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Où sont les femmes prêtes à être maire de Bordeaux ?

Aucune femme n’a été élue maire de Bordeaux, et cela ne changera sans doute pas en 2020 : à quatre mois des élections, seuls des hommes sont pour l’heure candidats à la succession de Nicolas Florian. Piégées entre charge mentale et machisme municipal, les femmes sont encore les grandes absentes de la campagne. Enquête.

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Où sont les femmes prêtes à être maire de Bordeaux ?

Lorsque l’on évoque la question de la présence des femmes dans les prochaines élections municipales à Bordeaux, la réponse reste souvent en suspens. Si les avis divergent sur la question, le constat reste frappant : aucune femme n’est à ce jour en lice pour la mairie, sur 6 personnalités briguant officiellement le poste de maire de la capitale girondine (Thomas Cazenave, Vincent Feltesse, Nicolas Florian, Pierre Hurmic, Pascal Jarty, Bruno Paluteau).

Alors que Bordeaux a toujours été gérée par des hommes, et marquée par les longs règnes d’Adrien Marquet, Jacques Chaban-Delmas et Alain Juppé, l’histoire parait bégayer. En 2014, il n’y avait qu’une candidate (Fanny Quandalle, de Lutte Ouvrière), et en 2008, aucune. Pourtant, elles sont quelques-unes proches des candidats déclarés (Delphine Jamet avec Pierre Hurmic, Laurence Navailles auprès de Thomas Cazenave…), elles ne sont pas pour autant sur le devant de la scène.

Les six candidats déclarés à la mairie de Bordeaux (montage)

Si la question se pose de façon aiguë à Bordeaux elle ne semble pas être une spécificité locale. Les hommes sont ainsi à la tête des 11 communes les plus peuplées sur les 28 de la métropole bordelaise, et héritent en conséquence des vice-présidences les plus importantes à l’agglo.

Seules 7 des 50 plus grandes villes sont dirigées par des femmes, à Paris, Nantes, Lille, Rennes, Aix-en-Provence, Amiens et Avignon. 16% des maires de France sont des femmes, qui ne dirigent que 7,5% des intercommunalités.

Être femme en politique demande-t-il trop d’investissement par rapport au statut de mère et/ou d’épouse ? Les femmes se sentent-elles moins capables que les hommes ? Ou sont-elles freinées par des personnalités masculines ?

La femme, une « intruse » en politique

D’abord, explique Marion Paoletti, chargée de la mission « Parité égalité diversité » et enseignante chercheuse en sciences politiques de l’université de Bordeaux, le droit de vote des femmes en France arrive tard, bien plus tard que pour les hommes et que dans bien d’autres pays : le 21 avril 1944, par une ordonnance du Comité français de la Libération nationale, signée par Charles de Gaulle.

Mais cela ne se traduit pas pour autant par une accession au pouvoir du genre féminin. Afin de forcer un peu le destin, une nouvelle étape est franchie par le gouvernement Jospin : la réforme du 8 juillet 1999 inscrit le principe de parité dans la Constitution, afin de favoriser « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Cela a notamment contraint les partis, sous peine de pénalités financières, à présenter autant de femmes que d’hommes sur leurs listes.

Pourtant, malgré cette révolution pour l’entrée des femmes en politique, Marion Paoletti note qu’elles demeurent « des intruses ». 

« On a toujours l’impression que les institutions sont neutres, que faire de la politique c’est neutre, que ça n’a rien à voir avec le genre. Mais en fait c’est assez masculin. Les prises de parole sont toujours compliquées pour les femmes, elles sont moins entendues, obtiennent moins l’attention, sont moins prises au sérieux… Les sujets qu’elles portent ne sont pas nécessairement définis comme politiques, et les positions supérieures restent masculines. Aussi, le fait qu’il y ait des femmes en politique n’a pas changé du tout la hiérarchie des postes politiques. »

Les femmes reléguées à des postes « féminisés »

Marion Paoletti soulève ainsi un point fondamental : les femmes politiques sont bien souvent reléguées à des postes dits plus « féminins ».

« Les délégations et les postes sont assez genrés, y compris à la municipalité de Bordeaux. »

Elle prend pour exemple Alexandra Siarri, seconde adjointe chargée de la Ville de demain, et de la cohésion sociale et territoriale. Mais on peut citer Anne Brézillon, adjointe chargée de la vie associative et du bénévolat, Brigitte Collet à la famille et la petite enfance, Emmanuelle Cuny à l’éducation et la restauration collective ou encore Magali Fronzes chargée de la nature en ville et des espaces verts.

