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« Dans le mur » par Hervé Le Corre

Suite à un échange informel avec Hervé Le Corre sur l’absurdité de la situation actuelle, l’auteur de Dans l’ombre du brasier nous a adressé ce texte coup de poing et rageur pour comprendre « comment on en est arrivé là ».

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« Dans le mur » par Hervé Le Corre

Dans les rues de ta ville déserte, tu ne sais plus où tu es, ni dans quelle époque tu viens de basculer. Tu n’as jamais vu ça. Ce vide. Cette extinction de toute activité. Au cinéma, parfois, dans un film post-apocalyptique. Ou tu l’as lu dans des romans du même genre, saisissants, terrifiants. Tu songes à Station Eleven, d’Emily Saint-John Mandel, (Rivages) roman magistral et magnifique décrivant l’effondrement de la société industrielle et la décimation de l’espèce humaine suite à une pandémie, où une bande de survivants, comédiens, musiciens, saltimbanques, continuent d’errer sur les routes, essayant de faire vivre, encore, leur art. Tu penses à Je suis une légende, le roman de Richard Matheson, aux films médiocres qui en ont été tirés mais dont quelques images persistent dans ton esprit : le vide, l’abandon, le danger. 

Elles sont nombreuses les œuvres de fiction qui essayaient de dire la survenue de l’enfer, le vrai, celui de l’humanité sacrifiée, de la civilisation détruite, et qui résonnent étrangement, douloureusement en ton esprit. 

Bien sûr, tu sais bien que nous n’en sommes pas rendus à ces extrémités-là. Bien sûr, pour l’instant, la fiction dépasse la réalité. Disons que nous en sommes au chapitre du « Tout commença le jour où… », et que la suite de l’histoire n’est pas écrite.

Dans la ville déserte, le silence te serre le cœur et bourdonne de ces échos terribles que tu voulais croire contenus, figés, comme sous cloche, par les œuvres de fiction. 

Et tu te demandes, dans ce qui désormais constitue ton réel, notre réalité, ce monde qui est bien le nôtre, comment on en est arrivé là.  

Depuis des années, des décennies, des voix se sont élevées pour expliquer, crier, preuves à l’appui, que nous allions dans le mur. Et dans le mur, nous y sommes. Le creusement accéléré des injustices sociales de tous ordres, l’enrichissement exponentiel des plus riches, la déconnexion affolante entre les flux financiers et l’économie réelle, la boulimie de consommation (marchandises, sources d’énergie fossiles), la division internationale du travail au prix d’un chômage massif par la désindustrialisation pendant qu’en Asie devenue « l’usine du monde » des masses d’esclaves salariés (si peu, si mal) produisaient continûment l’essentiel aussi bien que le superflu, nécessitant des moyens de transport délirants en termes de pollution, tous les mécanismes de cette machine folle lancée à fond et détruisant tout alertaient depuis longtemps. Sans oublier les gouffres où continuait de régner une misère sans fond, un dénuement total livrant aux multinationales une main-d’œuvre à bas-prix tenue par la survie. 

Depuis des années, jusqu’à ces derniers temps où l’on s’aperçut que le péril environnemental menaçait à court-terme les équilibres bancals de ce monde fou, et l’humanité tout entière. 

Jusqu’à ces derniers temps où les constats des cassandres méprisées furent enfin partagés sans que rien, en dépit des déclarations ronflantes d’après sommets internationaux, des serments solennels à l’issue des COP successives, sans que rien ne soit fait. Parce que ces constats étaient vidés de leur puissance critique et des perspectives politiques et sociales nécessaires par la non-dénonciation du coupable principal, à savoir le capitalisme, son mode de production et d’exploitation de la force de travail et des ressources naturelles. À ce propos, on n’oublie pas que ce qui s’est appelé le socialisme réel, cet avatar stalinien de ce qui fut un projet émancipateur, adopta les mêmes modes de production et d’exploitation. Qu’on sache, la mer d’Aral n’a pas été asséchée par les Américains…

Et voilà que d’une certaine manière, le capitalisme et son idéologie néo-libérale à laquelle toute alternative était rejetée, vilipendée, ridiculisée, connaissent en ce moment un crash-test effrayant. Effrayant ne serait-ce que parce que nous sommes tous à bord du bolide et qu’on risque de morfler tous.

Et voilà que notre président, ce petit marquis arrogant, se met à douter, dans son récent discours, des fondements mêmes de la politique que ses semblables et lui, partout, mettent en œuvre avec un entêtement barbare. Le voilà qui estime que certaines activités doivent échapper aux lois du marché. Tous ces secteurs, toutes ces activités, ces services qui n’étaient que des coûts à réduire impitoyablement (ce « pognon de dingue » dépensé sans compter) ont désormais un prix inestimable. À l’entendre, le voilà tout prêt à changer complètement de cap quand la crise sera passée.

 Ah bon ? Il existerait un autre cap ? On lui a offert une autre boussole ?

Dans cette jupitérienne foulée, le bal des faux-culs s’adonne sans vergogne à la polka lourdingue : il n’est pas de compliment trop appuyé aux soignants des hôpitaux, assimilés à des poilus dans les tranchées, quand depuis des années (au moins depuis 2007) ils se battent contre la destruction de l’hôpital public, cependant que masques et matériels de base manquent et les mettent en danger mortel. Il n’est rien de plus précieux que les services publics, encensés désormais par les néo-libéraux du petit monde politico-médiatique qui, il y a encore quelques semaines, s’appliquaient à les démanteler et les moquer, dénonçant l’incurie coûteuse des fonctionnaires. Jusqu’aux enseignants dont on s’aperçoit déjà qu’ils n’assurent pas qu’une garderie bien pratique mais exercent un vrai métier technique mêlant la transmission du savoir et l’indispensable empathie du contact humain. 

Entendez-les, tous, masqués de cette indécence qui les protège, croient-ils, de la honte d’avoir tant fait pour qu’aujourd’hui nous soyons tellement désarmés face à la pandémie.

Entendez-les promettre de jeter par-dessus les moulins les règles de fer qu’impose l’Europe aux déficits budgétaires, après que les pires menaces eussent été brandies face à tout manquement. 

Entendez-les trouver les dizaines de milliards introuvables jusque-là pour financer la puissance publique et abonder les budgets sociaux.   

Entendez-les bavasser leurs improvisations brouillonnes, criminelles sans doute, dans la lutte contre la pandémie, entre bêtise aveuglée par des années de libéralisme buté et incompétence de commis boursiers grimés en femmes et hommes d’Etat. 

Alors oui, l’effroi, qui nous saisit tous. Mais la rage, aussi, car la colère était grande ces derniers mois en France et ailleurs. Puissent tous les aimables citoyens applaudissant à leurs balcons les hospitaliers dans la tourmente (se) manifester quand viendra l’heure des comptes à rendre et des indispensables ruptures qu’il faudra assumer pour tâcher de sauver notre monde. 


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