circuits courts, les « conventionnels » s’y mettent aussi, à l’image de Pascal Béteille, à la tête de 115 hectares de fruits et légumes en Lot-et-Garonne. Depuis 2012, avec 6 associés du Lot-et-Garonne, il commercialise en direct fruits, légumes, viande, produits laitiers, dans deux magasins « La compagnie fermière » installés à Gradignan et à Mérignac. Ces magasins de producteurs se multiplient, on en comptait 250 en France en 2015.

Même certains grands patrons de la grande distribution semblent toutefois vouloir changer, à l’image d’Alexandre Bompard, PDG de Carrefour qui indiquait sur RTL en février dernier :  

« Le bio qui vient de l’autre bout du monde, ce n’est pas vers ça qu’il faut que l’on aille. On doit aller vers du bio français. Les priorités, ce sont les circuits courts et les produits locaux. »

Un changement radical de paradigme pour cette enseigne de la grande distribution, quand on sait que plus de 50% des fruits et légumes sont vendus en supermarchés. Les enseignes négocient directement et âprement avec les groupements de producteurs, les coopératives et les grossistes, à travers leurs centrales d’achat et organisent leurs propres réseaux de distribution, en dehors des Marchés d’Intérêt Nationaux (MIN).

L’enjeu de la logistique

Même si les chiffres montrent que les circuits courts restent tout à fait minoritaires (voir encadré), les magasins de producteurs, les AMAP (Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne), La Coop Paysanne, Supercoop, les P’tits cageots, ou encore des sites internet comme La Ruche qui dit oui ne cessent de se développer sur l’agglomération bordelaise, depuis le début des années 2010, en lien avec les aspirations de ses habitants. D’où l’enjeu majeur de la logistique sur le « dernier kilomètre », surtout face aux difficultés d’accès au centre de Bordeaux.

« La question de la logistique est compliquée en effet » estime Mathilde Fisse, responsable du Drive Fermier de la Chambre d’Agriculture de la Gironde, créée en 2012.

« Il y a une massification de l’offre et la question du transport se pose. Au niveau pollution, ce n’est pas intéressant de multiplier les petits trajets et les petites livraisons. Nous avons donc choisi de fonctionner avec une plateforme logistique à Eysines et des navettes vers nos 4 points de retrait ouverts une fois par semaine « .

Face aux problématiques de logistique et de relocalisation alimentaire, le MIN de Bordeaux-Brienne, un temps menacé de disparition par l’arrivée de la LGV et le projet Euratlantique, apparaît finalement comme un outil stratégique, appelé à se développer (voir encadré ci-dessous) :

« Nous souhaitons accompagner le développement des circuits courts, aider à rapprocher les lieux de production des lieux de consommation. Le MIN s’inscrit donc pleinement dans le projet de coopération avec Val de Garonne car des liens très importants existent déjà avec ce bassin de production qui est un des plus proches de Bordeaux.  » confirme Maribel Bernard adjointe au maire de Bordeaux, chargée du commerce, de l’artisanat, des foires et marchés et présidente du MIN Bordeaux-Brienne. 

La coopération entre Bordeaux Métropole et Val de Garonne envisage d’ailleurs la création d’un nouveau hub logistique alimentaire à proximité de l’autoroute A 62, à Samazan (près de Marmande). Une plateforme qui permettrait de mieux structurer l’approvisionnement de la métropole en augmentant le taux de remplissage des navettes entre Marmande et Bordeaux.

De raccourcis en circuits courts, la tomate de Marmande trace sa route vers Bordeaux… 

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