« Les femmes élues sont souvent dans des rôles où l’on s’occupe des autres, admet Alexandra Siarri. Mais c’est aussi la reconnaissance que notre sensibilité est indispensable en politique. »

Elle note cependant que l’on reproche souvent aux femmes d’être « trop sensibles ou trop utopistes », ce qui a également le don d’agacer Delphine Jamet, conseillère municipale écologiste :

« Je me demande aussi si ce n’est pas notre responsabilité en tant que femme », s’interroge l’élue.

Elle admet pour ce qui la concerne ne pas être « foncièrement politicienne dans l’âme », tout en appuyant le fait qu’elle ne s’est jamais sentie rabaissée au sein de son parti, EELV.

La question de l’articulation des vies privée, professionnelle et politique, pouvant enrayer des ambitions féminines, revient souvent sur les lèvres des personnalités politiques interrogées.

Mère ou maire ?

Car la société, pour l’heure, renvoie toujours aux femmes l’importance d’être présentes avant tout pour leurs foyers. Ce que déplore Alexandra Siarri qui, comme beaucoup de femmes, est sans cesse tiraillée entre deux mondes.

« Ça m’arrive souvent de me dire que je consacre tout mon temps pour la vie de la cité, mais j’ai trois enfants ! On se demande parfois si on a fait le bon choix. »

Ce dilemme aurait également – dans une certaine mesure – poussé Virginie Calmels à rejoindre sa famille à Paris, elle qui fut première adjointe d’Alain Juppé chargée de l’économie, de l’emploi et de la croissance durable.

Sur le papier, tout portait à croire qu’elle pouvait succéder à l’emblématique maire. C’est lui qui, en 2014, embarque l’ex chef d’entreprise dans l’aventure municipale, puis la désigne comme dauphine potentielle en cas d’investiture pour la présidentielle.

Elle a occupé le fauteuil de Juppé

En 2018, elle est même la première femme à présider un conseil municipal de Bordeaux, lors d’une absence du maire pour raisons médicales. La socialiste Michèle Delaunay salue alors ce « moment historique », voulant y voir « un signe positif pour l’avenir ».

Virginie Calmels enfin dans le fauteuil d’Alain Juppé (DR)

Raté, caramba : en février 2019, Virginie Calmels quitte subitement l’hôtel de ville, en même temps qu’Alain Juppé. Plus droitière que son mentor, plus tentée par une carrière nationale que par son ancrage local, elle lance en janvier 2017 son parti DroiteLib pour soutenir François Fillon, avant de rallier Laurent Wauquiez comme N°2 des Républicains.

Cet éloignement politique de l’ « identité heureuse » prônée par Alain Juppé et les critiques du président de LR contre la gestion de Bordeaux rendaient intenable la position de la première adjointe. Qualifiée de « Loana de la politique » par Henri Guaino, l’ex plume souverainiste de Nicolas Sarkozy, Virginie Calmels est aussi dans le collimateur de Ludovic Martinez, le directeur de cabinet du maire. Elle dérangeait aussi beaucoup d’ambitions masculines à la métropole, après avoir dénoncé « la misogynie » d’Alain Rousset pendant la campagne des régionales, et finit par retourner dans le privé. 

Plafond de verre

Un coup d’arrêt pour l’investissement des femmes en politique ? Vincent Feltesse est optimiste. L’ancien président de la communauté urbaine de Bordeaux explique venir d’un secteur géographique où il n’y a « que des femmes » : Eysines, Bruges, Parempuyre, Le Haillan, le Taillan-Médoc… Il a lui-même laissé son siège de maire de Blanquefort à sa première adjointe, Véronique Ferreira.

Estimant donc qu’il n’y a pas de « fatalité », il avoue tout de même que la femme est souvent contrainte de faire des choix professionnels plus volontiers que les hommes. Et doit composer avec ces derniers…

A Bordeaux, le candidat sans étiquette estime que « l’équipe municipale en place fait régresser la cause des femmes » : suite au départ d’Alain Juppé, un premier adjoint (Fabien Robert) a remplacé Virginie Calmels, qui a aussi cédé à Nicolas Florian la vice-présidence de la métropole à l’attractivité économique.

On peut aussi dresser ce constat dans l’administration de la métropole (directions générale des services, des transports, de l’urbanisme, etc.) et même dans la quasi totalité des organismes publics locaux (Bordeaux Métropole Aménagement…) : tous les postes clés sont tenus par des hommes, empêchant l’émergence de talents féminins chez les élus. 

« On voit bien qu’il y a un nouveau plafond de verre sur les exécutifs, estime Vincent Feltesse. Si je suis élu, ma première adjointe sera une femme, parce que j’estime que je suis entouré de gens compétents – et les deux-tiers de mes collaborateurs sont des collaboratrices. »

« Plein de testostérone »

Vice-présidente du département de la Gironde pour la protection de l’enfance et conseillère municipale PS, Emmanuelle Ajon se souvient quant à elle avec amertume avoir été « éjectée par Vincent Feltesse » en 2012.

« J’étais la suppléante de Michèle Delaunay, députée depuis 2007. Quand François Hollande l’a nommé secrétaire d’État, juste avant le premier tour des élections législatives, Vincent Feltesse s’est fait nommer à ma place comme suppléant, ce qui permettait de devenir député. Je ne suis pas sûre que si j’avais été un homme il aurait fait la même chose. »

Emmanuelle Ajon, vice-présidente au département de la Gironde en charge de l’aide à l’enfance (XR/Rue89Bordeaux)

Proche de Michèle Delaunay, qui la pousse sur le devant de la scène pour les municipales, Emmanuelle Ajon décrit l’univers politique en des termes peu amènes :

« La première difficulté, est l’articulation vie privé/professionnelle/politique, avec une charge mentale très lourde quand on fait de la politique. Il faut avoir un sens de l’intérêt général vissé au corps pour résister. Je continue à m’occuper des enfants, de ma maison, pendant longtemps j’avais aussi encore mon job… Je crois que les hommes sont un peu moins sur ce schéma là. Et puis c’est un milieu plein de testostérone, où on se fait des sales coups, c’est très vicieux. Beaucoup de femmes abandonnent en se disant que le jeu n’en vaut pas la chandelle. »

En cas d’échec des négociations entre Parti socialiste et écologistes, Emmanuelle Ajon pourrait être la première femme à se lancer pour 2020. Si une telle alliance de la gauche voit le jour à Bordeaux, elle fera campagne derrière Pierre Hurmic, sans états d’âme :

« Pierre Hurmic a été souvent derrière beaucoup de monde et c’est aujourd’hui sans doute son dernier coup, la dernière étape de sa carrière. De plus, c’est lui qui porte l’écologie depuis très longtemps sur Bordeaux, c’était logique. Il n’était pas en compétition avec une femme, il n’a pas pris la place d’une femme, il n’y a pas eu d’hésitation. »

Delphine Jamet, qui seconde le candidat Vert dans la campagne, dit d’ailleurs ne pas vouloir de ce fauteuil de maire de Bordeaux. Mais Bordeaux pourrait-elle imaginer une femme prendre les rênes de son royaume ?

Le changement, c’est maintenant ?

Pour Alexandra Siarri, il y aura un jour une femme maire de Bordeaux, « c’est inévitable ». « Le fait même que la question se pose montre que les gens commencent à être sensibilisés, et tôt ou tard la société l’imposera. »

« J’ai vu l’évolution en quelques années, de ce qui était une simple obligation de la loi avec la parité, à un véritable engagement, estime le maire de Bordeaux Nicolas Florian. Je reçois beaucoup de candidats et le nombre de femmes est supérieur aux hommes. Je sens que ça progresse, et ce n’est pas fini. Le tout c’est qu’elles trouvent toutes leur place, avec des postes à responsabilités. Je vais renouveler ma liste, et les femmes qui seront avec moi ne seront pas cantonnées à des missions subalternes. »

Référent de la République en marche en Gironde, Aziz Skalli constate pour sa part que seulement 30% de femmes postulent pour être têtes de listes. Pour le moment, sur les 11 candidats LREM investis sur la métropole, il y a ainsi 7 hommes et 4 femmes (Emmanuelle Plougoulm à Blanquefort, Nadine Jimenez à Eysines, Véronique Planton à Ambarès-et-Lagrave, Sophie Marvaud à Floirac). 

« On essaie quand même d’avoir de la parité et pas pour faire de la décoration : on fait confiance aux femmes pour aller gagner des villes de taille notables » développe Aziz Skalli.

Et Bordeaux dans tout ça ? « On ne s’est pas dit qu’on allait chercher une femme, car l’évidence était Thomas Cazenave. Mais effectivement, sur la photo de départ, il n’y a que des hommes. »

Pour Alexandra Siarri, cela souligne « une véritable ambiguïté de notre société qui bouge beaucoup, s’exprime beaucoup, est consciente de son pouvoir de masse… et finit par se ranger derrière des organisations qui ne lui permettent pas d’évoluer. Un peu comme une adolescente en pleine maturité ».

Belle endormie, tes citoyennes vont bientôt s’éveiller.

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